← Retour

La Turque : $b roman parisien

16px
100%

III

« Fifi, où vas-tu ? cria P’tit-Jy. Comme t’es pâle ! Je vois ce que c’est, ils t’ont fichue dehors. T’as encore rien fait hier, hein, ma gosse ? Et où que t’allais à présent ?… Bien, me le dis pas, mais je veux pas que tu me quittes, t’entends ! D’abord, tu vas venir manger avec moi, y a combien de temps que t’as pas bouffé ?… Ah ! comme c’est bête ces mômes-là !… Allons, fais pas ta figure. J’te prends avec moi, tu ne t’en iras pas, ou j’te colle un jeton. Comme elle est mouillée ! Si c’est pas malheureux !… »

P’tit-Jy conduisait Fifi chez un marchand de vin, Chaussée-d’Antin : « Qu’est-ce que c’est pour ces dames ? » Elle lisait la carte : « Tu mangeras bien une gibelotte, Fifi, — avec une chopine de blanc… T’entends, Alfred ? »

Autour, c’était de bonnes gens, des cochers qui cassaient la croûte, au comptoir trois maçons qui prenaient un verre. Il faisait chaud, ça sentait bon la cuisine. Du gros tube en cuivre tout brillant, avec des robinets, où chauffe le café, une vapeur s’échappe. La patronne tricote un fichu. Fifi regardait P’tit-Jy, sa gueule de bon chien et de bonne fille, avec des grosses lèvres, un gros nez et des beaux yeux. Elle se sentait pénétrée de douceur, elle n’avait plus envie de mourir, elle aurait voulu embrasser P’tit-Jy, là, devant tout le monde. Elle lui prenait la main. « Eh bien ! qu’est ce que c’était ? demandait P’tit-Jy. On voulait se laisser glisser ? En v’là des bêtises !… » La pluie avait cessé ; dehors, le trottoir étincelait, couvert de soleil.

P’tit-Jy emmena Sophie chez elle, elle la coucha dans son lit. Sophie murmurait : « Oh ! P’tit-Jy ! Oh ! P’tit-Jy ! »

P’tit-Jy dit : « Bouge pas. Reste là. Roupille, ma gosse. Je rentrerai ce soir, t’entends. T’occupe pas… »


Un calme délicieux. L’aube… Une clarté pâle s’étend sur la campagne ; un champ de marguerites s’éveille, et, dans un buisson frais, du chèvrefeuille et des liserons. D’ailleurs des ramiers blancs s’envolent, et ils font un grand bruit d’ailes ; ils vont se poser près d’un rossignol qui songe, et le rossignol commence à chanter… Il chante si fort que Sophie ouvre les yeux : Comme il fait sombre ici ! Oh ! c’est qu’il y a des rideaux à la fenêtre, de beaux rideaux !… Et sur la cheminée ces machins en bronze. Et un grand lit. Et un couvre-pied de soie… Un tapis…

Où était-elle donc ? On l’avait enlevée, ou bien elle dormait encore ?… Dans la chambre, elle entendit respirer, et regarda du côté d’où cela venait. Il y avait sur la chaise longue une forme de femme enveloppée dans une couverture. Mais c’était P’tit-Jy. Oh ! P’tit-Jy !

Sophie se leva en chemise et alla embrasser P’tit-Jy. P’tit-Jy fit un mouvement, elle grommela : « Ah ! zut ! la barbe ! laisse-moi dormir. » Mais elle dit, tout de suite après, joyeusement : « Ah ! c’est toi, Fifi ? Bonjour, ma gosse ! T’as bien dormi ? »

— Oui, P’tit-Jy ! Oh ! oui ! Mais toi, pourquoi tu t’es mise là ? Pourquoi que tu ne t’es pas couchée dans le lit ?

P’tit-Jy avait eu peur de lui faire froid et de la réveiller. Elle qui était si fatiguée hier !…

— Tu ne vas pas rester là ?

P’tit-Jy alla se coucher près de Fifi. Elle la prit dans ses bras avec des petits mots : « Bonjour, bonjour, ma jolie gosse ; bonjour, ma choute… » Puis elle dit : « Je ne veux plus que tu pleures, Fifi. Quand on te fera des misères, tu viendras me le dire… »

Sophie se serrait contre P’tit-Jy :

— Comme c’est gentil ici !

— C’est un bath meublé, fit P’tit-Jy. Mais cher. Faut pas être manchote pour rester là. J’y ai pas toujours été, tu sais. J’ai couché sur les bancs. Tiens ! les commencements !

— T’as été bien malheureuse aussi ?

— Naturellement. On peut bien dire d’abord que je suis venue au monde dans les gifles, et ça se comprend. Pour une femme, c’est pas drôle de se voir enceinte. L’ouvrière qui se dit un matin : bon dieu, je suis pincée ! qui de mois en mois grossit, qui se serre pour qu’on ne s’aperçoive de rien, qu’est malade, et continue — faut bien — à turbiner, elle ne peut guère aimer le gosse qui lui arrive là, comme ça, en vrai malheur… j’ai été bien reçue !

— Et ton père ?

