La Turque : $b roman parisien
III
Le surnom lui resta. Maintenant c’était « la Turque ».
Un surnom, qu’est-ce que c’est ? — Peu de chose : un jeu de mots, le souvenir d’un instant remarqué… Mais c’est aussi des amis, c’est du monde qui vous connaît ; on a un surnom, c’est qu’on n’est plus seul et perdu dans la foule, on a fait attention à vous ; on a un surnom, donc son petit cercle : on peut causer. Dite « la Turque », Sophie Mittelette ne s’ennuya plus, elle avait désormais une existence complète : un homme, ses amis et leurs femmes. Elle ne fut plus triste, elle n’avait plus à ne penser qu’à soi.
Seulement, ne plus s’appeler Sophie, mais la Turque, c’est entrer dans une nouvelle peau. Fifi devint la Turque. Elle eut de nouvelles idées, de nouveaux sentiments… Dès qu’on fait partie d’une société, celle-ci fait partie de vous : bientôt la Turque vit le monde à la façon de l’Escalope et de Totote… Sophie était restée étrangère à son métier, elle était là-dedans par hasard, et toujours comme provisoirement. La Turque ne connut plus vraiment que le trottoir, on eût dit qu’elle y était née.
Oui, son ancien être avait disparu. Elle avait tout oublié… Il y a en nous des terrains mouvants, où ce que nous fûmes peut s’enfouir incroyablement… La Turque fut une fille comme les autres, une fille qui pense à son homme et qui travaille pour le nourrir. Elle ne comprit plus l’amour que physique ; un mâle qui vous domine et vous soumet. La vie c’était turbiner, boire, manger, être caressée par l’Escalope, et dormir. Avec cela, quelquefois, une romance… De temps en temps, on faisait des gueuletons avec Patagon qui s’y connaissait en nourriture. Y avait du veau, y avait du lapin, y avait de l’oie. Ah ! y en avait du manger !
… D’abord les manières de l’Escalope n’avaient pas beaucoup plu à Sophie. Elle n’était pas habituée aux hommes qui ne travaillent pas. Et puis il prenait tout ce qu’elle gagnait, elle avait déjà bien assez de mal à arriver quand elle était toute seule… Peu à peu, elle avait compris. Elle avait compris que c’est un luxe pour une femme d’avoir un homme à soi toute seule. Et puis, si elle faisait vivre l’Escalope, est-ce que, en échange, il ne lui donnait pas une existence agréable : société, amies, considération ?… C’est agréable d’être avec un homme comme ça, on peut être fière. Elle l’aurait quitté, il n’avait qu’à choisir : toutes, elles en demandaient, c’était même heureux qu’il n’était pas coureur… Et il n’y aurait pas eu de femme, il faisait son métier de camelot où il réussissait si bien… Ah ! il n’aurait pas été embarrassé !…
Et maintenant la Turque trouvait bien naturel de travailler pour un homme. Quand elle n’avait pas eu de chance, quand elle n’avait rien fait, elle revenait, la tête basse, ralentissant son pas, plus le garni approchait. Et pas tant parce que l’Escalope allait lui fiche un marron, non ! mais elle était honteuse, elle sentait qu’elle n’était pas une bonne femme, elle se disait qu’elle n’était pas digne de lui.
Oh ! des marrons, il ne lui en colla pas souvent ! Il n’avait pas besoin, Sophie le respectait sans ça. Et il savait bien qu’elle faisait tout ce qu’elle pouvait, on n’avait pas à l’encourager.
Aussi il l’aimait bien. Et on avait des bons moments, des soirs — des moments qui vous paient de bien des choses — quand, tous les deux dans la carrée, il était content et qu’il faisait le gentil. Alors il était joli, complaisant et lâche. Elle le regardait, il avait l’air d’une fille. Il était tout petit, il pouvait aller partout. O mon petit homme !… Ah ! comme elle désirait sa caresse !… C’était bon aussi quand la veille il avait un peu bu. Sans forces, les membres las, les yeux fermés, il était dans une délicieuse torpeur. Sophie l’embrassait doucement, et il se laissait faire sans remuer, poussant seulement de temps en temps de petites plaintes. Alors elle songeait avec orgueil qu’elle tenait dans ses bras le fier l’Escalope, et que celui-là que respectaient Pied-Mou, Anatole et Tom-Pouce, était avec elle comme un petit enfant.
