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La Turque : $b roman parisien

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V

Elle descendait le matin, encore presque assoupie, et fatiguée des quatre membres comme si on l’avait battue, car on se couchait tard et après être resté toute la journée sur ses pieds. On commençait à nettoyer ; mettre les chaises sur les tables, arroser, balayer ; cela sentait le tabac froid, la sciure et les crachats. Un jour sombre entrait par les vitraux, de l’air sur glissait par la porte, ouverte. On avait le patron sur le dos : « Un coup de foulard ici ! Et ce que vous laissez dans les coins, ma fille ! » On mettait les mégots dans un sac.

A onze heures, les premiers clients arrivaient. Il y avait le bon homme : « Bonjour, mon enfant ; et les amours ? » Il y avait celui qui veut toujours toucher, qui vous prend à la taille, ou vous caresse la main, le commis voyageur : « Oh ! là ! là ! t’en fais des yeux cochons ! » Et l’employé… Parler, s’approcher et s’échapper, servir, sourire.

Le soir c’était des cris dans la fumée, des manilles, coups de poing sur la table, discussions, jurons… Dans le coin des étudiants, on chantait… Sophie était étourdie, avec un mal de tête horrible ; ses jambes pliaient sous elle ; mais il fallait s’empresser, et de l’adresse.

Pendant deux semaines, elle ne sentit rien. Elle était abrutie de fatigue et comme stupéfiée. Et tout de suite debout, à l’aube, et occupée, elle n’avait pas le temps de penser. Quand, enfin faite un peu à toute cette nouveauté, elle commença à en prendre conscience, elle fut désespérée.

Elle se sentait déchue.

D’abord, quel travail ! Quand elle cousait, elle avait l’orgueil de ses doigts ; ils usaient d’habileté, d’intelligence. Mais porter des chopes sur un plateau !…

Et ces hommes qui lui donnaient des sous en disant lâchement une saleté ! Les autres bonnes prêtes à tout !… Et coucher là, être comme une brute attachée à la maison, ne plus avoir de vie à soi !… Et encore, dans la brasserie, il y avait une atmosphère énervante. Ah ! Rien que des hommes !… Des regards d’hommes, des bouches et des mains d’hommes ! Elle dormait mal… Des hommes qui vous plantent un regard dans le cœur comme un couteau, ou qui parlent doucement avec une furieuse envie, on le sent bien, de se ruer… Ces yeux, ces yeux qui se collent à votre corsage ! Les autres bonnes riaient, riaient, roucoulaient, riaient, hennissaient…

Un matin, le patron bouscula Sophie dans la cave, sur un sac de charbon. Alors elle oublia tout, elle ne voulut plus se souvenir d’elle-même ; elle eut une folie, vécut dans un vilain rêve. Elle le rejoignait, là, dans le noir, elle sentait des mains sur elle, elle entendait haleter un souffle, une bouche humide et chaude la parcourait, une flamme la pénétrait, l’embrasait, et dans un éclair, elle s’évanouissait… L’homme disparaissait dans l’ombre… Sophie était seule ; elle avait honte. Mais remontée aux lumières, au bruit, elle ne savait plus rien ; tout s’effaçait, elle se remettait à circuler à travers les tables en portant ses bouteilles.


Dans le coin des étudiants, trois Allemands venaient tous les jours. Ils ne jouaient pas aux cartes, et ils ne chantaient pas. Presque sans rien dire, ils fumaient des pipes. L’un d’eux, quelquefois, se mettait à parler : il parlait longtemps, et les deux autres l’écoutaient, en faisant par moments un signe de tête. Le plus grand et le plus large, le plus blond, appelait toujours Sophie « Fraulein » ; il la regardait d’un air rêveur et sérieux. Sophie ne l’aimait pas, parce qu’il était trop poli… Qu’est-ce qu’il veut, cette choucroute-là ! pensait-elle… Avec sa tête fadasse, il l’effrayait un peu… Il parlait doucement, timidement.

Celui-là se mit à arriver chaque matin à dix heures, avant tout le monde. Il s’asseyait à l’une des tables de Sophie… Le v’là encore ! murmurait-elle, de mauvaise humeur. « Bonchour, Fraulein », faisait-il. Là-dessus, il s’arrêtait, il était gêné… Elle s’adossait à la boiserie ; la serviette au bras, debout, de ses mignons yeux bleus, cernés de noir, elle le regardait, indifférente. Alors, tout troublé, il tirait un journal de sa poche et se cachait derrière.

