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La Turque : $b roman parisien

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V

Sophie eut chez Mme Giberton une jolie chambre ; pas si jolie que celle de P’tit-Jy, pas si grande, on n’y voyait ni chaise longue, ni armoire à glace, mais il y avait un beau tapis, des rideaux épais à la fenêtre, un lit de milieu, et, à la place de la gravure qui représentait chez P’tit-Jy le malheureux Mazeppa, on trouvait chez Fifi un tableau en tapisserie, figurant un bouquet de roses, avec, en exergue, cette inscription, tracée d’une laine appliquée et naïve :

Offert à la plus tendre des mères.
Elisa Iridon,
âgée de onze ans.

Jamais Sophie n’avait été si bien logée. Elle se rappelait son triste trou de Grenoble, puis le sale cabinet qu’elle avait habité jusqu’ici à Paris, et son cœur se fondait de reconnaissance pour P’tit-Jy.

Elle passa une heure à admirer le dessin compliqué de son tapis, et le motif en cuivre de la pendule posée sur la cheminée et qui représentait Mars et Vénus. Elle ouvrit et referma cinq ou six fois chaque tiroir de la grande commode qui était à côté de la fenêtre. Elle se regarda dans la glace.

P’tit-Jy, dès qu’elle s’était sentie éveillée, était entrée, en peignoir, dans la chambre de Fifi, et jouissait de son bonheur. Sophie lui avait sauté au cou. Mais pour couper court aux émotions, P’tit-Jy, qui avait apporté son Petit Parisien, commençait à Fifi la lecture du feuilleton, quand Mme Giberton entra pour savoir si sa nouvelle locataire était satisfaite.

La mère Giberton dit les nouvelles : « La femme du fruitier qui faisait le coin avait accouché cette nuit. Un garçon. C’était son huitième. Avoir tant d’enfants ! Quand on n’est pas riche, c’est la misère ! En v’là un avec un sabot, l’autre avec un soulier… Le dix-huit avait ramené quelqu’un qui n’était pas encore parti… Il y avait un grand enterrement à la Trinité, on posait des tentures noires dans tout l’intérieur, ça allait être superbe, on disait dans le quartier que c’était un général… »

P’tit-Jy et Sophie déjeunèrent de bonne heure, et à une heure et demie, elles étaient devant la Trinité au milieu de la foule. Des soldats occupaient la place ; tout rouge ; des lieutenants passaient d’un air affairé ; quand le cercueil sortit, porté par quatre hommes, avec un bruit de grandes orgues venant du fond de l’église, que des commandements furent jetés, que des éclairs de sabre tiré jaillirent, que des chevaux d’officiers se cabrèrent… un petit monsieur barbu, derrière Sophie, qui déjà l’avait regardée beaucoup, dit : « Mademoiselle, pardon, le nom du militaire ? » P’tit-Jy poussa le coude de Sophie. Sophie sourit gentiment et répondit : « Je ne sais pas, monsieur… » — « Ah ! ah ! dommage ! dommage ! » répéta plusieurs fois le petit monsieur barbu avec un sourire nerveux… On le sentait timide et un peu bizarre. Il avait des yeux bleus clairs de rêveur dans un visage encore jeune, mais creusé de rides, hâlé, tanné et bruni. Il était vêtu d’une redingote démodée, mais parfaitement propre ; le col qui bordait son cou était très blanc. « Province, souffla P’tit-Jy dans l’oreille de Sophie. Très bon. » Puis P’tit-Jy dit tout haut avec cérémonie : « Ah ! mais ! voilà l’heure ! Au revoir, je ne dois pas faire attendre mon amie Marguerite… » et, avant salué le petit homme timide, elle s’en alla. Elle ne voulait pas gêner Sophie, elle était contente qu’elle eût déjà trouvé quelqu’un…

« Mademoiselle, si vous permettez, voulez-vous que nous nous promenions, voulez-vous que nous allions au Bois de Boulogne ? » dit le petit homme avec hésitation. Ils restaient là tous les deux en face l’un de l’autre. Enfin il se décida et fit signe à un cocher.

Dans la voiture, il s’épongeait le front. Le silence de Sophie le gênait, et il était troublé par son parfum. Tout à coup il s’approcha d’elle et la baisa dans le cou, puis il se recula d’un air craintif. Sophie aurait voulu parler pour être aimable, mais les manières de son compagnon la déroutaient. Maintenant il regardait par la portière. Il dit : Bon sang ! que de voitures !… Sophie approuva, elle remarqua que c’était incroyable le mouvement qu’il y avait à Paris. Puis elle lui demanda s’il venait de loin. — « Oh oui ! fit-il, de loin ! » Il garda le silence un instant, puis ajouta : « Je suis marin. »… Alors il raconta qu’il était toujours en mer, qu’il commandait un cargo-boat : La Ville de Cette, qui faisait le service entre Marseille et Tunis, et qu’il avait un congé d’un mois, et qu’il était venu à Paris pour prendre un peu de bon temps. Puis il se mit à rire, et il embrassa Sophie.

