La Turque : $b roman parisien
VII
Il était midi, et P’tit-Jy n’était pas encore entrée chez Sophie. Elle avait pris cette habitude-là, et tous les matins, en se levant, avant de commencer sa toilette, elle venait s’asseoir un quart d’heure dans la chambre de son amie. Cela semblait très bon à Sophie : c’était une gâterie. Il était midi… « Vrai ! il reste tard, celui-là ! » pensa Sophie ; elle gagna le couloir, et s’approcha de la porte de P’tit-Jy ; elle écouta, on n’entendait rien : « Il doit dormir. » (On a des michets comme ça, ceux qui, vivant seuls, ne sont pas accoutumés à dormir avec une femme ; ceux-là, toute la nuit, ils se tournent dans le lit, se retournent, et ils s’endorment au petit jour.)
Sophie, ayant écouté, rentra dans sa chambre et se mit à s’habiller. Mais quelqu’un passait devant chez elle : elle ouvrit sa porte. C’était la mère Giberton : « Dites donc, madame Giberton, il n’est pas du matin le monsieur de P’tit-Jy ! » fit Sophie. « Quel monsieur, madame Fifi ? Mme P’tit-Jy est rentrée seule hier soir. »
Comment ! P’tit-Jy était toute seule ! Mais alors qu’est-ce qu’il y avait ? Pourquoi ne bougeait-elle pas ?… Inquiète, Sophie se précipita chez son amie. Il y faisait nuit, les rideaux étaient fermés, et dans l’obscurité, s’élevait un ronflement de mauvais sommeil. P’tit-Jy se réveilla au bruit, et remua. « T’es donc malade ? » dit Sophie, en se penchant sur elle. « Rien… fit P’tit-Jy. Suis enrhumée… » Et elle referma les yeux. Sophie l’embrassa. Oh ! elle brûlait ! « Ce que tu as chaud ! Qu’est-ce que t’as pris là, bon Dieu ! » Mais P’tit-Jy répétait : « Rien du tout. Le rhume. » En effet elle toussa. Une petite toux sèche. Et elle respirait très court, très vite…
Elle ne se leva pas de l’après-midi. Fifi joua aux cartes avec elle pour tuer le temps. Moute était couchée sur le lit, mais elle était étonnée, elle était inquiète, elle se passait la patte sur l’oreille, comme quand il va pleuvoir… P’tit-Jy avait bien soif. Sophie lui versait du vermouth qu’elle avait acheté l’autre jour, pour quelqu’un qui était venu dans la journée. P’tit-Jy buvait et s’arrêtait pour tousser. Là-dessus, elle fit une mauvaise nuit avec des cauchemars et un peu de délire. Il y avait une colonne qui partait de son front et qui montait jusqu’au plafond, cela tournait, tournait, avec une rapidité vertigineuse. Et cela l’étourdissait et l’épuisait.
Le lendemain matin, elle était abattue. Sophie demanda à la mère Giberton d’aller chercher un médecin dans le quartier.
Le médecin vint, il ausculta P’tit-Jy : « Respirez bien. » Puis il regarda autour de lui, puis il dit : « Est-ce que vous voulez entrer à l’hôpital ? » En entendant dire cela à P’tit-Jy, Sophie devint pâle. Elle prit la main de son amie. Le médecin continuait : « Oh ! ce n’est pas grave ! Ce ne sera pas long, mais vous seriez mieux là-bas, vous savez. »
… L’après-midi, une voiture d’ambulance attendait dans la rue devant la maison. Sophie et Mme Giberton habillèrent P’tit-Jy. On l’assit d’abord sur la chaise longue, elle était oppressée, elle ne pouvait pas parler. Elle jetait sur tout ce qui l’entourait des regards tristes, jamais sa chambre ne lui avait semblé si à elle, si précieuse, elle était attendrie par chaque chose. Elle regardait machinalement Mazeppa : son supplice tout à coup lui parut épouvantable, et elle eut du remords de ne pas avoir éprouvé plus tôt une grosse pitié pour lui. Elle demanda son chat et le caressa ; puis elle dit : « Fifi, c’est aujourd’hui que la teinturière doit rapporter mon cache-corset rose. » On lui mit ses bas ; ses jambes avaient déjà maigri. Elle fut prise de frissons et toussa. Sophie l’embrassait ; P’tit-Jy, les yeux brillants, parlait d’une voix saccadée : « Choute, ma Choute, t’inquiète pas, mon petit. Je vais bientôt revenir. Et toi, Choute, fais bien attention, fais bien attention à toi, prends pas froid. » Le cocher de la voiture d’ambulance était monté pour aider la malade à descendre l’escalier, chacun de ses pas lourds sur le plancher frappait au cœur Sophie : on aurait dit qu’il venait, cet homme, pour emporter pour toujours P’tit-Jy !… P’tit-Jy, appuyée sur lui, descendit lentement, reprenant son souffle à chaque marche… Quand elle fut couchée dans la voiture, elle tint la main de Sophie dans sa main, elle ne dit plus rien, elle avait des larmes plein les yeux et un sourire infiniment triste.
