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La Turque : $b roman parisien

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II

Sophie marchait maintenant avec une sorte de rage, montant et redescendant le boulevard plus de dix fois chaque soir. Elle allait à petits pas pressés, la jupe retroussée sur son jupon rose qui vraiment vivait, courant tout autour des jambes.

Soirées de février où le printemps déjà se laisse entrevoir ; il y a de l’orage dans l’air ; on a presque chaud ; on trouve que ce n’est pas un temps de saison… Les cafés avaient repris pour quelques jours leur vie extérieure : toutes tables dehors. Fifi longeait les terrasses, en lançant aux hommes des regards quêteurs… Et le boulevard vivait, avec ses agents qui font les cent pas sans rien regarder, attendant la relève en bâillant, avec ses camelots, avec ses gigolettes qui, deux par deux, passent vite, l’air puéril et canaille.


Le petit train-train avait recommencé… « Bonjour, ça va ? » en croisant les femmes de la maison et les autres qu’on connaît… A part soi, de vagues réflexions sur les choses, sur les gens : On l’a pas vue depuis longtemps celle-là ; mauvaise mine, elle doit sortir du ballon… Ah ! c’t’affiche ! la cafetière au Président !… Ils sont gentils ces petits souliers à 6,95… Sophie allait, regardant autour d’elle pour se distraire. C’est si barbant à faire le boulevard ! Elle aimait bien les camelots, ceux qui font des tours, ou ceux qui sont forts pour le boniment et qui se fichent des agents. Mais on ne peut pas trop s’arrêter, parce qu’on se fait remarquer.

Il y en avait un qu’elle connaissait bien : l’Escalope. Elle savait son nom, parce qu’un jour — il était en train de travailler — dans la foule une voix avait dit : « Pet ! pet ! l’Escalope ! »… Il paraît que de ces messieurs de la maison à Lépine approchaient.

Il était rigolo, l’Escalope… Ce qui vous prenait tout de suite, c’était deux yeux hardis, vifs, moqueurs, qui vous regardaient droit et vite. L’Escalope, on sentait que rien ne pouvait l’intimider. Sur ses yeux, la visière de sa casquette baissée. Dessous, une bouche ouverte pour gouailler, pour blaguer, — et toujours le sourire. Une dent de moins devant, ce qui le rendait tout à fait sympathique ; cette dent-là, il avait dû la perdre dans une aventure pas ordinaire. L’air leste et malin, l’Escalope regardait à droite, regardait à gauche, très attentif, tout en parlant ; et le danger approchait-il, il se mêlait à la foule avec naturel, disant à mi-voix : « Me regardez pas, regardez par terre. »… Il en avait un bagout ! « Si vous voyez de loin s’abouler par ici un de ces vilains animaux, un de ces escargots du trottoir qui marchent toujours de long en large, enfin un agent, un petit signe, messieurs, dames, un coup d’œil, et je m’élance d’un bond, tel Jacquelin, le jour où il gagna son Grand Prix, et je me carapate. Je suis envoyé ici par la maison bien connue, Guipardot et Cie, afin de vous vendre à des prix étonnants… Regardez par terre, messieurs, regardez par terre… » Un agent fendait la foule. Mais l’Escalope avait disparu.

Tout le monde lui était favorable, parce qu’il risquait. Tandis qu’il faisait son boniment, comme on le sentait inquiet, guetteur, la foule était gagnée par l’inquiétude. Et c’était pareil au théâtre : on attendait qu’il se passât quelque chose. On attendait des émotions. On aurait voulu voir l’Escalope aux prises avec un agent, — voir l’Escalope… Il échappait ! On était à la fois satisfait et déçu. Car on désirait bien qu’il échappât, mais au moins après avoir cru un moment qu’il était pincé.

Sophie aimait bien l’Escalope. Il l’amusait. Il n’avait pas peur cet homme-là. Il était rigolo : tout à coup, plus personne ; ni vu, ni connu. Et, après, l’agent passé, on ne savait pas d’où il sortait, il était là, et il recommençait son boniment. Il était rigolo avec sa casquette sur les yeux et son foulard noir. Toujours bien rasé, la face fraîche, l’air bien portant. « Bonjour, la môme », disait l’Escalope à Sophie, quand il la rencontrait.