— Ton père ! Est-ce qu’on a un père, nous autres ? Tu ne connais donc pas encore les hommes !… Il n’y a rien de lâche et de cochon comme un homme, Fifi ! Ils vous plantent là, avec votre môme sur les bras, et ils se défilent. C’est toujours la même histoire.

— Pauvre P’tit-Jy !… Alors ta mère à toi t’aimait pas ?

— Pas des tas ! Quelquefois elle disait : j’aurais mieux fait de t’étrangler quand tu es venue au monde. Elle était comme ça, ma maman à moi.

— Y a-t-il des gens méchants quand même ! dit Sophie.

— Alors, dis donc, il y avait un jeune homme très gentil qui me faisait la cour. Je le rencontrais tous les jours, et il me répétait tellement que nous serions si heureux tous les deux, et qu’il m’aimait tant, un jour que maman avait encore été très méchante avec moi, je suis partie.

— Quel âge t’avais ?

— Seize ans ! J’avais seize ans, t’entends ! Pendant huit jours, ah ! une vie charmante ! théâtres, restaurants, promenades en voitures, et des toilettes et des chapeaux… P’tit-Jy, qui n’avait jamais rien vu, ouvrait de grands yeux, croyait rêver, et elle était en train de se répéter qu’elle était joliment bien tombée, qu’elle en avait une chance, quand un beau matin mon ami me dit : « Ma petite chérie, je n’ai plus d’argent, tu vas aller faire la petite fille aux Champs-Élysées. »

Sophie, étendue sur le ventre, la tête appuyée sur ses mains, écoutait P’tit-Jy. Elle était reposée. P’tit-Jy sourit à ses cheveux blonds, à ses jolis yeux… Sophie ne se sentait plus malheureuse. Ses yeux flânaient par la chambre, rencontrant sur le fauteuil la dépouille de P’tit-Jy, le jupon de soie rose, maniéré et provocant, la chemise, le pantalon, le corset qui, dans son étoffe à ramages et l’emmêlement de ses lacets, paraît toujours tiède ; un peu plus loin, il y avait une petite table, garnie de mousseline, sur laquelle les brosses, les peignes, les tubes, les boîtes à poudres et les flacons était alignés soigneusement. Par la porte entr’ouverte de l’armoire, apparaissaient des piles de linge frais. Le chapeau de P’tit-Jy coiffait tout le buste du chanteur florentin debout sur une console. Au-dessus de la chaise longue, sur une gravure très noire, Mazeppa, ficelé sur un cheval sauvage, subissait son affreux supplice, avec un visage sombre et deux yeux lançant des éclairs…

Sophie se retourna vers P’tit-Jy. P’tit-Jy bâillait et s’étirait paresseusement ; Fifi bâilla, elle aussi, et se sentit l’âme molle. On gratta à la porte ; une petite femme noiraude et maigre entra. Elle apportait le café au lait. « Bonjour, madame P’tit-Jy », dit-elle, elle tira les rideaux de la fenêtre, le grand jour envahit la chambre. Une boule de fourrure blanche, qui l’avait suivie, sauta silencieusement sur le lit, et vint se blottir en ronronnant contre l’épaule de P’tit-Jy : « Moute, fit P’tit-Jy, bouzou, gôsse bête » et elle souffla chaudement dans le ventre du chat.

Là-dessus, ayant déjeuné, P’tit-Jy allongea son bras brun vers la table de nuit, et y prit un jeu de cartes. Elle cueillit de même une cigarette, l’alluma, et elle en tira plusieurs bouffées, pendant qu’elle disposait les cartes sur le lit entre elle et Sophie. « Tous les jours, je me les fais pour savoir ma chance », dit-elle. Elle regarda le jeu d’un air de réflexion. « Me voilà, moi, la femme de cœur, pas mal entourée : trèfle et cœur. Valet de carreau : une lettre ; de qui donc ? Ah ! peut-être le type de l’autre jour, il a dit qu’il m’écrirait… Mais pas beaucoup d’hommes dans tout ça : y aura pas grand’chose à faire aujourd’hui, Fifi !… »

Elle détacha de l’ongle un léger brin de tabac collé à sa lèvre… Puis, les yeux clignés, à cause de la fumée de sa cigarette, elle prit le gros chat blanc et se mit à jouer avec lui. Sophie la regardait en rêvant.

— Tu veux que je te les fasse, Fin ? demanda tout à coup P’tit-Jy.

— Je veux bien.

— On ne te les a pas encore faites ?

— Jamais, dit Sophie.

P’tit-Jy, tout à fait grave, jeta sa cigarette. Elle demeura silencieuse un instant ; puis, subitement, elle éclata de rire et embrassa son amie. Elle s’écriait : « Quand je te le dis, Fifi, que tu réussiras !… Roi de cœur, dix de cœur, dix de trèfle. Et pas un carreau, ni un pique ! Quelles cartes ! Eh bien, tu en as une veine, ma choute !… » Cependant Sophie restait impassible. Elle murmura :

— Mais… il n’y a pas un jeune homme, là-dedans, P’tit-Jy ?

— Un jeune homme !

— Oui… à l’étranger ?

