La Turque : $b roman parisien
DEUXIÈME PARTIE
I
L’âme de Sophie fut sombre, sombre sans violence, sans fracas, sombre comme un pays dont le soleil décidément s’est exilé. Sophie ne poussa pas de cris, elle ne se révolta pas. Et cela était plus poignant. Aucun silence n’est morne comme celui des grandes plaines sur lesquelles s’étendent des cieux uniformément gris. P’tit-Jy lui avait refait une existence, elle l’avait ramenée à la surface ; P’tit-Jy morte, Sophie retomba au fond. Elle n’eut plus de force, ni pour se rebeller, ni pour fuir. Elle avait le sentiment que quelque chose de supérieur à elle-même la voulait douloureuse, qu’elle était faite pour le malheur, que la fatalité la poursuivait, qu’elle ne pouvait échapper. Et définitivement vaincue, elle s’abandonnait.
Elle s’était crue sauvée : sans doute elle allait pouvoir vivre sans souffrance, sa destinée s’éclairait… Mais non ! C’était une ruse de l’existence, qui, un instant, l’avait laissée libre, pour la rattraper ensuite et l’étrangler plus fort.
Il aurait mieux valu qu’elle ne rencontrât pas P’tit-Jy. Aujourd’hui elle aurait fini de souffrir. La Seine l’aurait guérie… Mais maintenant, elle ne pensait plus à faire cela ; le ressort était brisé, elle ne pouvait même plus réagir : elle cédait tout entière, elle tendait ses poings à la chaîne. Peu à peu elle devenait l’esclave, la bête de somme qui accepte tout sans ruades, qu’on a tellement battue, qu’on a tellement lassée, qu’elle est matée définitivement.
La jeunesse de Sophie disparaissait. Son espoir avait été trop souvent trompé, elle avait été trop déçue. Elle continuait à vivre par habitude, mais elle ne croyait plus à la vie, et ne comptait plus sur elle. Elle acceptait. Ce qui n’est pas la résignation de la raison, mais l’épuisement des facultés de lutte : la défaite.
Elle avait passé un triste jour de l’an… Les jours de fête sont tristes. Il y a tant de gens contents dans les rues. Et puis les hommes restent dans leur famille. Et après, c’est le mois de janvier qui est mauvais, parce qu’ils ont tout dépensé pour les étrennes.
Sophie avait dû quitter la mère Giberton : sa chambre était trop chère. Et elle était allé se loger dans un mauvais garni de la rue Saint-Roch, auquel attenait un caboulot, et qui ressemblait à l’hôtel où elle était descendue en arrivant à Paris. Ainsi, rien ne subsistait plus des trois mois qu’elle avait passés avec P’tit-Jy ; elle croyait quelquefois qu’elle avait rêvé, P’tit-Jy lui apparaissait alors comme une figure idéale, comme une création chimérique : elle était trop bonne, P’tit-Jy, pour être vraie !
Le patron de l’hôtel, en gilet de laine, fumant éternellement sa pipe en terre, se tenait derrière son comptoir. Quand on entrait dans l’hôtel, on frappait au carreau qui donnait sur le débit, et le patron sortait dans le corridor. Un bec de gaz éclairait avec hésitation l’escalier en tire-bouchon dont les marches étaient couvertes d’une toile cirée usée. Le mur était sale, couvert de traînées noires… Dans la chambre de Sophie, il y avait des rideaux de cretonne rougeâtre, une petite toilette, un lit dur, un fauteuil auquel manquait un pied, et, sur la cheminée, une misérable petite tête en plâtre ; même à midi, il y faisait à peine clair. L’hôtel, toute la journée, sentait le vin et le graillon. Quelquefois, des discussions s’élevaient chez le bistro, et les femmes sortaient sur le carré pour mieux entendre.
Sophie avait rencontré des types bien rigolos. L’un, surtout, l’avait étonné. Elle était sur le boulevard, après dîner. Un homme à cheveux roux, vêtu d’une sorte de lévite, était passé près d’elle, et il l’avait regardée en dessous d’un air honteux, tandis qu’un sourire nerveux relevait le coin de sa lèvre, pareil à la grimace d’un chien. Elle l’avait déjà remarqué tout à l’heure, ce type-là, il tournait, il rôdait autour des femmes, il lui avait fait un peu peur. Cependant elle lui avait souri machinalement, et il l’avait suivie chez elle, sans rien dire, en rasant les murs.
