La Turque : $b roman parisien
II
Elle se réveillait. Elle voyait la fenêtre étroite et le mur sale de la petite cour, sur laquelle ouvrait sa chambre. Enfoncée dans son lit, la tête seule découverte et ses jolis yeux fripés, elle restait là, ne bougeant pas. Elle repassait sa soirée.
Quand la porte s’était refermée, elle avait eu un saisissement, puis elle avait voulu appeler, crier, dénoncer l’injustice dont elle venait d’être victime, mais elle s’était écroulée près de la porte et s’était mise à pleurer. Appeler !… Qui ?… Elle était là, couverte de boue, la tête dans les mains, échouée, et comme une épave lamentable. La pluie tombait, sombrement. Quelquefois un fiacre survenait, le cocher jetait un vague regard sur cette chose noire, inerte, et passait. Elle pleurait, pleurait, dans un désespoir infini.
Une main, tout à coup, lui toucha l’épaule, elle leva la tête ; au milieu de ses larmes, elle vit alors, éclairée par la lanterne de l’hôtel, une vieille barbe grise penchée sur elle. C’était une sorte de camelot misérable. « Reste pas là, petite, dit-il, ils t’emballeraient. » Et le vieux mit entre ses doigts une pièce de cinq sous, puis il s’éloigna d’un pas fatigué… Quand Sophie comprit, il était loin déjà. Oh ! elle aurait voulu courir après ! elle aurait voulu s’attacher à lui, ne pas le quitter, pareille au chien perdu qu’on a caressé. Il était loin. Elle se leva et rentra, machinalement, la tête vidée par les larmes. Elle s’était endormie tout de suite.
Sophie entendait la pluie qui dégouttait sur le rebord de zinc de sa fenêtre, elle voyait ses vêtements couverts de boue sur la chaise, et, par terre, ses chaussures informes… Elle se trouvait dans une courte chambre, un cabinet. La logeuse la lui louait vingt francs par mois, et chaque fois que Sophie amenait quelqu’un, réclamait deux francs. Elle la volait. Sophie devait trente et un francs. Il n’y avait là pour meuble et ornement qu’une mince descente de lit tachée d’huile et usée, une table couverte de toile cirée, garnie d’une cuvette, et sur la commode deux ou trois fioles de pharmacie, un éventail réclame, le portrait de Scholch, et un bout de bougie.
Sophie pensait à Scholch. Elle n’y comprenait rien. Le lendemain de son arrivée là-bas, il avait écrit, puis, après, jamais plus. Elle avait attendu tous les jours une lettre, de plus en plus inquiète, de plus en plus anxieuse… Mais les journées s’étaient écoulées, rien n’était venu. Rien ! Scholch avait disparu comme s’il était mort… Que s’était-il passé ? Était-il malade ? L’avait-il oubliée ? Sa famille le forçait-elle au silence ?… Mais s’il avait voulu… Non, il fallait que, de lui-même, il se fût laissé vaincre, il fallait qu’il en fût arrivé à ne plus aimer Sophie, — davantage : à se reprocher de l’avoir aimée… Sans doute que son milieu l’avait ressaisi ; repris par une vie régulière, une vie de bourgeois, il avait détesté son existence passée. Il devait penser qu’avec sa maîtresse il avait couru un péril, et se montrer pour elle plus dur d’autant qu’il se sentait au fond moins fort contre elle…
Mais ne pas avoir pitié !… Il fallait donc qu’il ne l’eût jamais aimée !… Car il savait bien qu’elle n’avait que lui au monde, il savait que son abandon la tuerait… Hélas ! il ne l’avait pas aimée !… Non, Sophie s’était trompée : il n’y avait rien eu. Tandis qu’elle se donnait, lui se gardait, — ainsi pensait-elle… Et tous les délicieux souvenirs de l’amoureuse étaient gâtés, son rêve était ruiné par l’idée que Scholch ne l’avait pas partagé avec elle comme elle l’avait cru. Ah ! c’était affreux ! Cela ouvrait au centre d’elle-même une profonde blessure ! Elle ne pouvait plus croire à rien, aimer rien ; le monde n’était que mensonge et que méchanceté…
Rester à Grenoble, où tout lui parlait de Scholch… Elle était venue à Paris… On dit que dans ce grand Paris chacun trouve sa vie, cependant elle n’avait point trouvé la sienne. Et puis elle n’avait plus de courage. Alors, peu à peu, elle était tombée, elle s’était laissée aller… D’abord cela lui avait fait très mal, elle pensait que si Scholch la voyait !… En même temps, c’était comme une vengeance. Ah ! salir ce qu’elle lui avait donné de pur, ce qu’elle lui avait donné de bon ! Oui, perdre ça à jamais, n’être plus rien de la femme de Scholch !… D’ailleurs elle ne croyait plus à rien. Ah ! qu’importait !… Elle se serait tuée si, par une obscure contradiction, elle n’avait conservé au fond d’elle-même l’espoir vague et inavoué de le retrouver un jour.
