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La Turque : $b roman parisien

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IV

Pied-Mou était parti au régiment. Totote était veuve aussi. Totote était un peu mollasse, un peu gnangnan, mais bonne fille. La Turque et elle habitèrent toutes les deux ensemble.

C’est beaucoup les hommes qui vous donnent votre genre. Quand elles ne furent plus, ni l’une, ni l’autre, avec des hommes du boulevard Clichy, elles quittèrent le trottoir, elles firent les cafés. Elles avaient de la toilette, elles pouvaient se lancer comme les autres. Il suffit d’être un peu intelligente et pas trop voyou. A présent qu’elles étaient seules, il leur semblait que rien ne pourrait plus les arrêter. Avoir l’expérience des michets, savoir travailler, et n’avoir plus derrière soi quelqu’un pour vous manger tout, — pourquoi, avec du travail et de la conduite, qu’elles ne mettraient pas de l’argent de côté, et qu’elles n’arriveraient pas, elles aussi ?

Elles faisaient des rêves d’avenir, elles se voyaient déjà propriétaires d’un petit chalet à La Garenne ou à Bécon. On aurait élevé des poules, planté de l’oseille et du persil, avec des géraniums, et toutes les deux, le soir, avant de se coucher, fait une partie de cartes, tranquillement…

… En attendant, c’était la vie, la nuit, à l’électricité, la fumée et les bocks, des Anglais, des gens saouls en habit, des jockeys et des chauffeurs, tout le monde qui vit tard et en désordre dans les tavernes surchauffées.

Il y avait des soirs mornes, où les heures se traînaient, où les garçons bâillaient, où ça n’en finissait pas. Ces soirs-là, il n’y avait que des hommes qui venaient là par habitude, par devoir, pour ne pas se coucher. Alors un ennui dense enveloppait tout. Les femmes se taisaient, elles n’avaient même plus la force de bavarder. Chacun regardait l’heure. Les arrivants n’excitaient pas la curiosité, on savait qu’ils seraient pareils à ceux qui étaient déjà là : la nuit était mauvaise.

D’autres fois, au contraire, on sentait que le vent était à la fête. On était soi-même en train. Et à peine l’escalier aux glaces descendu, le nègre de fer, sur lequel on essaie sa force, à peine dépassé, des voix, des rires vous entouraient. La galerie orientale illuminée était pleine d’agitation. Des habits noirs circulaient, et des femmes vêtues de soies multicolores. On causait fort, d’une table à l’autre. Le barman en veste blanche se hâtait, débouchait, versait, mélangeait des boissons, servait. Sur les hauts tabourets, devant le comptoir d’acajou, des femmes en robes blanches, dont les jupes pendaient comme celles des amazones, des femmes décolletées, brillantes, éblouissantes, riaient. Une volière : des petits cris, un bruit pressé de voix. De mille ampoules, une lumière sèche éclatait, toutes les couleurs violentes.

Ces soirs-là, tout conspirait pour faire de la vie quelque chose d’amusant et de singulier. Il arrivait à la fois des choses drôles de quoi distraire quinze nuits. Un monsieur promenait un petit serpent dans une boîte en carton. Tout à coup il soulevait le couvercle : on était saisi, on avait peur, on criait. Mais tout le monde voulait avoir peur. « Tu l’as vu, le type avec son serpent ?… » Ces soirs-là le baron était là. Le baron avait accoutumé de prendre des cuites au kummel. Le chapeau sur l’oreille, il se tenait debout, au milieu du passage, serrant d’une main son petit verre, son parapluie de l’autre. Il engueulait par phrases entrecoupées, l’interprète du Grand-Hôtel : « Tu es un… grec, tu es d’une… race… méprisable…, un salaud…, tu es… le… rebut… de l’Orient…, tu es un… menteur… et un… rhéteur… » L’autre, avec un fort accent allemand, répondait, de temps en temps, très calme : « Laissez-moi dranquille, che n’ai rien à faire avec fous. »

Le gros baron allait faire un tour dans la taverne. Il tapotait gaiement les joues d’une femme qui passait. Elle lui échappait en criant : « Ah ! j’aurai de la veine ce soir, j’ai mis ma tête entre les pattes d’un cochon ! » Il ne répondait rien. Il avait l’air ivre et satisfait.