Quand il avait été dans la chambre, il avait poussé de profonds soupirs, ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire, ses mains tremblaient. Il éclata de rire. « T’énerve pas, mon coco, t’énerve pas… », disait Sophie inquiète. Mais dès qu’il vit sa chair, il devint fou. Il se jeta sur elle avec une fougue inouïe, il soufflait comme un sanglier, il buvait, il aspirait, il possédait de tous ses sens. Et Sophie l’entendait mâcher entre ses dents des mots dont elle comprenait mal la signification : « Infâme ! infâme ! assouvis-toi ! »
Puis il retomba sur le lit, à côté d’elle, comme assommé. Il avait les yeux grands ouverts, et fixait dans le vide… Sophie, toute remuée par cette scène, ne savait pas si elle allait rire ou pleurer. Mais le profond silence de l’inconnu la glaça. Elle pensa qu’il devait être très malheureux, qu’il avait des peines de cœur, puis elle pensa qu’elle-même était très malheureuse.
L’homme roux s’était levé. Maintenant il s’habillait discrètement, pudiquement, avec une singulière modestie. Il approcha de Sophie la lumière, et il l’examina. Il était métamorphosé, il regardait Sophie doucement, il paraissait très bon. Il souriait avec tristesse. Il ne lui dit rien, mais il la baisa chrétiennement sur la joue, et lui donna tout son argent. Et comme il se retournait pour partir, Sophie vit qu’il avait une tonsure au sommet de la tête.
Un soir, vers cinq heures, Sophie qui allait à la Samaritaine, fut suivie par un jeune homme blond qui paraissait timide. Il s’approchait, et, croyait-elle, pour lui parler, mais il n’osait pas, et recommençait à marcher derrière elle. Sophie s’arrêta devant un magasin ; il s’arrêta ; mais comme elle l’avait regardé, il pensa sans doute qu’il était importun, car il se troubla et se détourna. Il fallut qu’elle laissât tomber son parapluie, et qu’elle le remerciât en souriant de l’avoir ramassé pour qu’il comprît que Sophie ne le repoussait pas. Sophie était flattée parce qu’on la prenait pour une personne sage, elle se sentait toute rajeunie. Sans qu’elle sût pourquoi, tout-à-coup, elle avait songé à Félix, à autrefois… Une impression très lointaine lui était revenue… Ils marchèrent l’un à côté de l’autre, au milieu de la foule, et sans faire attention à rien. Le jeune homme tournait des phrases embarrassées pour dire des choses simples. Il finit par l’inviter à dîner, avec beaucoup de précaution. Sophie disait : Mes parents… C’est bien difficile… Puis, à la fin, elle trouva une façon de s’arranger.
Sophie avait déjà dîné avec des michets. Elle s’était ennuyée. Elle était comme un soldat en service commandé, à un travail. Le michet est agaçant. Il faut se surveiller, faire attention à ce qu’on dit, à la manière dont on mange. Avec cela, tenir la personne à distance pour qu’elle n’ait pas l’idée de se conduire autrement qu’en michet. Ce n’est guère plaisant…
Ce soir-là, ce ne fut pas cela du tout. Sophie s’amusait, en jouant sa petite comédie. Et ce jeune homme était gentil ; un regard caressant, une jolie barbe blonde. Sa timidité avait disparu. Maintenant il parlait à Sophie très simplement, et avec confiance. Il lui faisait la cour. Il était tendre, et plein de tact. Il souriait. Il ne semblait pas du tout brutal comme les hommes… Il racontait sa vie : il était musicien, — Sophie lui demanda s’il connaissait la Polka des Trottins ? Non, il ne connaissait pas. Elle était étonnée : « Pour un musicien ! » — Il habitait avec son père, un petit vieillard têtu avec lequel il ne s’entendait pas toujours… Il demanda à Sophie comment elle s’appelait. Sophie trouvait que son nom n’était pas joli ; elle répondit : « Rolande. » Lui il s’appelait Gaston. Maintenant il se tenait contre elle, il avait pris sa main, la serrait, elle sentait qu’il était nerveux.
