La Turque : $b roman parisien
II
Elle demeurait rue Saint-Laurent, sur la rive droite de l’Isère, où l’on ne voit qu’une ligne de maisons pauvres, adossées au pied de la montagne. Tous les matins elle traversait le pont en pressant le pas, car ça piquait, et elle se retournait pour regarder le Saint Eynard, pareil à une calotte râpée, et le fort Rabot. Il y avait les jours où la brume enveloppe tout, et les jours de temps clair… Elle se dépêchait, suivait la file d’ouvrières minces et vêtues de sombre qui couvrait le trottoir. A l’atelier les jeunes filles étaient aimables, et puis on bavarde, le temps passe. C’est l’après-midi qui paraît long. D’abord elle s’était sentie étrangère, elle l’était d’ailleurs, on s’occupait d’un tas de choses qu’elle ne connaissait pas, elle était là, bête, et personne ne lui parlait, ou bien on la plaisantait. Peu à peu elle s’y était mise… Mais, le soir, quand elle rentrait, les doigts piqués et le dos qui fait mal, elle était très triste. Seule dans sa petite chambre, avec sa pauvre bougie, elle avait toujours envie de pleurer. Elle se couchait tout de suite, et elle s’efforçait de s’endormir vite, de ne penser à rien…
C’est le dimanche qui était dur ! elle restait chez elle pour se raccommoder (et puis, où aller, toute seule ? — c’est encore plus mauvais quand on voit les autres qui sont heureux, deux par deux, ou en famille), et elle réfléchissait : Qu’est-ce qu’elle avait donc fait au bon Dieu pour être si malheureuse ? Il n’y avait eu au monde que sa mère pour l’aimer. Elle repassait son enfance, Saint-Gervais, les baigneurs en été — les jolies dames qu’elle venait regarder à la porte du casino — et l’hiver avec la neige dans les montagnes. Elle se rappelait la maison, la mère qui tricotait et parlait, le père qui fumait sa pipe et écoutait. Elle se rappelait comment sa mère la prenait dans ses bras, quand elle était petite, et la baisait doucement sur les yeux. Et un jour son père — elle avait treize ou quatorze ans — lui caressait les cheveux, il avait dit : « C’est une belle fille, notre Fifi »… Elle revoyait Félix quand il l’appelait ma chérie. Une fois il lui avait donné de l’odeur, elle avait encore le petit flacon, elle le plaçait sur sa table à côté d’elle. Puis elle pensait à son tuteur : rester chez lui, non, elle ne pouvait plus ! Il était glacé cet homme-là. Jamais un mot ! Elle conservait le poids de son regard sur la tête ; si elle s’arrêtait un instant, son ton dur pour dire : Eh bien Sophie !… Et comme il la surveillait ! Quand elle allait aux commissions, il ne pardonnait pas un retard d’une minute… Il n’avait donc pas vécu, M. Bourdit, pour ne pas comprendre qu’elle n’était pas si coupable qu’il le croyait ? Certainement, elle l’était — mais n’avait-elle aucune excuse ? Il était vertueux, oui, cependant ne peut-on pas être bon aussi ? Ah ! avec sa méchanceté, il l’aurait plutôt poussée au mal que retenue ; il l’exaspérait !
De Genève, elle gardait l’impression d’avoir été comprimée, étouffée. Elle revoyait la maison silencieuse, les murs froids, et elle avait un serrement de cœur… Mais maintenant est-ce qu’elle n’était pas aussi malheureuse ?… Travailler, être pauvre, bien sûr ! mais vivre pour quelqu’un, avoir un but, ne pas se sentir seule… Hélas ! elle n’avait aucune affection, personne ne s’intéressait à elle. — Un grand découragement l’envahissait. Elle s’abandonnait sur sa chaise, ses yeux se brouillaient, elle aurait voulu mourir.
Elle alla ainsi trois mois, elle passa la Noël, puis le Jour de l’An où celles qui ont de la famille sont heureuses. On voyait maintenant de la glace dans les ruisseaux, il faisait un froid sec, les rues étaient nues, et quand le vent soufflait, on ne sentait plus sa figure. Sophie rencontrait quelquefois dans l’escalier une petite vieille proprette qui habitait dans la maison. Elle lui disait : « Bonjour, ma belle… Comme vous êtes courageuse ! » Sophie répondait : « Il le faut bien, Madame »… Le dimanche elle ne travaillait pas à l’atelier, donc n’était pas nourrie. Elle ne mangeait pas le dimanche. Elle avait dû acquérir une pèlerine chaude pour l’hiver, ce qui avait ruiné ses économies. Ses bas étaient tout reprisés et ses chaussures percées à la semelle. Elle se demandait comment elle allait payer son mois, elle n’osait pas penser à l’avenir.
Quand le premier arriva, aucun argent. Elle alla chez Madame Devaux qu’elle n’avait pas revue depuis son arrivée. Celle-ci n’écouta pas son récit, elle n’avait pas le temps, tira trois francs de sa caisse, les lui donna, et lui dit un au revoir très significatif. Sophie porta les trois francs au logeur, et lui demanda de patienter quinze jours, jusqu’à sa paye… Mais maintenant elle était en retard, elle ne remonterait jamais le courant, et il fallait encore absolument qu’elle s’achetât une paire de bottines !
Elle rencontra un jour dans la rue Lafayette, en revenant de l’atelier, la vieille de sa maison : « Vous rentrez, ma belle ? Moi aussi. » Et la vieille marcha à côte de Sophie. Elle la fit entrer dans sa chambre, elle avait du feu, elle l’invita à boire un peu de rhum et d’eau sucrée chaude pour se réchauffer. Elle la regardait : « Vous êtes jolie, petite. » Puis elle lui demanda si elle était contente… Sophie raconta ses misères. « Ah jeunesse !… marmotta la vieille. Moi aussi j’ai été comme vous, et je le regrette bien à présent. On laisse passer son beau temps, les années courent, on perd ses couleurs. Quand on est gentiment tournée et intelligente, on pourrait être si heureuse. » Puis elle laissa Sophie remonter chez elle.
Le hasard, sans doute, voulut que depuis ce jour-là la mère Rançon se trouvât à plusieurs reprises sur le chemin de l’ouvrière ; la petite l’intéressait, elle lui parlait chaque fois avec bienveillance, elle lui prêta cinq francs pour acheter des bottines. Puis un peu de temps passa. Puis elle réclama l’argent. Sophie était toujours gênée, elle ne pouvait pas rendre. « Cela vous serait facile, mon enfant, disait la vieille, on vous remarque beaucoup en ville. Je connais des Messieurs qui vous ont rencontrée… » Sophie rougissait… Elle ne s’étonna pas autrement cependant de trouver chez la vieille, un soir, un Monsieur d’un certain âge, bien habillé, en chapeau haut de forme, qui paraissait très convenable et qui la regardait avec bonté.
« Ah ! ma foi tant pis, j’en ai assez ! dit Sophie Mittelette un dimanche. Et puisque je ne peux pas arriver… »
Et elle quitta l’atelier.