Et le boulevard vivait sa vie. Il y avait aussi une petite, Bertha, avec laquelle Sophie causait quelquefois. Elle était toute gosse, elle n’avait pas seize ans. Volage comme un moineau Elle venait deux jours, trois jours, et elle disparaissait.

Sophie marchait. En mars, le michet est incertain, comme le temps. On fait bien du chemin pour pas grand’chose. Il y avait des jours où elle ne mangeait qu’un petit pain. Mais le temps est meilleur, on n’a plus froid. On regarde les bourgeons sur les marronniers : les feuilles sortiront bientôt. Au commencement d’avril, on eut une série de beaux jours, le ciel était absolument pur ; la vie, tout à coup, devint joyeuse ; on se serait cru en été ; le soir, sur le boulevard, il y avait foule, et des bouffées de musique sortaient des cafés. Sophie se sentit plus malheureuse. Ah ! si P’tit-Jy avait été là !… Cependant elle retrouva son chapeau de paille de l’année dernière, et sortit en taille. Elle avait toujours son joli corps gracieux d’enfant.

Elle descendait, un après-midi, le faubourg Montmartre. « Ça va, la môme ? » fit quelqu’un à sa gauche. Elle se retourna : c’était l’Escalope ; debout contre la porte d’un bar, il la regardait en riant. Peut-être parce qu’elle s’ennuyait ce jour-là : sans réfléchir elle s’arrêta, et sourit. Ainsi on ne l’avait pas encore chauffé l’Escalope ! Ah ! les agents pouvaient bien courir, il la connaissait pour se faufiler ! Il était là, les deux mains dans les poches, pas bileux, en peinard ; il se reposait un peu, avant de repartir au milieu des hasards.

— On prend pas une petite grenadine au kirsch en passant ? dit-il.

Sophie entra. L’Escalope, quand elle le voyait, elle avait tout de suite envie de rire ; la vie, tout de suite, lui paraissait comique. Ils s’étaient assis au fond de la salle. Le camelot la fixait de ses deux yeux hardis.

— Alors c’est Fifi qu’on vous appelle ?

Et il commençait à lui faire des boniments sur ce qu’elle était gentille ; elle avait de petites mains, un petit nez, de petites oreilles et une coquine de petite bouche qui devait bien embrasser. Et puis ses mirettes ! Ah ! ces yeux bleus-là, il ne savait pas dire comme ils lui plaisaient… Et, à un petit bout d’homme, pas aussi haut que le comptoir, qui venait d’entrer :

— C’est pas vrai, Tom-Pouce, que je t’ai dit qu’elle était la plus gironde du boulevard ?

Tom-Pouce tourna la tête et regarda Sophie :

— I m’l’a dit, fit-il, et il cracha. Puis il ressortit en courant ; il vendait du Paris-Sport.

Maintenant l’Escalope parlait de lui. Aujourd’hui il avait fini sa journée… D’abord il n’avait pas le caractère ouvrier aujourd’hui, et puis justement, à cette heure-ci, c’était le quart d’un agent qui avait juré de l’avoir, lui, l’Escalope, et qui n’était pas trop bête, ma foi ; c’était pas franc. Cet agent-là, bon Dieu, il aurait presque pu faire un camelot ! Quelquefois l’Escalope y allait, exprès, histoire de s’amuser : ils jouaient au plus fin, tous les deux, avec l’agent. Mais aujourd’hui, il n’était pas en train. Il montrait à Sophie ce qu’il vendait : des cartes transparentes, des petits livres très curieux. Et il riait, à belles dents, de toutes ses dents, moins une. Sophie le regardait, regardait son cou rose, serré par le foulard noir.

Elle ne savait pas pourquoi, avec lui elle se sentait à l’aise. C’était un homme qui connaissait tout, il connaissait la vie. On pouvait parler avec lui. Et puis il était du trottoir aussi, il était chez lui dans la rue, on faisait des métiers un peu pareils, sur le boulevard… C’était un ami… Le michet, lui, est toujours si loin, si étranger.

— Et à part ça, dit l’Escalope, ça boulotte, vous ?

Ma foi non, ça n’allait pas fort ! C’était pourtant la saison, tous les hommes étaient en l’air. Seulement, voilà, il aurait fallu être mieux habillée. Elle avait son chapeau de paille de l’année dernière, — ce pauvre paillasson marron déteint par les averses ! — elle avait un corsage pas neuf. Mais pour se refrusquer, comment faire ? Quand on a mangé et payé sa chambre, on est déjà bien contente.