Le samedi, on allait danser au Moulin de la Galette. C’est bath ! Au milieu de la salle, on voit un grand palmier avec, dedans, des lampes électriques de toutes les couleurs, comme des fleurs. L’orchestre, là-haut, dans une corbeille, fait énormément de pétard : on dirait la foire. Il y a du monde bien, souvent des femmes du quartier Monceau et de la Porte-Maillot qui viennent avec des types en habit. Tout autour de la salle, court un treillage vert, comme à la campagne. C’est frais. Dans la presse, des petites femmes passent, en suçant des sucres d’orge, d’autres fument des cigarettes et boivent des bocks avec les hommes. On a chaud. V’là des sous-offs et des couturières, des employés, des modèles, des rapins. A la bonne franquette. On fait pas de manières. On s’amuse, on rit, on crie.
Il y en a tant qui raffolent de la danse, elles valsent là comme des perdues. Chaque fois, on rencontrait la petite Bertha, une du boulevard, si jeune, si folle, qui n’était jamais deux jours de suite au même endroit, mais qu’on retrouvait toujours, par exemple, à la Galette. — « Bonjour, la Turque ! » et la mômiche éclatait de rire. Puis elle se mettait à courir pour bousculer le monde. Sophie l’aimait bien. Quelle gosserie ! Il y avait longtemps qu’elle n’était plus comme ça, elle ! On prenait quelque chose avec Bertha, quand on pouvait la saisir.
Ah ! c’était la vraie môme de Montmartre, Bertha ! Ça avait poussé dans une grande bâtisse, pleine de logements, sur la butte ; l’été, les fenêtres grandes ouvertes, la cour n’est que chansons, bruits de machines à coudre, conversations d’un étage à l’autre. — Le père était serrurier, la mère faisait des ménages. On l’avait mise à la crèche ; elles se promenaient, d’autres toutes petites et elle, en file, l’une derrière l’autre, dans un jardin étroit, en chantant en mesure des chansons enfantines. Une dame habillée en bleu les gardait. Après, elle avait été à l’école ; elle gaminait un peu dans la rue, sa mère n’avait pas beaucoup le temps de s’occuper d’elle…
Vers dix ans, elle avait commencé à remarquer des choses. Son père rentrait saoul tous les samedis, et c’était la mère qui trinquait. Il tapait comme un sourd sans rien dire. Vlan ! une tarte ! Vlan ! Vlan ! Vlan ! Et la mère sanglotait doucement. Tata se renfonçait dans son lit, terrifiée, le cœur battant. Là-dessus, ils se couchaient, et c’était des ronflements. Il n’était pas méchant à jeun. Mais pourquoi que sa mère n’en voulait pas à son père de la battre ?… Eh ben ! c’est qu’ils s’embrassaient la nuit !
Bertha s’amusait dans les terrains avec des petits du quartier. On jouait à cache-cache. Un jour, elle était cachée avec le petit Polyte, de la rue Tholozé. « Dis donc, Tata, dit Polyte, connais-tu la différence entre les garçons et les filles ? — Non, dit Tata. — Ah ! t’es rien bête ! » Alors il lui montra « le sien », puis il lui dit : « Montre-moi « le tien. »
Il y eut un immense secret entre elle et Polyte. Elle n’en dormait pas. Elle était impatiente de le revoir. Ils allaient tous les deux dans des coins où il n’y avait personne, et ils s’embrassaient.