Fifi regarda la voiture s’éloigner, comme frappée de stupeur.
« Allons, faut pas rester là, madame Fifi », dit la mère Giberton, et elle la fit rentrer.
Que la maison fut vide tout à coup, et la vie morne ! Comme tout ce qui parait et déguisait cette vie s’effaça soudain ! Sophie se retrouva dans la réalité de son existence. Dans une chambre meublée, toute seule, livrée à des hommes qui passent : une fille dont le cœur fut déjà déchiré. Cela, P’tit-Jy l’avait entouré de son existence à elle-même, de sa façon confiante et heureuse de vivre, de ce qu’elle racontait, de son amitié. Mais maintenant Sophie se retrouvait seule, seule avec sa tristesse, avec les déceptions et les malheurs de son passé. Elle traversa une période de dégoût.
La vie, à côté de P’tit-Jy, ne l’ennuyait pas : P’tit-Jy l’encourageait, et Sophie, s’appliquant, cherchait à comprendre et à bien faire, afin de reconnaître toute la bonté de son amie. Ainsi, elle avait un but qui dépassait ses actions quotidiennes, qui la forçait à voir plus loin qu’elle et hors d’elle. Quand P’tit-Jy fut partie, tout cela disparut.
Pour P’tit-Jy, son métier était un métier comme les autres. Aucune idée particulière de déconsidération ne s’y attachait. D’ailleurs être considérée, qu’est-ce que c’est ? Et peut-on désirer de l’être universellement ? La juste et bonne P’tit-Jy était estimée de sa corporation. Ce n’est pas un regard méprisant de quelque grosse boutiquière qui allait la toucher ; on sait bien que tous les corps d’état se dédaignent et se jalousent : les charcutiers méprisent les tripiers, dans la vie chacun passe son temps à mettre ce qu’il fait au-dessus de ce que fait le voisin.
P’tit-Jy avait intéressé Sophie au métier, et le lui avait bien appris. Maintenant Fifi savait sortir, et ce n’est pas si ennuyeux, même les jours où l’on ne fait rien, on cause avec les copines en traversant, on se distrait à voir les boutiques (sans s’arrêter, et de loin, à cause des mœurs), on remarque les changements, les nouvelles et celles qui manquent ; en passant on dit bonjour à l’une, à l’autre. Fifi connaissait maintenant le boulevard, ses heures, l’heure de la Patrie, l’heure de la fermeture de la Bourse, l’apéritif, la Presse, enfin la sortie des ouvrières où il n’y a plus rien à faire, soit que le michet aille dîner, ou bien parce qu’il est perdu dans l’affluence des femmes qui surviennent tout à coup. Fifi connaissait les jours, les jours où l’on a la veine, où l’on ne peut pas faire un pas : ça y est, — où ils en veulent tous. Et les autres jours, les jours monotones et qui n’en finissent pas. C’est la pêche : ça mord à tous coups, ou l’on peut bien rester là une journée sans rien prendre. Il y a des jours où le poisson reste au fond, il n’a pas faim, et d’autres jours où même ceux qui ne savent pas pêcher en prennent un plein panier…
Sophie connaissait maintenant le plaisir du travail qui ressemble à celui du jeu, l’écœurement et la ruine de rentrer seule, semblable à l’affaissement d’avoir perdu, la joie de revenir accompagnée, qui est un triomphe comme d’avoir gagné ! Elle connaissait aussi les clients, elle savait ce qu’on dit : « Comme t’es beau de figure, toi !… » et « T’es pas comme y en a » et « Ça me fait plaisir avec toi. » Et elle savait qu’ils n’y croient pas, et qu’ils y croient tout de même.