Ces soirs-là, un jeune aide-major, très excité, criait d’un ton de commandement : « Gérant, les chiottes !… Vous foutrai quatre jours, nom de Dieu ! » et l’idée fixe d’un type était d’accrocher son chapeau aux ailes du ventilateur… « Rien que des affolés, ce soir ! »

Une bande arrivait, en plastrons chiffonnés, qui chantait :

Meunier, meunier, tu es cocu !
Tu es cocu, car je l’ai vu,
En passant par ton moulin
Et rin tin tin…

Et celui qui marchait en tête portait un écriteau au bout de sa canne : « Je suis le Cocu sanguinaire. »

Il y avait des gens saouls. On cassait des verres. Une femme était affalée sur une banquette : « Qu’est-ce que t’as, ma crotte ? — J’suis saoule. »

La voix tonitruante de l’aide-major perçait le tumulte : « Une tisane à sept francs !… Une !… Au trot !… »

Et des femmes passaient sans cesse au milieu des tables, des grosses blondes, une longue fille en rouge, diabolique ; une autre tout en noir, aux traits durs. Un monsieur seul à une table mâchait un sandwich. Les garçons circulaient, portant leurs plateaux chargés de bocks… La bouquetière s’approchait, vous offrait ses fleurs. Le baron l’engueulait : « Tu fais toujours des rapports à la Préfectance, saleté ! Veux-tu t’en aller ! » — « Oh ! un homme si riche ! » disait la bouquetière.


Totote et la Turque s’étaient assises à une table : « Vous nous payez un bock ? » Ces messieurs avaient dit oui.

Ils semblaient très gais. Ils commençaient des phrases et ne les achevaient pas, étouffant de rire au milieu. Deux visages glabres. « Tu as vu le coup où je leur ai pris cinquante louis ? » Celui qui parlait se mit à rire intérieurement avec une profonde allégresse concentrée :

« J’avais senti… que la main… était bonne… »

L’autre riait plus fort. « Du whisky ! du whisky ! du whisky ! » Avec leurs cannes ils tapaient bruyamment sur la table, en fumant à bouffées hâtives des cigares noirs. On les servit. Ils burent. Puis ils demandèrent du champagne. Le joueur avait fait asseoir Sophie à côté de lui sur la banquette, et il la tenait par la taille en la regardant amoureusement.

— Veux-tu que je mette quelque chose dans ton bas ? dit-il.

Il tira de sa poche une poignée d’or, de monnaie et de billets chiffonnés, il choisit deux louis, puis, relevant la jupe de Sophie, il lui caressa la jambe, remonta lentement jusqu’à la chair, et glissa les pièces dans son bas. Sophie riait aux éclats… Il avait soif : il but un grand verre de Champagne. Puis il s’appuya contre la banquette, et regarda le plafond en riant tout seul.

Son ami, au teint basané, racontait à Totote qu’il arrivait de Madagascar : il y avait longtemps qu’il n’avait pas fumé l’opium, et cela le rendait malheureux. Pour se consoler, il buvait. Il parlait aussi de son boy qu’il regrettait.

A la table voisine, était assis un Anglais à monocle, qui promenait sur tout ce qui l’entourait un œil froid et infiniment dédaigneux. Il était accompagné d’un jeune Français bavard, auquel il répondait quelquefois par un hochement de tête. L’Anglais s’était fait servir un grand verre d’absinthe pure. Son compagnon disait avec exubérance :

— Il n’est pas fort ce type-là ! Avec la gifle qu’il m’a donnée, il aurait dû me casser deux dents. Je ne lui ai pas répondu à cause de ma famille,… et puis mon parapluie me gênait… Mais je regrette maintenant de ne pas lui avoir montré ma connaissance de la boxe !… »

L’Anglais hochait la tête.

— Il fallait l’assommer ! cria le colonial.

— Nom de Dieu ! Quand je le rencontrerai, je l’assommerai ! fit l’autre avec furie.

La bouquetière était venue. Le joueur lui avait donné un louis. Il demanda du tabac, puis il tira de sa poche un billet de banque, et en roula une cigarette qu’il alluma. Mais la fumée le fit tousser. Il jeta cela. « Mauvais ! » Le billet n’était brûlé qu’au quart. Trois femmes qui passaient se jetèrent par terre pour le ramasser. Elles se battaient. Il y eut des cris, un brouhaha, de toutes parts on désertait les tables, on accourait. Mais déjà elles s’étaient relevées. L’une saignait du nez, la deuxième était échevelée, corsage déchiré, la troisième s’enfuyait vers la sortie en courant.

L’Anglais sourit et dit « Very well ! » puis il but une gorgée d’absinthe… Une petite femme s’assit à sa table en jacassant comme une pie. Tiens ! c’était la môme Bertha !

— Comme il y a longtemps qu’on ne t’a pas vue ! lui cria Sophie.

— Tu ne sais donc pas, la Turque ? j’ai été enceinte… J’étais pas plus grosse que maintenant, mais ça y était tout de même. J’ai entré à l’hôpital. Ah ! ce qu’on s’y embête ! Je disais tous les jours à l’interne : M’sieur l’interne, je veux accoucher… Enfin c’est arrivé. Ah ! il était rigolo mon gosse, si t’avais vu ! Seulement il était mort… Je suis bien maintenant, tu sais. J’ai un petit ami qui est gentil avec moi, il me paie ma chambre, il me paie tout.

