La Turque : $b roman parisien
VI
(A l’entrée de la taverne, elles attendent, assises côte à côte sur la banquette. Il est tôt ; elles causent. Chapeaux à panache, figures faites, sous les armes. En face d’elles, derrière son comptoir, et sous ses bouteilles de toutes les couleurs, le garçon du bar, en veste blanche, attend aussi le coup de feu et les regarde sans les voir. Une lumière crue. Ça empeste le tabac froid. De temps en temps, un homme qui a descendu l’escalier, pousse la grande porte de verre, et entre au milieu des glaces. Mais ce n’est pas encore l’heure. Elles causent.)
— Crois-tu que c’est bête ! Avec cet assassinat de la rue Duperré, j’ai pas pu fermer l’œil jusqu’au départ de mon type. Chaque fois qu’il remuait, j’avais peur. Il s’est levé une fois, et j’ai cru que c’était fini. Je ne savais pas s’il valait mieux crier, ou bien avoir l’air de dormir. J’hésitais. Pourtant, je me disais : si je me laisse voler sans bouger, il ne me touchera pas. Mais il est revenu se coucher : il avait simplement été à ses besoins. Vrai, on devient folle !
— Moi j’y pense jamais. S’il fallait qu’on pense à ça, on ne pourrait pas vivre.
— Oui, mais cet homme-là, tu sais, il avait une figure qui ne me revenait pas… Et puis il ne parlait pas… Enfin, je m’étais fait des idées.
— Oh ! on voit toujours à peu près avec qui qu’on se trouve, et celui dont on se méfie, on ne l’emmène pas !
— Tu sais, ça !… Des fois on est encore bien contente de trouver… On ne choisit pas : on n’a pas toujours le moyen de regarder à la figure et au genre… Et pour savoir qui l’on a avec soi, on se trompe bien aussi ; tu sais, Joseph, l’avocat, les premières fois, je le prenais pour un entraîneur.
— Dame ! bien sûr, c’est moins dangereux d’être la femme à Fallières ! Mais qu’est-ce tu veux, Carmen, on l’a raté, ce vieux-là !… Dis donc, comment trouves-tu mon chapeau ?
— Il est bien… Il est très bien… Il te va bien… Je trouve que tu le mets trop en avant.
— Comme ça ?… Il est bien, hein ?
— Oui, Lucie. T’es belle. Ce soir, tu vas décrocher le rupin des rupins.
— C’est vrai qu’il vous va bien votre chapeau. Qu’est-ce qui vous l’a fait ?
— C’est Mme Lisette.
— Eh bien, elle fait bien.
— Tiens ! v’là la Suzanne qui arrive.
— J’peux pas la voir, cette femme-là. Elle me pue au nez.
— Elle a une robe neuve.
— La regarde pas, va, ça lui ferait trop de plaisir.
— Elle veut nous la faire à l’épate, ici. Ça ne prend pas. Elle passe comme ça, une minute, sans s’arrêter, avant d’aller dans les grands bars, et elle ne connaît personne.
— Elle n’est pas si bien que ça, d’abord. Elle n’a pas du tout le grand genre.
— C’est comme Madeleine.
— Encore une épateuse ! Mais Madeleine, ce n’est pas un nom de femme chic.
— Laisse donc, elles habitent en meublé comme nous. C’est Victor qui me l’a dit. Et elles ne font pas tous les jours cinq louis, va.
— Enfin, zut pour elles !… Dis donc, Lucie, toi qui t’y connais dans les rêves, j’en ai fait un drôle cette nuit… J’étais assise dans l’herbe à la campagne. Tout à coup, il y a un oiseau énorme qui descend sur moi, il me prend dans ses pattes, et il s’envole. Je n’avais pas peur du tout, je regardais en bas, — et c’était comme en chemin de fer : des champs, des maisons, des rivières qui défilaient… On est arrivé au bord de la mer. On est descendu sur une plage. L’oiseau s’est posé devant moi, il m’a regardée, et ça s’est trouvé une négresse.
— T’as rêvé oiseau, t’as rêvé voyage, t’as rêvé négresse. C’est un voyage la nuit en bateau à voile.