Quand Bertha eut treize ans, elle fut arpète chez une modiste de la rue Auber. Elle trottait dans Paris, en jupe courte, son carton à la main ; elle avait toujours un vieux au derrière ; elle n’y faisait pas attention. Mais un jour, elle était en retard, elle accepta de monter dans un fiacre avec un bonhomme comme ça, qui la suivait. Eh bien ! rien que pour s’être laissé chatouiller un peu, il lui colla dix francs ! Alors elle ne pensa plus qu’elle serait modiste… Dans sa maison, il y avait une femme qui ne travaillait pas, ses persiennes restaient fermées jusqu’à midi ; elle descendait en savates et en peignoir pour aller déjeuner. Un jour, elle donna une pièce de dix sous à Tata, pour rien, comme ça… « Ah ! l’argent ne lui coûte pas cher à celle-là ! » dit la mère de Bertha. Tata comprit : on montre aux hommes sa différence, et ils vous paient. C’est pas malin et pas fatigant. Vrai ! il faut être bien tourte pour travailler, quand on peut avoir si facilement de la toilette et des plaisirs !…
« Tu viens, Fifi ? » L’orchestre avait entamé la mattchiche. L’Escalope serrait contre lui la Turque, et lentement, et lascivement, glissait le pas de la danse, en chantonnant à l’oreille de sa femme avec la musique : « C’est la danse nouvelle, Made-moi-selle… » Il dansait bien l’Escalope ! Et on était forcé de le reconnaître, avec son complet noir et son chapeau melon, c’était un des mieux du bal… Après la danse, il s’éventait de la main en se dandinant, tout rose, et il regardait Sophie. Les femmes lui envoyait des coups d’œil en passant, mais il ne les voyait seulement pas. Sophie était contente.
On se rasseyait, et l’Escalope, pour la faire rire, lui improvisait pour elle toute seule des boniments éblouissants.
Mais voilà Totote et Pied-Mou qui arrivaient… « A c’t’heure-ci ! »… Ah ! Pied-Mou racontait : « Je me suis chiqué dans le Métro… On s’a foutu des coups de poings… » Et il établissait sa masse carrée, guerrière, devant un café crème, en face de sa gonzesse, la Totote, qui le regardait avec amitié… Tiens, justement, à côté : un artilleur qu’on connaissait : — Eh ! Gustave ! ça va ? j’ai vu des copains à toi, du 8e… Eh ben, là-bas, à Épinal, t’as pas trop ramassé ?
— Non, j’ai pas de salle, tout de la consigne…
— Dis donc, c’est un peu mieux que le bal Florent, ici ; seulement là-bas vous rigolez peut-être plus ?
— Là-bas ! On peut rien faire, c’est plein de sous-offs. Et là-bas, tout pour les sous-offs, et encore plus pour les rengagés…
Le flot des couples enlacés roulait devant les tables. L’Escalope les chinait, tranquillement, en fumant. — « Ah ! c’te grande jument ! Dis, Pied-Mou, si elle tend les fesses ? — Et le mec ! répondait Pied-Mou. Ah ! j’t’en prie, fais pas des yeux comme ça ! Pire que Delcassé, alors ! — Et ces deux-là ! Tu parles si on s’aime ! Ah ! mon ange !… — Oh ! mais v’là du grand monde. Regarde-moi ça, Gustave, c’qu’ils sont bien mis !… on dirait des députés. — Tiens ! Georgette qui s’est expliquée avec son homme : elle a un placard sur l’œil… »
On se levait. On en suait une aussi. Et puis on faisait le tour de la salle. On entendait des bouts de phrase, en passant à côté des uns et des autres : — Il me dit comme ça : Mademoiselle… — … Ah ! pardon ! je l’appelle salaud, comme si je le connaissais… — … Il m’a plaquée, je m’en fiche, y a pas que lui sur la terre… Et puis… j’cause pus aux hommes !…
Bertha criait à un monsieur âgé en chapeau haut de forme : « Bonjour, vieux satyre ! t’en as du fiel ! » Et elle filait. Elle était à rigoler avec des étudiants.
Là-dessus — il était minuit — « on met les voiles, les amis ? » disait l’Escalope, et on sortait du bal. On redescendait par la rue Lepic, bras dessus, bras dessous, en chantant en chœur. On s’arrêtait un peu au bar de la rue Lepic, et on rentrait se coucher, chacun avec sa petite femme.