On débouchait une nouvelle bouteille de champagne.


Il était tard maintenant, quatre ou cinq heures. La nervosité des femmes augmentait : elles passaient et repassaient avec plus d’impatience, plus d’inquiétude… L’une, entre autres, était saisissante. Elle était vieille, flétrie, fardée, funèbre. Elle s’avançait en silence au milieu des autres, jetant à chacun des regards avides…

Deux femmes parlaient fort :

— On est mieux à Londres, tu sais. On fout une livre au policeman, il vous laisse faire ce qu’on veut.

— Ah ! oui, ici, toujours Saint-Lazare ! Les agents vous disent : Qu’est-ce que ça te fait, tu vas être huit jours tranquille, et tu peux bien être sûre que pendant ce temps-là, la machine n’aura pas remplacé ton turbin !

Cependant, Bertha montrait ses pieds à Totote :

— Est-ce que tu t’y connais en chaussures ? Elles sont jolies celles-là, pas ?

L’Anglais était devenu tout à fait raide. Il avait les dents serrées, l’œil fixe et morne. De temps en temps, son compagnon l’appelait :

— Hé ! Chamberlain !

Il ne répondait pas. Enfin, tout à coup, il s’effondra sur la table, écrasa son verre et s’endormit.

Sophie mangeait des œufs durs. Son joueur ne riait plus, il était muet et paraissait très fatigué ; maintenant que son visage n’était plus éclairé par la joie, on le voyait comme il était, usé et ridé, blême.

La nuit finissait, l’excitation générale était tombée, et le vacarme s’était apaisé. Soudain on avait senti sa lassitude. Beaucoup de gens étaient partis. Ceux qui restaient encore, affaissés sans gestes sur les banquettes, ne parlaient plus. Seul, un homme ivre disait très haut des phrases sans suite que personne n’écoutait. L’électricité même semblait épuisée, elle éclairait plus faiblement. On entendait le ronflement régulier du ventilateur, et, de temps à autre, des chocs de soucoupes. Les garçons, sur des chaises, la serviette pendante, sommeillaient.

Une femme singulière était assise à côté d’un Allemand endormi. Elle portait une robe crème toute garnie de dentelles, et, sur ses cheveux teints, une couronne de lierre. Sa figure était fanée et ridée, mais un sourire d’enfant la parait, et des yeux d’une douceur infinie. Elle se leva et fit le tour des tables. Elle ne s’approchait pas, quémandeuse, à la manière des filles, mais avec le sourire innocent et charmant d’une petite fille, comme en jouant. Elle était incohérente et incompréhensible avec sa couronne sur ses cheveux rouges, avec son âme d’enfant dans sa face vieille, et cet air égaré.

Alors toutes les femmes s’éveillèrent, elles s’attroupèrent. Elles regardaient l’inconnue. Elles se mirent à la railler sournoisement :

— Il y a une femme qui dit que tu as soixante ans, moi je dis que tu en as vingt-sept ou vingt-huit.

— Laissez mon âze, répondit une jolie voix avec un accent étranger puéril, laissez mon âze, ze souis touzours belle.

— Madame a été dans le monde ce soir… Madame a été au spectacle… fit une autre.

— Oui, zoustement, à l’Opla.

— Mais madame va nous donner des billets pour son théâtre, car madame joue…

— Mais oui, tu vois pas, c’est Sarah Bernhardt !

Elle les regardait avec des yeux étonnés, gracieux. Mais la taverne fermait : on allait éteindre. Chacun se levait, gagnant l’escalier. La Turque avait pris le bras du joueur. On portait Chamberlain, qui se laissait aller comme un mort, tout le corps en zigzags. C’était un lent défilé devant les tables souillées.

On se trouva dehors, et l’air froid de l’aube vous glaça les os. Les femmes, en sortant, donnaient des cigarettes au chasseur. A la porte, attendaient des cochers, un marchand de nougat, et un vendeur du Soir : Tom-Pouce. Il dit tout bas à Fifi : « Ça va ? »… Et il s’approcha du michet en tendant ses journaux :

— M’sieur l’baron, une demi-douzaine ?… Non ?… Eh ben, prêtez-moi dix sous, M’sieur l’baron, je vous les rendrai demain matin.

Le joueur fit signe à un cocher, et monta en fiacre avec Sophie.

Sur le trottoir, devant la taverne, les femmes entouraient la folle, la chinaient encore : — « Dis, tu viens avec moi ? j’habite rue Marbeuf… Tu feras bien une passe sur un banc des Champs-Élysées… »

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