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La Turque : $b roman parisien

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III

Il avait une cinquantaine d’années. C’était un magistrat. Il était marié.

Il avait meublé d’un lit, d’une commode, et d’une toilette, une chambre, dans une rue écartée, et y avait installé l’ouvrière. Il venait la voir deux fois par semaine, le mardi et le samedi, et il lui remettait quatre-vingt-dix francs tous les mois.

Les premiers temps furent difficiles. Sophie, tout de suite, avait regretté son coup de tête. Ce fut en tremblant qu’elle vit M. Pampelin s’approcher d’elle, il avançait un visage poivre et sel, il souriait, avec des mouvements doux, épouvantables… Il la toucha, elle frissonna, éprouva une angoisse, un mal au cœur, et lorsqu’il la prit, toute contractée et suffocante, elle fondit en larmes.

Il s’était relevé. Elle pleurait silencieusement, étendue sur le lit, le bras gauche remonté et la main sur les yeux, inerte, la jupe retroussée, les jambes découvertes, lamentable, molle, comme une assassinée. Elle sentait un chagrin immense et que rien jamais ne pourrait consoler. Des sanglots la parcouraient… M. Pampelin, très contrarié, allait et venait à travers la chambre ; après son premier mouvement, qui avait été de ramener la jupe de Sophie sur ses bottines, il était resté indécis, il était pris de court. Que faire ? De temps en temps, il s’arrêtait, et la regardait avec inquiétude. Il se demandait comment endiguer ce déluge… Il avait toujours détesté les larmes. Au tribunal, quand un condamné se les permettait, il le faisait vivement enlever par les gardes…

Il prit la main de Sophie, la droite, et il la tapota en murmurant : « Allons ! allons !… mon enfant… » Sophie ne se calmait pas, rien sur la terre ne subsistait plus. Elle sentit seulement qu’on tenait sa main, et voulut la retirer. « Tu as donc tant de chagrin… ma Sophie ?… » articula pauvrement M. Pampelin. Maintenant, noyée dans ses larmes, étourdie, sans pensée, elle ne savait plus pourquoi elle pleurait, et continuait machinalement. Elle avait de la fièvre, les mains très chaudes, à ce contact M. Pampelin soupira. Puis il se pencha sur elle, la baisa dans les cheveux, et se mit à la déshabiller.


Mais c’était une vie nouvelle : elle ne travaillait plus ! Et quatre-vingt-dix francs ! Jamais elle n’avait tenu pareille somme. Elle acheta des bas et du linge. Un instant, son éloignement pour M. Pampelin s’atténua, elle éprouva de la gratitude. Elle possédait un poêle, il faisait bon dans sa chambre. En se levant, elle frottait (ses trois meubles brillaient comme glace) puis elle préparait son déjeuner, — et l’après-midi travaillait pour elle : elle se confectionnait des chemises. Elle jouissait d’un fauteuil Voltaire, où le magistrat s’asseyait quand il arrivait… Il désirait qu’elle n’interrompît pas son ouvrage ; vêtue d’une petite robe noire, elle était sous la lampe et tirait l’aiguille, tête baissée, attentive à son ourlet. Le réveil-matin faisait un fort tic-tac : elle était seule. Lui ne bougeait pas, épiait, comme caché, buvait son corsage vivant, son cou, ses doigts agiles, et tout son air honnête et laborieux. Puis, sans parler, il avançait une main et la promenait sur elle.

M. Pampelin venait dans le plus grand mystère, et la mère Rançon seule connaissait son secret.


Sophie voulut sortir, se promener… Mais dans les rues, il lui semblait que tout le monde la dévisageait… Elle alla sur les quais où presque personne ne passe. Cependant, le fleuve était gris, les montagnes sombres, le ciel couvert ; elle sentait peser son cœur, elle rentrait.

Alors elle s’ennuya. Ce n’était pas là ce qu’elle avait imaginé. Elle croyait qu’un changement dans sa vie serait la fin de son malheur. Mais non ! hors l’abattement de la misère, c’était toujours la même chose : pareil isolement, pareille absence d’affection… Elle eut un grand malaise. Elle n’eut plus l’idée au travail. Elle restait au lit jusqu’à midi. Elle avait beau se secouer, s’efforcer d’envisager froidement son existence, se répéter qu’à présent elle était tirée du besoin, elle n’arrivait pas à chasser sa tristesse…

Qu’était-elle devenue ? Une chose. Car elle n’avait pas un ami : elle avait seulement pris un maître. M. Pampelin restait toujours lointain, étranger, il ne parlait jamais de sa vie, il ne racontait rien. Et il ne lui demandait rien… Dès qu’il était là, elle ne se sentait plus vivre, son cœur s’arrêtait, ses idées tombaient, elle ne sentait que des yeux sur elle qui la violaient, qui lui faisaient mal : qu’une présence ennemie. Il avait des façons d’être là qui disaient qu’il était chez lui, et que tout était à lui. Il poussait la table, il dérangeait les meubles, il laissait son eau sale dans la cuvette. Elle lui disait vous et il la tutoyait… Sophie était offusquée par chacun de ses gestes. Et l’amour !… Ah !… Pour elle c’était comme si son père s’était glissé dans sa chambre la nuit. C’était sale et infâme… Baisers horribles !… Elle ne se donnait pas, elle se livrait.

Elle souffrait trop. Un jour, elle mit la clef sur la porte et s’en alla.

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