Quand ils furent sortis du restaurant, et que, dans la rue noire, Gaston embrassa Sophie, elle frissonna. Il lui parlait chaudement, tout près de l’oreille ; il parlait, parlait : il demandait. Elle ne voulait pas, et cherchait des prétextes… C’est qu’il n’était pas comme les autres, lui, ce ne serait pas la même chose : non, elle ne pouvait pas avec lui, comme ça, tout de suite… Cependant, il finit par la convaincre, et elle le conduisit chez elle…
Après, elle lui dit : « J’aurais voulu, pas ce soir, tu sais… Plus tard… » — « Pourquoi ? » — « Pour que tu me fasses encore la cour, mon chéri… »
Comme elle était dans ses bras, elle se sentit le cœur débordant, elle eut envie de tout lui dire : Pourquoi mentir ?… Elle lui dévoila donc sa vie, et elle faisait : « Tu comprends ?… Tu comprends, pas ? » Elle disait la mort de ses parents, les méchancetés de son tuteur, M. Bourdit. Elle ne parlait pas de Scholch… Elle décrivait son existence à son arrivée à Paris, puis P’tit-Jy et la mort de P’tit-Jy. Elle pleurait… Mais elle disait à travers ses larmes : « Maintenant que je t’ai dit tout ça, je ne vais plus te plaire ? »
Gaston était ému, il rassurait Sophie. D’ailleurs, avant ses aveux, il avait bien deviné. Il serrait sa petite amie contre lui, il essuyait ses yeux mouillés : « Pleure pas, ma gosse. » Mais elle se souvint que P’tit-Jy lui parlait ainsi, et repartit.
Le jeune homme ne s’était pas senti séparé de Sophie par ses confidences, au contraire il voyait là un cœur solitaire, avide d’affection, injustement dédaigné. Il voyait là beaucoup de souffrance. La pauvre chambre, où ils étaient couchés, l’apitoyait. Avant de quitter Sophie, il lui dit des paroles tendres et consolantes.
Gaston Pinson était un grand garçon pâle, d’âme maladive, sans mesure, ni équilibre. Il était très impressionnable, extrêmement nerveux, de nulle volonté, d’un cœur singulier par le raffinement et la fragilité. En sortant de chez Sophie, il était navré ; ce désarroi, cet abandon où il l’avait vue… Vraiment elle était tout à fait innocente ! La destinée s’était acharnée contre elle… Quel charmant petit être !… Et pourquoi le hasard s’était-il plu à la détourner de sa voie naturelle : une vie honnête, heureuse, avec quelque brave homme qui l’aurait aimée ? Gaston était indigné contre l’injustice du sort et sa stupidité.
Le lendemain, il courut chez Sophie. Sophie n’osait pas croire qu’il reviendrait. Elle se disait : « Je n’ai pas assez de chance. » Elle s’ennuyait. Elle pensait à lui ! Comme il était doux et gentil ! Comme il était bon !…
Quand il entra, elle se jeta dans ses bras.
Maintenant elle le regardait : il l’intimidait. Il était si distingué ! Un jeune homme, aussi bien, penser à une femme comme elle ! Non, c’était ou de la curiosité ou un caprice. Il était revenu par passe-temps… Il y avait une certaine question qu’elle brûlait de lui poser.
Longtemps elle hésita. Enfin :
— Vous n’avez pas une petite amie ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Gaston…
Mais il disait cela. Naturellement, s’il en avait une, il n’allait pas lui raconter…
Elle lui dit, après :
— Dites ? Vous avez pensé à moi ? Qu’est-ce que vous avez pensé ?
— Que tu es très gentille…
— Et quoi encore ? Je veux savoir tout ce que vous avez pensé…
Mais Gaston aimait mieux l’embrasser que d’analyser ses sentiments.
Et d’abord, il voulait qu’elle lui dît « tu » comme hier… Et puis on allait aller se promener. Cette chambre l’assombrissait, il avait hâte de sortir.
Sophie était prête. Il faisait sec, on prit la rue de Rivoli pour gagner les Champs-Élysées. On voyait en face le jardin des Tuileries aux arbres noirs et sans feuilles. Gaston parlait, il disait sur tout, sur le soleil, sur les voitures, sur les passants, des choses délicates. Sophie ne savait pas comment répondre. Elle restait toute bête à côté de lui. Elle pensait seulement, avec un grand regret : « Il est trop bien, il est trop bien pour moi. » Puis, en regardant ses mains blanches et sa jolie barbe, elle murmurait : « Comme on doit vous aimer, vous ! »
Il récita des vers. Puis se tut. Sophie lui demandait : « A qui pensez-vous ? » Il répondait exprès, par taquinerie : « A personne. » Alors elle disait : « Monstre ! » en lui serrant le bras.