— Comme c’est bête de rêver comme ça !
— Ah ! barbe ! Ah ! encore une nuit à tirer ! Ce que j’ai la flemme ce soir, Georgette ! Quand je pense que je vais peut-être rester là jusqu’à quatre ou cinq heures, et qu’il va falloir tourner cinquante fois autour des tables avant de trouver quelqu’un, ah ! j’en ai mal au cœur !… Pour un peu, malgré les frais que j’ai déjà faits, mon fiacre, mon coiffeur, je rentrerais chez moi !… Il y a des jours où le métier vous dégoûte.
— Tu rentrerais, et puis tu sais bien que tu ne pourrais pas dormir. Alors tu t’embêterais encore plus qu’ici. Moi, maintenant, je ne peux plus m’endormir que quand il fait jour. J’ai déjà voulu passer toute une nuit chez moi, toute seule, comme les rentières, pour dormir : je ne peux pas. A minuit, il faut que je me lève et que je vienne ici. Y a pas, j’en ai besoin. J’ai ça dans la peau maintenant.
— Oui, mais c’est quand il faut rentrer seule, après avoir attendu ici toute la nuit pour rien !… Moi, ça me rend folle.
— Qu’est-ce que vous voulez ! Il y a tant de femmes, il n’y a que de ça, sur les boulevards, dans les cafés, partout !
— Et puis on commence si jeune, maintenant !
— Enfin, pour les soirs qu’on s’embête, on a du bon temps… Vois-tu qu’on redeviendrait ouvrière ! Ah mince ! j’aime mieux travailler sur le dos ! On gagne plus de pognon et c’est moins fatigant. Ah non ! travailler ! se lever de bonne heure ! sortir le matin !… et gagner trois francs par jour !
— C’est possible. Mais quelquefois aussi on a un petit homme qu’on aime bien. On croit à tous ses boniments. On est jeune.
— Oui, seulement ton petit homme te plaque salement en te laissant un souvenir.
— Des fois. En tous cas, j’aimerais encore mieux en être là qu’où j’en suis. Non, il a bien raison celui qui dit que quand on veut se mettre putain, faut s’établir Chaussée-d’Antin ! Moi je m’ennuie. Je ne peux plus aimer personne.
— La blague ! T’en trouveras cinquante pour un pour te laisser faire.
— Ah non ! merci ! je ne veux pas d’un mec ! Ces hommes-là, ça me dégoûte ! Je ne comprends pas qu’une femme paie pour un homme, et un homme qui ne fait rien, et qui vit de la femme, c’est pas un homme.
— Oh ! quand on aime bien un homme, c’est tout naturel de lui donner ce qu’on a !
— Eh bien non ! j’en aurais peut-être envie, mais s’il se laissait faire, il me dégoûterait.
— A ce compte-là, pourquoi que t’aimes pas tes michets, alors ? Ils te paient, eux, ils se conduisent en hommes… T’es bête, Georgette, on ne gobe pas quelqu’un parce qu’il fait quelque chose pour vous, parce qu’il est chic. On l’aime parce qu’on l’aime, parce qu’il est comme il est. Hein, Lucie ?
— Et puis ! Tous les hommes sont mecs !
— Ça !… Moi je dis que ce sont les femmes qui les rendent maquereaux. En v’là un, par exemple, il était employé, la femme que je connais l’a fait lâcher sa maison, elle ne voulait pas qu’il travaille, elle voulait l’avoir tout le temps à elle, son petit homme. Eh bien ! sa place perdue, il faut pourtant qu’il vive. Et en v’là un de plus.
— Mais toi la Turque ? Tu ne dis rien ?
— Ah ! les hommes me dégoûtent ! tout me dégoûte ! J’ai envie de boire et de faire la bombe ! On s’embête trop autrement… Voilà le monde qui arrive. A tout à l’heure.
— Toi aussi, Lucie, tu t’en vas ?
— Je vais faire un tour.
— Eh bien, reste avec moi Georgette, on est aussi bien à l’entrée qu’ailleurs. On va voir venir. Tiens ! Deux bossus !… il va pleuvoir !…