P’tit-Jy partie, tout cela disparut, la vie s’éteignit. Le boulevard devint morne, fatigant, les jours gris, les michets rares ou bien brutaux…
Ce qui, entre autres, décourageait Sophie, c’était de manger seule. A table avec P’tit-Jy, c’était gai ; on causait, on blaguait. Elle se retrouva comme une abandonnée en face des vagues poulets marengo et des bœufs mode à longue sauce. Elle tomba dans l’atonie, et rien ne l’intéressa plus. Avec cela, on était au commencement de décembre, il pleuvait, il faisait nuit à quatre heures. Sophie eut le dégoût de tout.
Ce qui la faisait souffrir encore, c’est qu’une autre femme eût pris la chambre de P’tit-Jy, cela avait été comme si P’tit-Jy ne devait plus revenir. Et la vie continuait dans la maison, indifférente à l’absente. Sophie entendait le bruit de clé introduite dans la serrure, à côté, et la femme qui allume la lampe, pendant que le monsieur retire son chapeau et son par-dessus. Et cela, auquel elle ne faisait pas attention quand c’était P’tit-Jy, lui semblait maintenant d’une tristesse affreuse — elle ne savait pas pourquoi — et lui faisait mal.
Elle restait dans sa chambre, assise, les mains vides, regardant la petite flamme de sa bougie, et songeant, infiniment triste et sombre. Elle entendait le bruit d’un fiacre dans la rue : le pauvre cheval qui trottine misérablement, aveuglément, dans la nuit, sans savoir pourquoi, comme les femmes. Elle ne bougeait pas, elle rêvait. Quelquefois la mère Giberton ouvrait la porte et disait : « Eh bien, madame Fifi, vous ne sortez pas ? » La mère Giberton, maintenant que P’tit-Jy n’était plus chez elle, en parlait avec assez d’insouciance, comme d’une parmi les innombrables locataires qui s’étaient succédées dans la maison. Et Sophie, ayant compris que l’amitié de la mère Giberton pour P’tit-Jy était toute superficielle, pensait que personne ne vous aime, n’est occupé de vous, et qu’on est toujours seule.
Alors le michet la dégoûtait. Elle disait d’une voix colère : « Ah ! dis donc ! tu me fais mal ! » Si on l’embrassait sur la bouche, elle crachait. Eux pensaient : « C’est une rosse. » Certains lui disaient : « Tu cherches un marron ? » Elle avait envie aussi de les mordre et de les griffer, tous. « Me serre pas comme ça, hein ! »… « Me lèche pas comme ça !… »
D’ailleurs, elle n’avait plus de chance. C’était sans doute le temps. Avec ces mauvais temps-là, on ne travaille pas. Elle restait des trois jours sans ramener personne. Elle en était malade d’énervement, d’attente vaine, de fatigue.
Il fallait pourtant de l’argent. Il fallait payer la chambre, et puis il en fallait pour P’tit-Jy, pour la gâter un peu là-bas.
Sophie était allé voir P’tit-Jy le jeudi qui avait suivi son entrée à l’hôpital. Cela lui avait fait un drôle d’effet. Elle était entrée sous une grande voûte froide. On se trouve ensuite devant un immense monument sombre, avec une horloge au milieu, et beaucoup de fenêtres. Elle avait traversé une cour plantée de petits arbres. Et alors l’odeur du phénol, le cœur serré : elle était dans la salle où P’tit-Jy était couchée. Il y avait là un parquet très ciré et brillant, Sophie avait eu peur de salir. Et puis ses pas faisaient du bruit sur le parquet, tandis qu’on n’entendait pas du tout les infirmières en chaussons. Tout le monde la regardait. Elle s’était sentie honteuse.
Elle était passée devant toutes les malades rangées dans leur lit, immobiles, et était arrivée devant P’tit-Jy… Oh ! pauvre P’tit-Jy ! qu’elle avait mauvaise mine !… Et comme c’était triste de la voir là, dans ce petit lit blanc, pauvre, elle qui était si bien chez la mère Giberton ! P’tit-Jy avait essayé de sourire, elle avait pressé la main de Fifi, quand celle-ci avait posé sur le lit du chocolat et des oranges. L’infirmière s’était approchée : « Il ne faut pas parler, numéro 17. Il ne faut pas s’agiter. »
… Les deux lits voisins, c’était un cancer et une cirrhose du foie. La cirrhose, une femme assez jeune, à la longue figure jaune creusée, avait aussi des visiteurs. Un homme, l’air d’un ouvrier, en complet noir bien propre, tournant entre ses doigts son chapeau melon, et regardant sa pauvre femme sans mot dire d’un air apitoyé, et un petit garçon en tablier bleu examinant tout, bouche ouverte, et yeux écarquillés… Le cancer, c’était une vieille à cheveux gris qui respirait fort… Sophie parlait à P’tit-Jy à voix basse. Elle lui donnait des bonnes nouvelles de tout, de Mme Giberton, du boulevard, du travail. Elle lui disait : « Tu as bonne mine », et qu’elle allait vite guérir, et qu’il ne fallait pas se faire de mauvais sang, que c’était un petit moment à passer. P’tit-Jy entendait à moitié. Elle souriait vaguement. Elle était affaiblie et devenue enfant. Ses mains maigres, longues sur le drap, Sophie les regardait, et cela lui mettait le cœur à l’envers.