Il voyait tout cela. A propos d’une chose insignifiante, elle avait remarqué : « Hier, vous avez dit ceci ». Ainsi, elle se souvenait de tout ce qu’il avait dit, seule elle avait repassé toutes ses paroles, jusqu’aux moindres. Elle avait pensé à lui si fort ! Il la regardait : « Petite Sophie ! » Elle avait vraiment des yeux très purs, des yeux d’enfant. Il observait aussi que son visage était déjà un peu fané, cela l’émouvait. Ah ! la vie ! Comme le jour tombait, on y voyait à peine, il l’embrassa. Après un long baiser, elle restait silencieuse. « A quoi penses-tu quand je t’embrasse ? » demanda-t-il. — « Au ciel », répondit très doucement Sophie.
Ils dînèrent, et puis ils rentrèrent.
Sophie paraissait toute drôle, elle tournait dans la chambre, elle était agitée. Elle dit à Gaston : « Assois-toi là. » Elle mit les mains sur ses deux épaules, et le regarda comme si elle allait lui parler. Mais elle ne dit rien, et se remit à marcher dans la chambre. Il la considérait avec étonnement. Enfin elle s’approcha de lui : « Tu veux que je te montre quelque chose ? » — « Qu’est-ce que c’est ? » fit Gaston. Elle était penchée sur sa malle et l’ouvrait. Elle en sortit une vieille petite boîte en bois blanc, et revint près de son ami. Elle leva le couvercle, en tremblant, puis elle tira de là, lentement, une à une, plusieurs choses, un gant d’enfant en laine rouge, le portrait d’une femme jeune encore qui lui ressemblait, un petit livre de messe, et une alliance. C’était les reliques de son enfance : « Tu vois, dit-elle, je n’ai jamais montré cela à personne », et, les larmes aux yeux, elle l’embrassa. Elle était à la fois triste et joyeuse, triste de tous les souvenirs qui repassaient devant elle, joyeuse d’avoir un ami avec qui les regarder. Elle avait montré cela à Gaston, parce que c’était ce qu’elle possédait de plus précieux, les seules choses qui fussent bien à elle. Se donner à lui, ce n’était rien, puisqu’elle se donnait aux autres. Mais cela, son trésor, le montrer, c’était vraiment ouvrir, donner son cœur.
… C’était vrai que Gaston n’avait pas de maîtresse. Il avait vingt-sept ans, un âge difficile : on ne peut plus guère, par scrupule, être l’amant de cœur, — on ne peut pas encore, par défaut de fortune, être l’amant en titre ou le mari. On est un jeune homme. Cependant, on n’est plus le tout jeune homme pour qui l’amour se passe en plein ciel, sans conséquences, ni responsabilités ; on a plus de fierté qu’à dix-huit ans, on voit mieux : on s’interdit bien des choses… Gaston, sentimental, sensuel et voluptueux, n’avait pas de maîtresse. Et tandis qu’il rêvait de grandes amoureuses, de festins de chair magnifiques, de corps admirables, il se voyait réduit à la fille des rues. D’ailleurs, il y a chez celle-ci une mélancolie et une odeur de vice qu’il savourait.
Quand il connut Fifi, l’affreuse tristesse de sa vie le désola et le ravit. Il s’enchanta de la pureté de son cœur, comme de ses yeux cernés. Il eut de grands plaisirs, en confessant, dans une alcôve louche, une enfant. Il était passionné de sincérité. La spontanéité et le naturel de Sophie lui parurent délicieux… Cependant quand il la sentit prête à l’adorer, il commença à réfléchir, à s’examiner. Or, elle l’intéressait, elle lui plaisait, mais il ne l’aimait pas. Et elle se disposait à l’aimer !
Il craignit ce qui allait arriver. Il avait peur pour Sophie, et peur pour lui. Si elle s’attachait trop fortement à lui, quand il la quitterait, comme elle souffrirait ! Et n’était-elle pas déjà assez malheureuse ? Et lui, si devant l’amour et devant la misère de Sophie, il allait ne plus oser l’abandonner !