— Bougez pas, dit l’Escalope, pour la frippe on verra.


Et Fifi se mit avec l’Escalope.

Il logeait dans un garni, boulevard Clichy. De la fenêtre on voyait passer les tramways ; c’était gai. Et ce n’est plus la même chose quand on est avec un homme, le logeur est d’un poli !

Vraiment, ça avait étonné Sophie de revivre à deux. Involontairement, elle se rappelait Scholch, puis, très vite, elle écartait cela… L’Escalope ne lui plaisait pas entièrement. Il y avait des choses… Elle avait toujours aimé les garçons comme il faut. Mais qu’est-ce que vous voulez, elle aurait pu tomber plus mal aussi ! Depuis Gaston, elle avait compris que quelqu’un comme elle ne pouvait pas être avec un homme bien. Alors ? On ne peut pas rester toujours seule ! « Pas d’homme », répétait P’tit-Jy. Ah ben ! elle en avait assez ! — Et puisque les hommes bien ne sont pas pour nous !… D’ailleurs l’Escalope en valait d’autres. Il était intelligent, d’abord : il aurait causé avec n’importe qui. Quand il vous regardait, avec son sourire, on sentait combien il était supérieur. Quand il disait : « Tu viens ? » il n’y avait rien à dire, il fallait venir. Et puis joli garçon, avec son nez droit, ses yeux noirs, sa peau fraîche. Et robuste, et souple comme une bête : on ne l’entendait pas marcher.

Ça plaisait bien à Sophie de jouer encore au ménage ; servir un homme, lui obéir, penser à lui. Elle n’était plus malheureuse maintenant. Elle sentait peut-être qu’elle était tombée un peu plus bas, mais quoi, puisque maintenant elle se moquait de tout !

On restait au plumard jusqu’à midi ; il paraît qu’il n’y a rien à faire le matin pour le camelot… Le premier jour, il avait envoyé Fifi s’acheter tout ce qui lui manquait : chapeau, chemisettes, jupon, et il avançait de belles pièces toutes neuves. Il gagnait de l’argent l’Escalope… On risque un peu, dam ! mais ça rapporte. On s’habillait sans se presser, et on allait déjeuner dans un petit restaurant, rue Lepic. On y retrouvait des amis : « Tiens ! te v’là, toi, l’Artilleur !… » Après, on prenait le café, et on descendait tous les deux vers le Boulevard pour travailler. On se quittait ; ma foi ! on ne savait pas si on se reverrait le soir : l’un comme l’autre, on pouvait bien être fait !

On se retrouvait pourtant à l’apéritif, faubourg Montmartre, si Fifi était libre. On avait revu Tom-Pouce : « Te v’là, toi, tambour-major coupé en trois ! » avait crié l’Escalope ; « qu’est-ce tu prends ? »

— « Ça a collé, vous deux, alors ? Eh ! ben ! je suis content ! Et ça réussit à Madame : on dirait qu’elle a forci… » dit Tom-Pouce en remuant son nez. Car il avait un tic : son nez marchait tout le temps comme celui des lapins. Mais il sifflait son verre : « A revoir la compagnie ! » Et on l’entendait dans la rue, déjà loin : « Plet curses !… »

Le soir, l’Escalope était gentil : « Laisse donc, laisse donc, petite ponife, faut pas tout de même se claquer au turbin ; demain il fera jour. On va aller au Casino. » On allait au Casino de Montmartre ; là on est chez soi, on chahute, on reprend les refrains. On retrouvait là Pied-Mou, un copain à l’Escalope, un petit, carré, aux cheveux gras et collés sur les tempes. Il était serrurier, mais pour le moment, il cherchait du travail.

Pendant trois semaines, cela marcha bien. Fifi n’aimait pas à avoir d’argent sur elle, elle remettait sa monnaie à l’Escalope, elle avait plus confiance en lui pour la garder ; d’ailleurs il gagnait plus qu’elle. Il faisait beau temps, on fit une partie de campagne, on alla au Bois de Boulogne avec Pied-Mou et sa femme, Totote, une grande brune. On avait emporté son manger, du saucisson, du veau froid, du fromage, avec des litres. On chantait. L’Escalope se lança dans les imitations. Il était épatant dans les imitations !… Après, on s’allongea sur le dos, en plein gazon, et on roupilla.