… Quand P’tit-Jy était arrivée à l’hôpital, lundi dernier, il faisait déjà nuit. On l’avait couchée aussitôt. Tout ce qu’elle vit alors fut extraordinaire. Sa fièvre sans doute grossissait tout. Une femme qui s’approcha de son lit, pour la faire boire, lui sembla une apparition. Une petite lampe à essence, placée sur une table au milieu de la salle, répandait une lumière vacillante qui faisait danser, s’étirer, et s’écraser des ombres fantastiques sur le mur… On respirait : oh ! une foule de respirations bruyantes ! cela se changea en un bruit de soufflet de forge, et les malades crachaient, et d’autres remuaient dans leurs draps… au fond de la salle s’élevait une plainte, un gémissement très régulier…
Quand le jour parut, ce fut la salle cirée, brillante et froide comme une glace, l’alignement des lits blancs, le silence, le repos, l’air engourdi de toutes les choses. En face d’elle, P’tit-Jy voyait sur un oreiller une tête pâle, deux yeux qui la regardaient dans un visage muet. Et c’était deux longues séries de malades, couchées les unes en face des autres, et se regardant sans parler. Par la fenêtre sans rideaux, on voyait sous un ciel sale une rangée de platanes amputés, qui tordaient leurs moignons comme des suppliciés. Puis une haute maison à sept étages, aux étages tous pareils. Muette, P’tit-Jy, les yeux ouverts, écoutait le silence, regardait l’immobilité. Des figures étaient venues près de son lit, avaient parlé, P’tit-Jy dans une torpeur, n’avait perçu cela qu’à moitié. C’était trois convalescentes qui étaient levées… Le médecin était passé avec ses élèves et l’avait examinée. Il ressemblait à un homme chic, qu’elle avait fait l’été dernier aux Champs-Élysées. Alors elle pensa à l’été. Elle se rappela les fleurs, les soirs où les équipages glissent dans une poussière d’or, les marronniers couverts de feuilles, et quand il y a tant de monde aux terrasses des cafés. Elle revit aussi le ciel bleu de Meudon, et elle entendit dans un bois un concert d’oiseaux. On lui avait donné de la quinine, sa fièvre tomba un peu. Alors elle sentit que la chemise de grosse toile, la chemise d’hôpital qu’on lui avait mise, la grattait. Elle pensa qu’elle aurait la peau rouge. Puis elle pensa qu’elle devait être laide, et elle demanda une glace à l’infirmière, elle se fit donner un petit paquet que Fifi lui avait préparé, il contenait des rubans, de la poudre de riz, du rouge, et un polissoir à ongles. Elle noua un ruban bleu dans ses cheveux, elle se mit de la poudre sur les joues et du rouge aux lèvres. Les trois convalescentes étaient revenues près de son lit. Elles regardaient les mains blanches de P’tit-Jy, ses ongles soignés. Elles se sentaient pour elle un peu de répugnance et beaucoup d’admiration. « Vous êtes bien chez vous, hein !… Où donc que vous habitez ? » Mais P’tit-Jy ne répondait pas, elle était fatiguée, elle s’endormit, son ruban bleu sur l’oreiller…
Sophie rentra chez elle découragée. P’tit-Jy, si pleine de vie toujours, lui avait paru bien éteinte, bien faible, bien changée.
Cependant P’tit-Jy avait pensé à demander du chypre.
Fifi ne mangea pas, et n’eut pas le courage de sortir. Elle se coucha, appelant le sommeil de toutes ses forces, elle souffrait trop quand elle ne dormait pas.