… Ainsi passèrent le joli mois de mai et le beau mois de juin. Le travail marchait tout seul, maintenant, si bien que Sophie ne descendait plus que l’après-midi, jamais le soir. Et par ce beau temps, avec la certitude de trouver tout de suite quelqu’un, c’était presqu’un plaisir de faire le boulevard. Il y avait foule, beaucoup d’étrangers. On n’avait qu’à se montrer pour être choisie. Tous les jours, Sophie remontait avec trente-cinq, quarante, vingt francs. Pas souvent vingt. Totote aussi tenait une bonne série. Les hommes étaient contents. L’aisance et le bonheur régnaient dans les foyers. Dans ces moments-là, on trouve qu’il vaut mieux avoir une petite femme qu’une maison de banque : on a moins de responsabilités.
Les dimanches d’été, on allait au bal de l’Artilleur, à la Jatte. Là, c’est famille. Dans toute l’île, des gosses montent et redescendent les talus en courant, les balançoires volent dans les arbres, des jeunes filles courent, rouges et excitées, dans une odeur de crêpes et de frites. Un chien mouillé aboie sur la berge, tandis que, dans une barque qui suit le fil de la rivière, une femme, avec des jeunes gens, rit aux éclats, parce qu’elle essaie de ramer. On entend la cliquette d’un marchand de plaisir.
A l’Artilleur, c’est deux sous la danse. On s’en donnait tant qu’on pouvait. Et on revenait le soir, après avoir dîné au bord de l’eau…
Au mois d’août, le boulevard était vide. Il n’y avait plus rien à faire à Paris. L’Escalope et la Turque partirent aux bains de mer. Ils s’installèrent au Tréport. Sophie se rappelait ce que lui avait dit P’tit-Jy : c’est vrai que la mer, ce n’était pas beau… L’Escalope, qui n’avait pas de copains, ne savait pas quoi faire, pendant que sa femme travaillait. D’abord il dormit toute la journée. Et puis ça l’embêta. Alors il se remit à faire un peu le camelot. Cela rendait bien, surtout le dimanche, avec les trains de plaisir…
On revint à Paris vers le milieu de septembre. Mais maintenant la Turque et l’Escalope s’entendaient moins bien. D’abord, il y avait cinq mois déjà qu’on était ensemble. Et puis, l’Escalope avait peut-être eu tort de travailler, au bord de la mer. A présent, Sophie trouvait qu’il pouvait bien gagner aussi ; elle ne voulait plus le nourrir à rien faire. Il avait perdu de son prestige ; elle, au contraire, elle avait pris de l’assurance. Ce qui fait que, maintenant, il ne l’avait plus à la bonne tous les jours. Des fois, il fichait des gifles à Fifi. A présent, elle ne lui remettait plus tout son pèze, elle planquait. Il s’en aperçut, il devint sévère ; elle eut des marques… Et puis maintenant, il regardait les femmes ; ça énervait Sophie, aussi.
Un jour, l’Escalope était descendu au boulevard ; il ne remonta pas. L’agent l’avait fait. Ce n’était rien, sauf pour son orgueil… Seulement, il arriva qu’on lui ressortit une vieille histoire, je ne sais pas quoi, un coup, il y avait dix-huit mois, à Neuilly. Avec ce M. Bertillon, c’est jamais fini ! Paraît qu’on recherchait l’Escalope pour ça. Fallait qu’on lui en veuille !… Enfin, il en prit pour trois ans.
Cela attrista un peu la Turque. Trois ans ! Pauvre l’Escalope ! Il n’était pas méchant gars, au fond… Mais tout de même, elle en avait plein le dos d’un homme. P’tit-Jy avait raison. Elle poussa un soupir de soulagement… Et aux propositions :
« Non, messieurs, je vais vivre seule », répondit-elle.
Ils faisaient :
« A ton aise, Thérèse ! »