Un matin, l’Escalope se leva avec mal à la tête : « Je ne suis pas en train, Fin, je crois bien que je n’irai pas sur le boulevard aujourd’hui ! »

Quand on eut déjeuné, on passa chez le père Léon, un bistro, près de Bostock. Il y avait des copains. Il y avait Pied-Mou.

— Je t’attendrai là, Fifi. Je vais faire la manille…

Sophie descendit toute seule… Quand elle revint, le soir, elle paya quatre tournées que l’Escalope avait perdues.

Et puis l’Escalope retourna chez le père Léon. D’ailleurs Fifi rapportait du pognon tous les jours. Et puis il pleuvait… On avait une table contre les carreaux. De temps en temps, on soulevait un peu le rideau, on jetait un regard sur le boulevard : « Ça dégringole toujours !… Alors tu dis : Trente-sept ?… »

Vers huit heures, les femmes arrivaient : Totote et Sophie, crottées : « Ah ! v’là, les mômes !… On va croûter ?… » Mais après dîner, l’Escalope embrassait Sophie sur le front : « Allons, petite femme, allons ! » Et elle repartait.

Le soir, l’Escalope allait avec Pied-Mou dans un bar, au bas de la rue Lepic. Là, en suçant, debout contre le comptoir, on causait. On voyait Anatole, une femme à cheveux courts comme un homme, toujours en complet cycliste avec une casquette anglaise. Elle fumait en buvant du marc. Elle aussi, Anatole, elle avait une petite femme qui travaillait. On voyait Patagon, un large d’épaules, qui mangeait énormément et qui s’en vantait tout le temps : « Moi je mange un kilo de bifteck en me levant, et ça ne me gêne pas pour manger un gigot à mon déjeuner. » Pied-Mou disait : « Ah ! m…! » C’était son mot à Pied-Mou, le mot qui exprime tout, joie et souffrance, mépris et admiration, triomphe ou défaite. Seule l’intonation variait.

On faisait des zanzis, et on causait. Quelqu’un parlait d’une bonne qui était assez bête pour ne pas vouloir faire la noce : « Elle a trente-cinq francs par mois. Dis donc, si ça lui plaît… » ricanait Pied-Mou.

Le garçon du bar servait les tables. Un petit, bossu : « Par ici, Lagardère, un champoreau ! » Et ailleurs : « Ben quoi ! la Cloque, t’es sourd ? »

Patagon tapait sur le zinc en disant à Anatole, fortement : « Ma gonzesse a qu’à recommencer… Ce qu’elle prendra !… J’y ferai venir la gueule grosse comme ça. J’ai l’amour vache, tu sais ! »

« Ben quoi ! Bombé ! et ma fine ! » C’était une petite femme en cheveux, mais coiffée soigneusement, avec de grands anneaux aux oreilles, et un ruban rose autour du cou, qui, sur le coin d’une table, écrivait. Elle copiait, en s’appliquant, une chanson pour une copine : le Retour du Déserteur. « Une chanson bath, celle-là ! » A la même table, deux autres parlaient ; elles avaient des figures sérieuses : « Qu’est-ce que tu fais demain ? — Je vais au vélodrome. — IL court ? — Penses-tu ! — IL ne court pas ? — Mais IL ne court plus… Penses-tu que je LE laisserais courir, jalouse comme je suis… » Encore une qui était chipée pour un homme de piste !… Totote et Fifi rappliquaient, et on allait se coucher.

Il arriva que, pendant quatre jours, Sophie n’eut pas de chance. Quatre jours passer à travers ! « Je ne sais pas comment tu fais ! » disait l’Escalope. Et ce sacré père Léon qui ne faisait l’œil à personne !… L’Escalope mit sur sa tête un vieux calot rouge, il prit un mauvais tapis qui couvrait la table de la chambre, et, son tapis sur l’épaule, il alla baragouiner du turc devant les cafés de la place Clichy. Un naïf provincial, qui admirait tout, acheta l’objet. Et l’Escalope arriva au bar avec quarante sous, fez sur la tête. Il raconta six fois son histoire. « Ah ! m…! » faisait chaque fois Pied-Mou en rigolant. Quand Sophie s’avança, vers minuit, tout le monde cria : « Tiens, v’là la Turque !… »

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