Mais maintenant, ce matin, dans son lit, elle revoyait sa vie, sa vie lamentable depuis qu’elle était à Paris, sa vie de faim, de honte et de misère. Marcher, marcher, toujours ! Et les hommes qui ne la regardent point, parce qu’elle est mal habillée, et parce qu’elle ne sait pas les provoquer ! Quand un homme venait avec elle, il la volait ! Et combien de soirs elle avait marché, marché sans trouver personne, se sentant devenir folle, finissant par s’arrêter au coin d’une porte, attendant obstinément, comme une mendiante, étourdie, prête à tomber…
Ah ! non ! C’était fini ! Pour les pauvres la vie n’est qu’un supplice interminable. Quelle joie avait-elle eue ? Elle avait bien souffert aussi à Grenoble… Scholch seulement, — et c’était mensonge ! — Il valait mieux en finir. D’ailleurs on allait la jeter à la rue. Le sort décidait, on ne voulait plus d’elle nulle part : c’est la vie qui ne voulait plus d’elle. Dans ce grand Paris, il y a une rivière : voilà ce qu’on y trouve.
Sophie, sans bouger, réfléchissait. On faisait du bruit dans l’hôtel, des gens passaient dans le couloir, descendaient l’escalier, mais elle n’entendait pas. Cependant, à côté, il y eut un homme et une femme qui se disputèrent. — « Tu n’es qu’un mac ! » disait une voix plaintive. Une grosse voix éclata : « Veux-tu te taire, saleté ! j’te vas réveiller les sangs ! » — Puis un bruit de chaises qui tombent, un vacarme de coups. Sophie entendit cela, écouta… Ah ! elle enviait la femme dans la chambre voisine, la femme battue, celle-là, elle n’était pas seule ! Elle restait avec un homme qui la battait, c’est qu’elle l’aimait ; elle aimait, elle croyait ! Sophie l’entendait pleurer, des gros sanglots d’enfant ; l’homme s’était tu, et ne bougeait plus. Ça doit être bon de pleurer ainsi, près d’un homme violent qui vous prendra dans ses bras, tout à l’heure, et vous consolera. Jamais elle n’avait été battue par un homme, elle, — mais elle, elle serait toujours seule… Elle ressentait une immense fatigue de la vie… Elle allait donc enfin mourir !…
La porte s’ouvrit, et un homme roux, très haut, en pantalon de toile et chemise de flanelle, s’y encadra. C’était le garçon. Il avait à trimer dur, et on le voyait dans le même costume toute la journée. Il était le maître ici, on disait qu’il couchait avec la patronne. Il entra, l’air oblique et louche des hommes qui, le matin, au petit jour, pénètrent dans la cellule du condamné. Puis il se planta devant le lit de Sophie : « Ben quoi ! n’y a pus d’amour ? A quelle heure que vous allez vous en aller ?… »
Sophie le regarda, et docilement, sans rien dire, elle sortit un bras de son lit et tira à elle les bas qui se trouvaient sur la couverture.
L’homme parut étonné, il reprit un peu plus doucement : « Vous n’avez pas d’argent hein ? pas du tout ? Vous savez bien ce que la patronne a dit hier ? » Sophie fit signe de la tête que oui, et elle retourna ses bas.
Le garçon sortit, et Sophie se leva. Elle était en jupon, quand, à son tour, la logeuse entra. C’était une petite grosse, ronde comme une boule. Elle cria tout de suite : « Ah ! elle s’habille ! N’emportez rien, vous savez. Où qu’est la malle ?… Malheur ! Y en a pas seulement pour dix balles !… Trente et un francs qu’elle me doit !… Est-ce que vous pensiez que j’allais vous garder sans payer ? Dites donc, vous ne savez pas travailler, alors c’est moi qui dois pâtir ? » — Sophie ne répondait rien, et mettait son chapeau encore tout mouillé de la pluie d’hier. Son silence et cet air indifférent inquiétaient la logeuse. « Vous savez, quand vous me donnerez mon argent, je vous rendrai votre malle. Je ne veux rien vous prendre. » — « Sûrement », ajouta le garçon qui était revenu, et qui dépassait la patronne de tout le buste, « sûrement, mais on ne peut pas vous loger pour rien, pas ? »
Sophie prit sur la commode le portrait de Scholch. Puis elle descendit l’escalier sombre et gras.