La Turque : $b roman parisien
PREMIÈRE PARTIE
I
Il y en avait trois sur le trottoir, place Clichy, à côté du bureau d’omnibus. Il faisait nuit, et il pleuvait. Elles étaient arrêtées sous le renfoncement d’une porte, devant un réverbère, et attendaient. De temps en temps, un tramway arrivait, le contrôleur sortait du bureau, suivi d’un groupe noir, puis le tramway repartait, et l’homme au capuchon regagnait son bureau en courant. On voyait en face l’éclairage du café Wepler, et au fond du boulevard, la lumière changeante des enseignes de Bostock.
Une femme avait tourné le coin de la rue de Douai, et suivait le trottoir, se dirigeant vers la rue de Clichy. Elle fut rouge, puis verte, devant la pharmacie de la place. Elle arrivait à la hauteur des trois : « Tiens ! dit l’une, tiens, la v’là la bath ! Ils ne vont donc pas l’emballer ! »
La passante ne fit aucun geste, mais elle pressa le pas ; elle courbait son dos étroit sous la pluie, on la sentait toute mouillée, frissonnante et lasse ; les trois filles la suivaient du regard. « Penses-tu qu’elle va faire quelqu’un ce soir !… Mais elle est enragée c’te môme-là ! On peut pas remuer sans se buter dans elle. Avec son air de pas vous regarder… »
La femme avait pris maintenant la rue de Clichy, elle descendait dans le noir. Il n’était pas tard, dix heures, mais avec cette pluie le trottoir était vide. Elle ne croisait, de loin en loin, qu’une ouvrière attardée, qui, la longue journée finie, rentrait, impatiente de sa chambre.
Elle longeait les boutiques fermées, le bas de sa jupe trempée battait ses jambes, une gêne vague lui serrait l’estomac. Le patron d’hôtel l’avait dit : si demain elle n’avait pas d’argent, il la mettrait dehors en gardant sa malle… Mon Dieu ! depuis qu’elle faisait ça, elle ne rencontrait que des hommes qui partaient sans rien lui donner ! Est-ce qu’elle était plus bête que les autres ? Demander, elle ne pouvait pas…
D’abord, elle avait eu de la chance — toujours la même chose : quand elle ne cherchait pas… — une fois, elle sortait d’une maison où l’on venait encore de lui répondre qu’on ne pouvait pas l’employer, un monsieur lui avait parlé, elle l’avait suivi, et il lui avait laissé vingt francs… Elle avait eu d’autres occasions… Toujours pas de travail… Et, lasse à la fin de monter des étages avec espoir pour les redescendre découragée, lasse de s’entendre faire la même réponse partout, elle n’avait plus cherché de travail ; maintenant elle ne sortait que pour trouver des occasions. Seulement, à présent qu’elle les désirait… Les hommes, auparavant, la regardaient, lui souriaient, ils la suivaient ; maintenant ils la regardaient rapidement et passaient. Et Sophie comprenait : avant, ils la voulaient, parce qu’elle ne les recherchait pas ; ils ne la voulaient plus, à présent, parce qu’elle les recherchait ; c’était à séduire qu’ils aimaient, c’était à vaincre. Devenue quelque chose à acheter, elle avait perdu pour eux son attrait… Et quand faire ça devient un métier pour une femme, c’est bien plus difficile. Alors, il faut savoir : elle, elle ne savait pas, elle n’avait pas la routine. Et puis elle avait peur ; s’arrêter, elle n’osait pas : les femmes lui en voulaient, elles l’auraient fait emballer. On dit aux mœurs : Et elle ! Pourquoi que vous n’y touchez pas ?… Et après il paraît qu’on écrit au maire chez vous, et c’est fini, tout le monde le sait…
Cependant il y avait une femme qui était bonne, P’tit-Jy, elle lui donnait bien des conseils.
P’tit-Jy faisait les boulevards et la Chaussée-d’Antin depuis cinq ou six ans, jamais on ne l’avait chauffée. Ce soir-là, Sophie la retrouva sous une porte, rue de Provence : « Eh bien ! dit P’tit-Jy, ça va ? » Sophie ne répondit pas. « Et hier soir ? » Sophie baissa la tête. « Je parie que tu t’es encore fait poser un lapin. — Oui, fit tout bas Sophie. — Ah ! ben vrai ! j’te cause pus, t’es trop gourde ! — Oh ! P’tit-Jy !… — C’est vrai, tu te dessaleras jamais alors ! »
P’tit-Jy avait un parapluie, elles remontèrent ensemble jusqu’au boulevard, et là, P’tit-Jy quitta Sophie : « Quand je te le dis, Fifi ! Fais-les payer d’avance… »
Le boulevard était presque désert. Quelques passants se hâtaient. Sous la marquise d’un café, deux agents et des camelots s’abritaient. Le trottoir mouillé, plein de reflets, indéfiniment s’allongeait sous les pas des filles. De temps en temps, au trot lourd de ses trois chevaux qui flaquaient dans les mares, un omnibus passait.