Un jour il la trouva en larmes. Elle était assise près de son lit, et pleurait, sans bruit, sans bouger. Il l’interrogea : « Quoi ? Qu’avait-elle donc ?… » — « Des ennuis… » répondit-elle. Mais il insistait. Elle finit par avouer que, comme il était en retard, elle avait cru qu’il ne reviendrait plus. Alors il fut tout à fait effrayé. Ces larmes !… Comme elle tenait à lui déjà, mon Dieu !…
Pour Sophie, Gaston c’était le Prince. Il était si bien ! Quand il partait, il disparaissait dans un monde inconnu, brillant, extraordinaire, terrible, un monde qu’elle imaginait mal. Il suivait les concerts. Il y jouait. Elle tremblait : on devait l’adorer. De jolies femmes décolletées, tout en blanc, l’entouraient sans doute, l’emprisonnaient, lui faisaient une chaîne de leurs frais bras nus. La pauvre Sophie rêvait…
Où était-il ? Que faisait-il ?… Hélas ! elle n’était pas, elle, une femme pour lui ! Il ne reparaîtrait plus… Sophie, alors, pleurait, elle ne rêvait d’aucune vengeance, car elle trouvait que cela était naturel ainsi, mais elle était accablée. Ah ! s’il avait voulu !… Pour rester avec lui, près de lui, elle l’aurait bien servi… Oui, devenir sa bonne ! Elle accepterait qu’il ne l’aimât pas, si elle pouvait seulement le voir toujours, le regarder, l’entendre.
Gaston, mal à l’aise, disait : « Écoute, Sophie ! il ne faut pas m’aimer… » — Sophie haussait les épaules. « Je ne veux pas que tu m’aimes. Tu sais bien que je ne peux pas vivre avec toi. »
Elle répondait :
— Tu pourrais si tu voulais.
— Tu ne me comprends pas, ma petite amie, c’est cependant simple.
— Peut-être alors que je comprends mieux les choses compliquées.
Elle ne voyait dans toutes ces paroles que ceci : il ne l’aimait pas. Elle lui disait : « C’est que tu es tiède pour moi ! » Puis : « Ah ! je suis ennuyée ! » Et, à la façon dont elle prononçait ce mot-là, on sentait que tout à coup, pour elle, la nuit s’était faite, que tout avait senti la mort. Mais elle ne voulait pas pleurer.
Gaston la regardait, et très doucement : « A quoi penses-tu ? A des vilaines choses sur moi ? »
Un sourire lamentable :
« Peuh ! je ne pense pas à toi, je pense à d’autres. »
Il souffrait du chagrin qu’il lui faisait, il l’embrassait, il eût voulu la consoler.
Mais ces entretiens lui étaient pénibles, il s’en lassait. Il s’était aperçu enfin qu’il n’éprouvait pour Sophie que de la pitié ! Trop peu pour un cœur d’amant… Le décor de vice où vivait Sophie, et qui lui avait plu d’abord, lui répugnait à présent. Il ne pouvait plus supporter ces murs sales, ces odeurs, la vue du patron, les gens qu’on rencontrait dans l’escalier ; tout l’écœurait. Il était résolu à la quitter. Cependant l’idée du désespoir dans lequel il allait la jeter lui en retirait le courage.
Il avait essayé d’expliquer qu’il ne pouvait pas continuer à la voir. Mais alors c’était des plaintes qui le navraient. Elle ne lui faisait pas de reproches, elle disait des choses simples : Elle n’avait jamais eu d’ami… il était le premier, le seul qui eût été bon pour elle… Et pendant qu’elle disait cela en pleurant, en l’embrassant, il la voyait dans cette misère, si petite, si humble et suppliante, il se trouvait dénaturé, il n’insistait plus, il se taisait…
Il remettait ainsi de jour en jour.
Cependant l’exécution eut lieu un soir de février.
Ils étaient dans la rue. Et elle ne voulait pas le quitter, car elle avait senti qu’elle ne le reverrait plus. Elle le suivait sans rien dire, doucement, comme un pauvre chien. Il se retournait de temps en temps, et il disait : « Sophie, laisse-moi. » Il ne parlait pas fort, le cœur lui manquait… Devant son insistance, il grossit la voix : « Allons, laisse-moi… Allons ! Allons ! va-t’en ! » Il était ému et ne voulait pas le laisser paraître : il fut plus dur. Il faisait des gestes brusques.
Elle crut voir qu’elle ne pourrait plus le fléchir ; elle s’arrêta… Elle le regardait s’éloigner d’elle, attendant encore qu’il la rappelât. Enfin, elle se décida : elle s’en alla.
Il s’était retourné.
Il la suivit des yeux, toute mince ; il la vit passer, un peu plus loin, dans le cercle de lumière d’un réverbère, elle avançait lentement, comme quelqu’un qui va sans savoir pourquoi ; il eut infiniment pitié. Il fut sur le point de courir après elle… Il put se contenir, il s’en alla.
Il pensait, avec une tristesse épouvantable, qu’il la replongeait dans le noir, qu’il la rejetait à l’enfer. Elle douce et sans défense ! Il lui avait tendu la main. Et maintenant il retirait sa main ; et il la laissait tomber au fond.