Le fiacre entrait dans le bois, on ne croisait plus que, de temps en temps, une voiture au pas, quelque cycliste, ou bien une troupe de jeunes anglaises coiffées de casquettes-bérets et vêtues d’amples manteaux verts. Quand on fut au bord de la Seine, le capitaine voulut marcher ; la vue de l’eau l’animait. Sophie descendit. Le fiacre suivait. Il y avait du vent, des feuilles tournoyaient sur la chaussée, on en écrasait d’autres qui étaient collées dans la boue, les arbres étaient jaunes et le ciel gris. Le petit homme en redingote marchait à côté de Sophie en la tenant par la taille. Maintenant il était apprivoisé, un bon sourire nichait dans son collier de barbe. « Tu ne ressembles pas aux autres femmes. » — « Pourquoi donc ? » demanda Sophie. — « Tu n’as pas encore dit miel », dit le capitaine, et il réfléchit.

Il était surpris de la douceur de Sophie, il n’avait pas envie d’être brutal avec elle, comme avec celles qu’il rencontrait dans les brasseries, dans ses bombes, après ses jours de solitude et de silence, quand il avait envie de vin, de bruit et de violence. Çà, elle était bonne ! Il la raconterait à son second. Il n’y a qu’à Paris qu’on trouve des femmes comme ça. — Sophie s’intéressait à son compagnon. Elle lui demanda s’il avait fait de grands voyages. — Ah ! pour sûr ! il avait navigué dix ans dans l’Océan Indien et dans les mers d’Orient. C’est là qu’il y en avait des sales coups de temps et qu’on reconnaissait les matelots ! Il avait vu des hommes et des poissons de toutes les couleurs, les Chinois qui sont mous comme des chiques et qu’on fait travailler à coups de pied. Il avait fumé l’opium. Il avait roulé dans les sales rues de Canton, et s’était battu avec des Anglais et des Allemands saouls, pour de toutes petites femmes jaunes aux yeux bridés. Et puis il avait vu tous les nègres de l’Afrique, des forêts vierges, des grands déserts et des grands lacs. Il avait entendu chanter des oiseaux gros comme le petit doigt. Il avait vu sur la Fille des Indes (un trois-mâts barque, capitaine Ploumach) un singe grand comme un homme, qui servait à table, et qui frappait avant d’entrer, et qui comprenait tout ce qu’on lui disait.

Sophie songeait à ces pays auxquels jamais elle n’avait pensé. Elle marchait à côté du capitaine, sans mot dire, et tout étonnée comme un petit enfant.

Le capitaine voulut remonter en voiture, il était grisé par l’évocation de tous ces souvenirs étonnants, il prit Sophie dans ses bras et l’embrassa goulûment. Elle se laissait faire, sans révolte et sans dégoût, reprochant seulement à cette barbe rude de la gratter un peu fort. On descendit à la Cascade et on commença à boire. Le capitaine tapait sur la table criait : « Eh ! le mousse ! un verre de schnick ! » Il fit boire le cocher. Il était gai et embrassait Sophie sans vergogne. Le garçon raide et solennel le dévisageait d’un air méprisant. Mais le capitaine lui donna deux francs de pourboire, et le garçon le reconduisit jusqu’à la voiture, en le saluant au moins dix fois.

Maintenant le capitaine se taisait. Il avait pris dans sa grosse patte la main de Sophie, et touchait chacun de ses doigts avec précaution : comme elle avait une petite main ! Il considérait cela avec étonnement. Ça lui rappelait une nuit à Buenos-Ayres, où il avait été chez une femme, et, dans un coin de la chambre, il y avait un petit lit où dormait un bébé… Il demanda : « Comment vous appelez-vous ? » Elle dit : « Sophie »… Ah ! quel joli nom ! Et il dit que, d’ailleurs, de toutes les choses qu’il avait vues, il n’avait jamais rien vu d’aussi joli que Sophie. Puis il lui baisa la main maladroitement et avec émotion. Sophie était flattée, elle était contente. A ce moment, le capitaine pensa qu’il avait une vie bête, que c’était bête d’être toujours sans femme, comme un vieux loup.