Sophie marchait, les bottines gonflées d’eau, elle avait froid. Devant elle, une femme posait sa main sur le bras d’un passant. « Tu viens, mon loup ? » Il ne répondait pas… Ah ! ce soir, c’était sûr ! elle ne trouverait rien — et demain : à la rue ! Que ferait-elle alors ?…
Mais un homme l’a regardée, au prochain réverbère, sous la lumière, il l’examine… « Eh bien ! oui, venez, venez donc ! »… Il s’en va ! Ce n’est pas ainsi alors qu’il fallait s’y prendre avec celui-là ; oui, il y a des hommes qui n’aiment pas qu’on soit trop hardie, oui, mais comment le savoir ? Il serait peut-être venu… Ah ! dire qu’il y a si peu d’hommes, et en rater un par bêtise ! Que je suis fatiguée, mon Dieu ! ah ! je suis malheureuse !… Tiens ! Mais cet homme-là qui me regardait, c’était peut-être un mœurs ? S’il me regardait pour me reconnaître un jour ? Un peut-être à qui une aura parlé !… Bon ! une voiture ! De la boue sur la joue !… Comme il pleut ! j’ai les cheveux mouillés et des gouttes dans le cou… froid… Celui-là, avec son mégot, qu’est-ce qu’il veut ? il rit. « Ça irait bien mieux, Fifi, si tu prenais un petit homme. » Laissez-moi tranquille !… Et celle-là qui vient, elle va me dire quoi ? — Elle ne m’a rien dit…
… Ah, quelqu’un ! oui, il me dépasse, il me regarde. — Mais il a l’air bien cet homme-là ! Il se retourne. Attention de ne pas le manquer celui-là, pas le regarder trop, je le laisse venir… Qu’est-ce qu’il fait ? Il ralentit : il va me parler. Non. Alors il veut que je le dépasse ?… Mais j’ai peut-être eu tort de ne pas lui parler, peut-être un pas comme l’autre, un avec qui il faut être hardie. Non : il est derrière moi. Quoi faire ?… Mais pourquoi me suit-il sans parler ? Un mœurs ! Dieu ! un mœurs ! Oh non ! il a l’air bien ; oui, mais les airs, on ne sait jamais, faut pas s’y fier… Je vais prendre à gauche, il aime peut-être les petites rues… On dirait qu’il hésite. Est-ce qu’il me laisserait là, oh ! pourvu qu’il ne s’en aille pas ! Non, ça y est ! il vient !
L’homme a rejoint Sophie. Maintenant c’est un couple, un homme et une femme qui marchent l’un à côté de l’autre, dans la rue ténébreuse. Il lui demande si elle rentre, si c’est bien loin, et Sophie ne sent plus qu’elle a l’estomac vide et qu’elle est trempée, la joie chante en elle, tout l’espoir. Elle est sauvée. Ah ! cette fois-ci ! je ferai comme dit P’tit-Jy, je lui demanderai d’avance ! « C’est trop loin, disait l’homme, si tu veux, nous irons par ici, dans un hôtel que je connais. » — « Je veux bien, mon chat. » Cependant elle pensait que s’il payait l’hôtel, il lui donnerait moins. C’est vrai que chez elle, ce n’était pas assez bien pour lui…
Arrivé sous la lanterne, il entrait le premier, cognait à la vitre de la loge, et le garçon ensommeillé sortait, prenait une bougie au râtelier et montait, les précédant dans l’escalier tournant au tapis café au lait. « Au premier, Monsieur, Dame », disait le garçon qui pénétrait dans une chambre, découvrait le lit, puis attendait. « C’est trois francs », faisait-il au bout d’un moment, l’air discret, et payé, il sortait. Le client mettait le verrou derrière lui.
Sophie pensait : Il faut que je lui dise… Elle n’osait pas. — Il faut, il faut que je lui dise… Impossible ! — Alors elle se donnait des raisons ; il était très bien cet homme-là, ça le fâcherait de lui demander avant, on dirait qu’on n’a pas confiance. Il était très bien, il n’était pas comme celui d’hier, qui n’avait pas l’air franc, et qui, après, était parti si précipitamment qu’il avait laissé ses bretelles.
« Qu’est-ce que tu attends pour te déshabiller ? » disait le Monsieur. — « Rien », faisait Sophie. — Puis elle s’étendait sur le lit froid… Oh ! comme elle avait froid !… Oh ! ses pieds glacés dans ses bas mouillés !… Oui, il avait de l’argent cet homme-là : le joli caleçon de couleur, et des bottines neuves… C’est un homme du grand monde. Sûr, il la paierait en la quittant… Et, après, il ne se dépêchait pas de se rhabiller pour être prêt avant elle, il l’attendait, il n’allait pas ouvrir la porte et descendre très vite, ayant bredouillé qu’il l’attendait en bas. Non, il l’aidait à passer son corsage. Il était très comme il faut vraiment. « Là ! tu es prête, tu n’oublies rien ; va, je prends la bougie. » Il descendait derrière elle. Il demandait le cordon, mais, aussitôt la porte ouverte, d’un mouvement brusque il poussait Sophie dehors, et la porte se refermait sur elle, sur elle toute seule dans la rue, dans la nuit.