La Turque : $b roman parisien
VI
C’était son dimanche de sortie.
D’habitude, elle restait dans sa chambre, elle dormait toute la journée. Aujourd’hui, à huit heures, elle était prête, elle avait mis du beau linge blanc, passé un ruban bleu ciel autour de son cou ; et elle ne tenait plus en place… Comme, afin de n’être pas en retard, elle s’était levée tôt, elle était très en avance. Ils avaient rendez-vous à neuf heures : ce n’était pas la peine de déjà descendre pour attendre sur la place. Elle aurait voulu s’occuper, ranger, pour tuer le temps, mais elle était trop énervée, elle aurait cassé tout ce qu’elle eût pris dans ses mains ; elle s’assit. Elle était là, dans sa toute petite chambre, sur une chaise au pied de son lit, regardant un bout de ciel bleu qui passait par la tabatière. Elle était là, en chapeau, en gants de fil blanc, comme une petite fille bien sage que sa mère a habillée le dimanche pour aller à la messe, et qui attend l’heure, rangée dans un coin de la salle à manger, et ne bougeant pas du tout, de peur de se salir.
Elle pensait qu’il allait faire très beau. Quand elle s’était levée, elle avait vu, étendue sur les toits, une brume blanche qui se dissipait peu à peu, paresseusement. Il est des matins pareils à ces femmes qui ne se décident que lentement à découvrir leur corps magnifique.
Sophie entendait les cris des moineaux qui jouaient sur les toits, et toutes les voix fraîches de la journée nouvelle montant de la rue. Elle ne s’était jamais sentie ainsi. Son cœur était gonflé de petits sanglots, elle avait une âme attendrie et neuve, elle souriait. Elle sentait venir pour elle un grand bonheur. Avant de descendre, elle se regarda dans la glace, et elle eut envie de s’embrasser.
Scholch l’attendait. Il lui prit la main, il la regarda, et devint pâle. Il aurait voulu parler, il ne pouvait ; il eut un soupir profond qui parut à Sophie plus doux qu’aucune parole.
Maintenant ils marchaient à côté l’un de l’autre, sagement, d’un pas égal, et sans regarder autour d’eux… Tout le dimanche les croisait : des dames en noir avec des chapeaux à brides et un livre de messe à la main, des petits garçons vêtus en marins, des petites filles en rose, des Messieurs rasés de frais dans des redingotes boutonnées. Mais tous les deux ne voyaient rien ; ils allaient, innocents, au milieu du monde, et la main du Seigneur était sur eux.
Quand ils furent arrivés au cours Saint-André, dans la large et superbe avenue d’où l’on découvre un si beau paysage, Sophie se mit à rire. Elle avait des chansons plein les veines, elle eût voulu danser, sauter, en marchant elle se levait sur ses pieds et se dandinait, et elle balançait ses mains, comme une pensionnaire contente.
Ils s’arrêtèrent pour regarder le soleil sur la montagne ; un éblouissement de lumière glorifiait l’espace, c’était un triomphe, une allégresse énorme, un chant radieux de renaissance qui montait de la terre jusqu’au ciel, et tout semblait paré d’une éternelle jeunesse. Ils contemplaient, aspirant ce bonheur, sentant glisser dans leur sang un peu de cette lumière… Tout près, on voyait le vert tendre et nouveau des arbres, et la rosée de l’herbe.
Ils prirent un sentier qui menait au bord de l’eau ; Scholch, à cause de la main de Sophie sur son bras, frissonnait. Elle poussa des cris de joie, tout à coup, parce qu’un gros insecte précautionneux faisait d’un air pressé le tour d’un petit arbre. Puis elle partit en courant : « M’attrapera pas, m’attrapera pas ! » Scholch l’avait rejointe, il la tenait, et il n’osait pas l’embrasser. Alors elle dit. « Je ne veux pas que vous m’embrassiez ! » Il l’embrassa donc, mais gentiment, sur la joue, bien que déjà elle eût fermé les yeux, frémissante.
Ils avançaient maintenant dans le sentier, enlacés, parmi les louanges des fleurs et des oiseaux. Enivrée, respirant le ciel, elle laissait sa tête aller sur l’épaule de son ami, et marchait comme dans un rêve.
Des parfums flottaient dans l’air pur, mêlés à une légère odeur qui montait du corsage et des cheveux de Sophie, odeur de blonde, odeur de chair claire et douce. Il la regardait : elle était rose, les yeux alanguis, la bouche entr’ouverte, et ses lèvres étaient délicates comme des pétales. De sentir si près de lui, si à lui, toute cette petite vie ardente et fragile, il fut alors pris d’une angoisse et d’un attendrissement délicieux. Il eût voulu l’absorber, l’entrer en lui-même, vivre toutes ses sensations, tous ses gestes, toutes ses faiblesses. Il était amoureux d’une veine qu’il voyait sur son poignet, entre son gant et sa manche, de l’ambre de son cou, de la cernure de ses yeux, d’un pli qu’elle avait au front, du bruit que faisait sa jupe ; il l’adorait.
Comme ils s’étaient assis, il murmura, toute son âme murmura : « Je t’aime ! » et elle crut qu’elle mourait de bonheur.