La Turque : $b roman parisien
VII
Elle sortait d’un bar de la rue Caumartin, où elle allait quelquefois l’après-midi, pour rejoindre les femmes, pour tuer le temps.
Ce jour-là, elle avait l’âme très lasse. L’automne, de nouveau,… à peine s’il était cinq heures, et la nuit tombait sur le boulevard ; et toute la journée avait été grise.
Absorbée, Sophie marchait, sans faire attention aux passants. Elle allait droit devant elle, elle ne regardait rien. Tout à coup — elle traversait la rue Auber — elle eut un coup au cœur… Ah ! Un monsieur qui l’avait croisée !… Elle se retournait, chancelante, elle regardait de tous ses yeux… Lui !… Mais oui, c’était lui ; oh ! c’était Scholch !… Elle restait là, immobile, indécise, dans un arrêt subit, absolu, de sa vie. Puis un grand mouvement la poussa en avant, elle s’élança et courut…
Ils étaient maintenant face à face. Elle l’avait arrêté. Il avait un peu grossi, mais c’était toujours lui… C’était lui, sa bouche, ses yeux, cette petite moustache blonde, toujours, toujours, comme hier… Oh ! c’était hier !… Oh ! tout le présent s’abolissait !…
Lui, en la voyant, avait violemment pâli, il avait eu un moment d’égarement, il allait crier ; puis, aussitôt, il était redevenu semblable à lui-même. On aurait dit, — c’est drôle ! — qu’il n’avait pas d’émotion. C’est que le fait de retrouver Sophie, au bout d’une seconde, lui était apparu comme un prodige naturel, il avait trop attendu cela, toujours, à tout instant : l’impossible eût été que cela n’arrivât jamais.
Ils étaient entrés dans un petit café désert. Ils causaient. Ils se tutoyaient, — comme hier… Toi ! toi !…
Et « Toi… Mimi… Fine… » ces mots-là, se retrouvaient intacts, sans une tache, sans une écornure, et tout — toute leur vie à eux deux — se retrouvait, comme dans quelque caveau d’eux-mêmes, où jamais, depuis longtemps, ils ne seraient plus descendus, mais qui fidèlement, irréprochablement, aurait gardé leur trésor.
Et les mots leur montaient du cœur comme la flamme monte du feu.
Les gestes aussi, les gestes d’autrefois, revenaient immédiatement. Il y avait en eux des habitudes que tout eût fait croire perdues, qu’ils ne se connaissaient plus, dont ils n’avaient plus aucun souvenir : au premier signal, elles s’étaient retrouvées, elles avaient rallié.
Et Sophie mettait sa main dans la manche de Scholch, d’un mouvement familier d’autrefois, qui était remonté du passé, comme cela, tout de suite…
A présent, il parlait, il parlait d’une voix douce et grave, sans hésitation, d’abondance, avec une certitude infinie ; il disait des choses qu’il savait si bien, qu’il s’était si souvent répétées à soi-même ! « Il avait eu, hélas ! un moment de faiblesse — il était jeune ! — il avait été repris par sa famille, par son père qu’il avait toujours respecté, par sa mère, si bonne, par ses sœurs. Tous les siens, qu’il retrouvait là-bas, lui avaient fait considérer Sophie — sa Fine ! — d’abord comme une étrangère, puis comme une femme qui le détournait de sa vie,… et remué, retourné, ne sachant plus, loin d’elle — il était si jeune ! — comme son père avait dit qu’il lui pardonnerait, s’il promettait de ne pas la revoir, de ne pas lui écrire,… il avait promis, hélas !… Seulement, voilà que, peu à peu, il s’était repris, qu’il s’était dégagé, qu’il s’était remis à l’aimer : il voyait qu’elle ne lui avait donné que du bonheur… Et il était devenu malheureux : il avait été si heureux… Et un jour, à la fin, il avait fui, il avait pris le train, et il était venu à Grenoble… Trop tard ! elle n’y était plus ! Il n’avait pas pu retrouver sa trace… Il se serait mis avec elle, aurait travaillé… Elle était partie !… Alors il était retourné chez lui. On l’avait marié ; il avait laissé faire. Il n’était pas heureux, le paradis était perdu, jamais il n’avait retrouvé la vie d’autrefois, la seule, celle de son premier et unique amour. — Il était à Paris pour affaires… »
Elle ne savait pas ce qu’il disait. Cela lui était bien égal. Elle entendait sa voix, elle regardait ses lèvres : elle aurait voulu s’endormir ah ! s’endormir avec lui en souriant !… C’était comme un rêve, c’était une minute profonde et irréelle, une apparition dans un autre monde.