Elle n’avait pas d’argent. Et il fallait manger, et il fallait apporter à P’tit-Jy du chypre, des oranges, des fleurs ; il fallait que P’tit-Jy ne devinât rien, il fallait aussi que les autres malades ne soupçonnassent pas qu’on était sans argent à la maison, car elles respectaient P’tit-Jy parce qu’elles la croyaient riche : si P’tit-Jy avait été pauvre, elles auraient trouvé son métier tout à fait honteux… Sophie voyait maintenant que la situation de son amie, qui l’avait tant éblouie naguère, n’était guère brillante en réalité. C’était le dénûment doré. Elle vivait bien, mais elle ne mettait rien de côté : au premier accroc, c’était la misère.
Ce jour-là, le froid avait commencé, il gelait, les rues étaient arides, nettes et droites comme des lignes géométriques. Les gens passaient, à petits pas pressés, se dépêchant, en soufflant. Les agents se promenaient sur les trottoirs vides, la tête dans leurs capuchons, et, aux stations de voitures, les cochers battaient la semelle. Sur le boulevard, rien à faire, qu’à prendre mal.
Il restait le linge de P’tit-Jy et deux robes assez bonnes. Sophie pensa qu’on pouvait lui prêter quelque chose dessus, et alla au clou avec un paquet… Des bancs où l’on s’asseoit pour attendre son jugement. La salle est sombre, par les vitres dépolies entre une lumière de pauvre. Plusieurs commis, assis derrière un comptoir, griffonnent. Un autre annonce les prêts. Les petites gens, sur les bancs, sont minces et prennent très peu de place. On entend : quatre francs, six francs, des sommes infimes. Les têtes sont baissées. On répond timidement au commis brusque…
Fifi, coiffée d’un chapeau, des perles fausses aux oreilles, était la misère fardée au milieu de misères en tablier et camisole. Elle s’était glissée le long du mur, timide, humble, les yeux tristes. Mais on la regarda sans méchanceté, car les autres, sous sa friperie moins sombre que leurs pauvres costumes, distinguaient la même âme que la leur, une âme pitoyable de hasard et de malheur.
On lui donna quinze francs. C’était après-demain dimanche. Hier elle avait mangé, en prenant un petit pain aujourd’hui, et un bon repas demain à midi, elle irait bien jusqu’à la visite à P’tit-Jy. Après, elle ferait peut-être quelqu’un. Elle acheta un flacon de chypre de six francs. Et le dimanche six belles oranges et des fleurs. Il lui restait une pièce de cinq francs, elle la gardait pour P’tit-Jy, pour l’infirmière…
Le dimanche, en allant à l’hôpital, Fifi avait un peu mal à l’estomac. Pour ne pas avoir trop envie de manger les oranges, elle les avait enveloppées dans un journal, et en les portant, elle se forçait à se figurer que c’était des boules de n’importe quoi. D’ailleurs, elle y pensait à peine : elle pensait qu’elle allait voir P’tit-Jy, et qu’elle voudrait bien que P’tit-Jy fût guérie.
P’tit-Jy ne parlait plus. Elle était oppressée ; la fièvre l’avait abattue. Elle vit les oranges, les fleurs, le flacon, avec indifférence. Tout autour du lit, c’était une odeur de sueur. P’tit-Jy avait des étouffements, des suffocations. Sophie la regarda, et fut consternée. C’était fini !… Le soir, chez la mère Giberton, elle eut une faiblesse. On lui donna du bouillon, qui la remit un peu.
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! P’tit-Jy allait mourir ! » Angoisse ! Cette pensée pourtant ne la surprenait pas ; depuis que P’tit-Jy était partie, Sophie savait qu’elle ne reviendrait pas, elle l’avait senti, rien en elle ne s’était formulé, mais elle avait eu une chute, puis une immobilité, un refus devant la vie qui venait bien de ce qu’elle savait.
P’tit-Jy allait mourir ! P’tit-Jy qui était si bonne ! P’tit-Jy qui l’avait sauvée ! Sophie n’eut plus qu’une seule idée : avoir beaucoup de fleurs… Il faisait moins froid ; elle sortit. Qu’est-ce donc qui lui portait bonheur ? Jamais elle n’avait tant travaillé. Dès qu’elle était dans la rue, elle trouvait quelqu’un !
Le jeudi elle alla à l’hôpital. Elle avait de l’argent. Mais on lui dit que P’tit-Jy était morte. Elle avait été emportée à l’amphithéâtre, et il n’y avait pas d’enterrement.