Elle s’amusait maintenant tous les matins à l’embarrasser ainsi. Elle le trouvait si bête et si ridicule. Il avait pris l’habitude de ne pas parler. Il s’asseyait, lisait, la regardait parfois à la dérobée et rougissait. Un imbécile… Cependant, un jour qu’elle toussait, il leva les yeux sur elle avec une expression d’inquiétude si singulière qu’elle en resta tout étonnée. Et comme une bonne lui disait en déjeunant : « Et ta gourde de Boche ? — Quoi ! ta gourde ! » fit Sophie.

Une idée nouvelle, extraordinaire, tout d’un coup l’avait frappée, et la rendait comme grise. Ça l’avait prise subitement ; subitement elle avait eu le cœur à l’envers, tremblante. Il m’aime !… Il y avait quelqu’un qui pensait à elle, pas pour monter dans sa chambre la nuit, pas comme à une bête, quelqu’un qui rêvait en pensant à elle !

Toute la journée elle fut absente ; elle n’entendait pas les clients l’appeler, elle se trompait en servant… Quand enfin elle remonta pour se coucher, la journée finie, elle tomba sur son lit et pleura. Elle pleurait à sanglots, à chaudes larmes, avec des soupirs profonds, ah ! de tout son cœur à vider !

Le lendemain, le commencement de la matinée fut interminable. Dix heures ne sonneraient donc jamais ? Enfin l’instant arriva, mais Scholch n’était pas là… Mon Dieu ! est-ce que maintenant il allait ne plus venir, avait-elle compris trop tard !… Cependant il parut. Alors elle le servit, n’osa pas le regarder, puis alla se cacher.

Cela dura plusieurs jours, le pauvre garçon se désolait. Il avait bien senti qu’il ne plaisait pas à Sophie, mais lui était-il devenu si insupportable qu’elle ne pût même plus souffrir sa vue ? Avant, au moins, si elle ne l’encourageait guère, elle restait là, près de sa table, il pouvait de temps en temps se risquer, d’un œil. Pourquoi fuyait-elle à présent ? Il aimait encore mieux quand elle avait l’air de se moquer de lui, mais qu’elle était là.

Un jour, un samedi, Scholch se montra seulement à dix heures et demie, Sophie depuis longtemps ne vivait pas. « Vous êtes bien en retard », fit-elle, malgré soi. « Comment donc ! vous avez recardé cela, Matemoiselle ? » demanda-t-il… Elle se tenait devant lui, mince, avec sa figure douce et ses jolis yeux d’enfant. Elle le regardait comme jamais elle ne l’avait regardé. Il se sentit bouleversé. Que se passait-il ?… Comme elle le regardait, mein Gott !! « Sophie ! » balbutia-t-il. Elle recevait sa voix avec ravissement, il n’avait plus d’accent, ou bien il était joli son accent… Il avait l’air troublé, des yeux éperdus : Sophie se sentait heureuse… Ils se mirent à parler par petites phrases, à mots détachés, des mots timides, des mots rougissants, puis, peu à peu, le cœur ouvert, il aurait voulu parler, parler, parler pendant toute sa vie… Sophie écoutait, délicieusement. Ah ! ce langage jamais entendu encore et désiré toujours !… Il lui disait qu’il avait bien compris qu’elle n’aimait pas le voir, et cela lui était si douloureux ! Il disait comme elle l’avait intimidé, qu’il voulait lui parler et n’osait pas, que tous les mots l’abandonnaient quand elle était là… Il disait comme il pensait à elle, qu’il n’avait tous les jours qu’un désir, venir ici et la voir, qu’il ne travaillait plus et ne pouvait plus travailler, que la seule pensée dans sa tête c’était elle, et que, ces derniers jours, quand il avait remarqué qu’elle le fuyait, il était devenu trop malheureux, et il ne savait plus comment faire, et il souffrait, et il l’aimait…

Sophie avait envie de pleurer en entendant cela. Elle aurait voulu baiser la main de Scholch. Elle se sentait les jambes molles. Elle ne disait rien. Elle écoutait, elle soupirait… Oh ! c’était bon, mais cela remuait trop ! Elle manquait défaillir.

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