Et ils étaient là, tous les deux et ne formant qu’un, intimes d’une unique intimité, — comme hier. Oui, c’était comme si rien, depuis, ne s’était jamais passé…
Il la regardait. Il la voyait changée, fanée, flétrie, — mais il ne s’attardait pas à cela. Il retrouvait ses yeux, sa peau, un certain pli de sa narine, les veines bleues de son poignet, et le grain de beauté qu’elle avait au menton, un peu à gauche. Il la retrouvait comme on retrouve son pays d’enfance, où chaque pierre, chaque brandie d’arbre, chaque ornière vous arrête et réveille cent souvenirs. Il la parcourait lentement… Elle l’examinait de même… Et comme elle disait : « Personne, vois-tu, personne que toi ne m’a eue ; oh ! mon Mimi ! tu es resté mon amant ! » il pensa : « Je le sais. »
Il ne l’interrogeait pas. Ils sentaient qu’ils s’étaient aimés par-dessus toutes choses, et que rien ne les avait touchés que leur amour, tout le reste étant plus bas. Elle était toujours belle et toujours pure… On a son âme une fois pour toutes, et sous toutes les boues ou tous les triomphes, elle, au fond, demeure. Il savait cela… Il savait que la seule vie qu’elle eût vécue, c’était avec lui, et que le reste n’avait été que simulacre et apparence. Tous les deux s’étaient reconnus et s’adoraient.
Cependant, si liés l’un à l’autre, au fond, qu’ils se sentissent, pas un moment ils ne songeaient à remêler leurs jours. Ils pensaient bien qu’ils n’avaient continué à vivre jusqu’à présent que pour arriver à cette minute-là : en même temps ils avaient conscience qu’ils se voyaient pour la dernière fois. Cela était certain, inévitable. Ils n’essayaient même pas de lutter. Car on ne remonte pas le courant de la vie, quand le fleuve a coulé, il faut suivre. Car une voix leur disait tout bas que si leur fond était le même, le dessus, ce qui paraît dans la quotidienneté de l’existence, était changé. Ainsi, ils ne se seraient retrouvés que dans des heures sublimes comme celle-ci, dans le tous-les-jours, ils se seraient tués. Et ils étaient à la fois très proches et très lointains, unis et séparés.
Ils allaient partir chacun de son côté, ils ne se reverraient jamais, et toute autre chose était impossible, et ils le savaient… Aussi se regardaient-ils dans l’âme, et s’aimaient-ils surhumainement.
Et puis ils se levèrent.
Alors elle eut une immense envie de l’embrasser. Elle disait d’une voix suppliante, très faiblement : « Oh ! permets-moi !… » Il repoussa ses lèvres, c’était trop, ou c’était trop peu, ce n’était pas cela. Mais, simplement, il l’entoura de ses bras, et la serra contre son cœur.
Tous les deux pleurèrent.
Il murmura : adieu, — et partit.
Elle le suivait des yeux. Il disparut. Alors elle se mit à marcher dans le sens opposé. Elle marchait sans voir. Elle ne voyait, ni n’entendait rien.
Elle arriva ainsi, sans savoir comment, au pont Alexandre, et s’y engagea. Elle n’avait pas remarqué l’endroit où elle se trouvait. Au milieu du pont, les lumières d’un bateau qui glissait sur la Seine la frappèrent. Elle se souvint alors que, de l’autre côté, il y a un escalier par où l’on gagne le petit quai. Un jour, elle était descendue par là, avec Gaston, pour regarder des pêcheurs à la ligne. Elle traversa, puis descendit. Il faisait noir, elle manqua une marche et faillit tomber. Elle se rattrapa à la rampe.
Elle était arrivée en bas. Elle courut vers le bord, ferma les yeux, et se jeta.
FIN
1904-1906.
Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
DERNIÈRES PUBLICATIONS
HENRY CÉARD | |
| Terrains à vendre au bord de la mer | 1 vol. |
GEORGES CLARETIE | |
| Derues, l’Empoisonneur | 1 vol. |
MICHEL CORDAY | |
| Les Demi-Fous | 1 vol. |
LÉON DAUDET | |
| Les Primaires | 1 vol. |
FÉLIX DUQUESNEL | |
| La Maîtresse de Piano | 1 vol. |
GABRIEL FAURE | |
| L’Amour sous les Lauriers-roses | 1 vol. |
GUSTAVE GEFFROY | |
| L’Apprentie | 1 vol. |
CHARLES GÉNIAUX | |
| Le Roman de la Riviera | 1 vol. |
P.-B. GHEUSI | |
| Le Puits des âmes | 1 vol. |
ALEXANDRE HEPP | |
| L’Audacieux Pardon | 1 vol. |
JULES HURET | |
| En Amérique : De New-York à la Nouvelle-Orléans | 1 vol. |
| — De San Francisco au Canada | 1 vol. |
HENRY KISTEMAECKERS | |
| Will, Trimm & Co | 1 vol. |
PIERRE LOUŸS | |
| Les Aventures du Roi Pausole (Illustré) | 1 vol. |
MAURICE MAETERLINCK | |
| Le Double Jardin | 1 vol. |
CATULLE MENDÈS | |
| Glatigny | 1 vol. |
OCTAVE MIRBEAU | |
| Sébastien Roch (Illustrations de H.-G. Ibels) | 1 vol. |
MICHEL PROVINS | |
| Les Sept Cordes de la Lyre | 1 vol. |
ÉDOUARD QUET | |
| En correction | 1 vol. |
ÉDOUARD ROD | |
| L’Indocile | 1 vol. |
LÉON TOLSTOÏ | |
| La Foi universelle (Tr. Halpérine-Kaminsky) | 1 vol. |
ÉMILE ZOLA | |
| Vérité | 1 vol. |
ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT
2511. — Imp. Motteroz et Martinet, rue Saint-Benoît, 7, Paris.