Mais il voyait un café, on descendit et on but. Il entrait le premier d’un pas balancé, comme s’il s’était promené sur un quai, les mains dans ses poches sur le ventre, et coiffé de sa casquette de capitaine marchand… On reprit la voiture, on repartit, et on s’arrêta sur le boulevard dans un café à musique ; on resta là une heure, le capitaine fredonnait avec l’orchestre ; le fiacre attendait à la porte… Il faisait nuit depuis longtemps, on alla donc dans une brasserie pour dîner. Il y avait pour treize francs de voiture, le capitaine donna un louis au cocher, et l’on s’installa devant une belle nappe blanche parée de fleurs…


Quand il sortit du restaurant, le capitaine était gai comme un pinson, il avait acheté un gros cigare à bague, et il en tirait de larges bouffées. Il avait envie de courir sur l’avenue de l’Opéra. Il avait pris Sophie par le bras et l’entraînait. D’habitude quand il partait en bombe, il passait toute la nuit dans les brasseries, à boire, et il échouait à la fin, saoul et misérable, dans le lit de n’importe quelle sale fille où il s’endormait d’un sommeil de plomb. Mais, ce soir, ce n’était pas cela du tout, il ne désirait plus boire. Il se sentait plein de tendresse, il voulait se trouver tout seul avec son amie. Il était d’ailleurs, assez gris. Il racontait maintenant les bonnes blagues de la dernière guerre de Chine, quand les Français, mal chaussés, s’embusquaient le soir dans des coins à Pékin, pour attendre les cipayes, qui portaient de bons godillots anglais. On leur fichait un coup de fusil dans les jambes, ils tombaient, on sautait dessus et on leur barbottait leurs godasses. Ah ! elle était bonne, il riait fort et il pinçait Sophie. Mais Sophie sentait qu’il n’était pas méchant, il avait un peu bu, voilà tout.

D’ailleurs, chez elle, il redevint subitement silencieux. Il regardait autour de lui. C’est là qu’elle vivait… Que c’était charmant ! Et il rêvait, comme la nuit, à bord, sur la passerelle, dans son fauteuil de toile. Il la prit dans ses bras : « Petite Sophie ! Petite Sophie ! » et il osait à peine l’embrasser, il avait peur de la chiffonner. Elle se déshabillait. Il la regardait, il était attendri. Oh ! son corsage !… et son corset !… il aurait voulu les tenir dans ses mains, et appuyer son oreille, et puis ses lèvres, là où ce petit cœur avait battu. Elle était en chemise, et il voyait sa jeune chair et ses seins naïfs et gracieux comme des fleurs de printemps. Mon Dieu !… Il dépouilla ses vêtements, dans un coin, sans bruit, tout doucement. Puis il se glissa timidement entre les draps, à côté de Sophie, et il se mit à pleurer quand il la sentit dans ses bras.

… Alors il raconta sa vie, mais maintenant c’était de sa vraie vie qu’il parlait. Il se décrivait, tout seul toujours, au milieu de la mer, il rapportait ses grandes rêveries pendant les longs jours, quand il réfléchissait aux femmes, aux arbres, aux fleurs, à toutes les belles choses bonnes qu’ils ont à terre, et dont il était si loin, errant gravement, avec austérité, parmi le désert océan. Il disait tout ce dont il était privé, il n’avait jamais eu une femme, lui, une femme pour lui murmurer des paroles douces et délicieuses, pour mener autour de lui sa petite existence adorable ! Il respirait le parfum de Sophie et se grisait, car il n’avait dans la mémoire que les fortes odeurs marines, il écoutait parler Sophie, cette petite voix l’enchantait : il n’avait dans les oreilles que le grand mugissement des vagues. Ah ! c’était exquis une femme ! Elle, comme elle avait une jolie bouche, et un joli nez, et des jolis yeux, des jolis yeux ! Ses cheveux ! et sa peau ! ah ! quelle peau douce ! Oh ! si elle voulait parler encore, dire n’importe quoi !… Et puis qu’elle le regarde en souriant, comme ça, oui comme ça, petit colibri !

Sophie l’écoutait, elle était attendrie. C’est vrai qu’il était gentil, cet homme-là, et il lui disait des choses touchantes. C’est malheureux qu’il n’était plus jeune. Certainement elle pourrait bien l’aimer, oui, mais pas l’aimer d’amour. Cependant le capitaine avait une idée. Il n’osait pas la dire. Tout à coup il se lança : « Voilà ! Eh bien voilà !… Vous devriez venir avec moi… »

Sophie répondit tout doucement :

— Je ne peux pas…

Elle pensait : S’il est gentil avec moi… Mais s’il n’est pas gentil, qu’est-ce que je ferais là-bas dans tous ses pays ?… Et elle se disait surtout : Je ne veux pas quitter P’tit-Jy.

— Pourquoi ? Pourquoi ? faisait le capitaine, et il insistait, il suppliait.

« Non, non, répétait gentiment Sophie, non, non, non ! » Alors quand il vit qu’elle était bien décidée, il la prit dans ses bras et l’embrassa longtemps sans rien dire.

Le matin, il partit, triste, mais souriant et reconnaissant. Il emportait des provisions de rêve pour des mois.

Il avait laissé cent francs à Sophie.

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