— Non, fit P’tit-Jy. Qu’est-ce que c’est que ce jeune homme-là ?

— Oh ! Une idée que j’avais…

Il y eut un silence ; puis P’tit-Jy dit, d’un ton sérieux. « Ne t’occupe pas des jeunes gens, va, Fifi. Le meilleur d’eux tous ne vaut rien, t’entends… J’espère bien que t’es chipée pour personne, Fifi ? »

Sophie fit non de la tête. Ses yeux étaient tristes. Elle pensait à Scholch. Elle venait de décider qu’elle ne parlerait pas de lui à P’tit-Jy.

D’ailleurs, P’tit-Jy n’insistait pas. Mais, après avoir allumé une autre cigarette, elle reprit :

— Bien sûr ! rester toute seule, c’est pas drôle. C’est bon d’avoir un petit homme. Seulement, quoi ! C’est la misère un homme. Il te sucera les moelles. Et il se fiche de toi par derrière. Et mets qu’il te trompe, tu souffres et tu fais des bêtises ! Faut rester seule, Fifi !

— Oh ! murmura Sophie involontairement, c’est dur quand on a goûté au ménage !

Alors P’tit-Jy se mit sur son séant, regarda Sophie, et dit :

— Raconte-moi donc un peu ta vie, ma choute.

Sophie, pour avoir repensé à Scholch, était triste, en outre elle était dominée à présent par une sorte d’étonnement, de stupeur… P’tit-Jy… Ce changement de vie… Elle ne s’était pas encore ressaisie : elle rêvait. Elle commença, pour plaire à son amie, à dire son histoire, mais elle parlait mollement. Pourtant, comme elle rapportait la mort de ses parents, elle s’anima… Puis, bientôt, elle ne sut plus où elle était — P’tit-Jy ne fut plus là — elle revivait dans le passé, et par toutes leurs pointes, ses malchances, ses désillusions, ses efforts stériles vers le plus honnête, de nouveau lui perçaient le cœur… Elle revoyait entière sa misérable existence de fille pauvre, le fils du patron à Lyon, Genève, la vie chez M. Bourdit, Grenoble, ses dimanches découragés dans sa petite chambre froide, et ses inquiétudes parce qu’elle n’avait plus de chaussures et pas d’argent, et la mère Rançon, et M. Pampelin…

Là, elle s’arrêta. Quelque chose l’étouffait, la serrait dans la poitrine. Ah ! avoir été toujours si seule et si abandonnée, toujours un tel objet d’indifférence ! elle revoyait la réalité, elle était reprise par son désespoir, elle regrettait de ne pas être morte hier… Cachant sa figure dans le traversin, elle se mit à sangloter ; tout son menu corps était secoué, en reprenant sa respiration, elle faisait le bruit de gorge désolé des petits enfants qui ont un gros chagrin. P’tit-Jy l’avait prise dans ses bras, elle baisait ses joues mouillées, sa bouche crispée : « Pauv’Fifi ! Pleure pas, pleure pas comme ça, mon mignon. Là ! là ! petit, petite choute… » Elle se sentait vers Sophie comme un élan maternel, elle avait envie de la protéger… Quelle jeunesse, quelle douceur ! un petit agneau ! Et en la voyant pleurer là, si malheureuse, voilà qu’elle pleurait aussi… Mais elle l’embrassait, disant d’une voix troublée : « Là ! là ! C’est fini, Fifi ! c’est fini !… »

Sophie, maintenant, rendait avec attendrissement ses baisers à P’tit-Jy. Sa peine perdait son âcreté. Elle éprouvait pour son amie une reconnaissance infinie, elle l’aimait de tout son cœur, elle n’osait pas croire à tant de bonté. Jamais personne, excepté Scholch — Scholch ! — ne s’était encore penché sur elle avec un pareil sentiment, jamais personne ainsi ne s’était intéressé à elle. Elle n’avait encore jamais raconté son histoire : nul n’avait désiré la connaître. Et P’tit-Jy l’écoutait, P’tit-Jy s’attristait avec elle et la réconfortait. Sophie prit la main de P’tit-Jy et la baisa.

— Tu vois, tu as été plus malheureuse que moi, Fifi… dit P’tit-Jy.

On entendait dans la rue un grand bruit de voitures ; les marchands des quatre saisons ne criaient plus, ils étaient passés depuis longtemps : il était midi. P’tit-Jy se leva. Et comme Sophie était à genoux sur le lit, ainsi qu’une petite qui fait sa prière, mince et frêle dans sa chemise blanche, toute blonde, pareille à une enfant de quinze ans, avec ses clairs jolis yeux bleus, elle la regarda avec attendrissement :

— Ce que t’es môme, Fifi !… dit-elle.

Elle avait ouvert l’armoire à glace, elle en sortait des bas de soie, une chemise fine avec un joli ruban rose, un cache-corset bleu ciel, elle avait tiré de la commode un jupon de soie et un corsage clair.

— En v’là des jolies affaires !… dit Sophie.

Tu vas te frusquer avec ça, Fifi… répondit P’tit-Jy.

Chargement de la publicité...