La Turque : $b roman parisien
V
Sophie habitait maintenant dans une de ces petites rues paisibles qui se trouvent derrière la Madeleine, et à distance égale de la taverne de l’Olympia et des cafés de la gare Saint-Lazare. L’hôtel était très bien. C’était, ma foi ! mieux tenu que chez la mère Giberton, et c’était plus comme il faut. Si la pauvre P’tit-Jy avait pu revenir, elle aurait trouvé que sa Fifi — elle le disait bien — n’avait pas mal réussi. Oui, maintenant, la Turque avait de la toilette, et elle avait bon genre, ce n’était plus comme dans le temps, où elle n’aurait pas pu entrer dans un café, parce qu’elle était trop mal nippée. Elle possédait un petit chien : Kiki ; Kiki passait toute sa vie dans la chambre de sa maîtresse, et chaque fois que celle-ci rentrait, elle le retrouvait avec attendrissement. Ce pauvre petit qui était resté enfermé tout seul si longtemps !… Il était derrière la porte, il l’avait entendue, elle ouvrait, il sautait sur elle en poussant des jappements aigus ; elle le prenait dans ses bras et le caressait. « Ah ! Kiki ! petit Kiki ! Kikikikikikiki ! » Elle jouait beaucoup avec lui, il la désennuyait.
Sa chambre était gentille, et, à elle en somme, bien qu’elle fût encore en meublé. Elle avait un jeu de brosses en ébène qu’un Monsieur très chic lui avait donné (probablement un marquis ou un duc : on voyait une grande couronne brodée sur tous ses caleçons). Elle avait des bibelots, une ombrelle japonaise, des éventails, deux lampes : elle s’était arrangé un intérieur.
Sophie n’était pas malheureuse. C’était une des mieux de l’hôtel, elle y était très bien vue, tous ses amis étant sérieux. Elle était devenue raisonnable, elle n’était plus enfant comme autrefois : elle ne pensait plus à l’amour. Elle considérait que ceux qui lui donnaient le plus étaient ceux qui l’aimaient le mieux. D’ailleurs, elle ne les chérissait ni les uns, ni les autres, et n’était attachée à personne.
Un soir, elle ramena du Mollard un petit jeune homme, qui avait peut-être dix-sept ou dix-huit ans. Elle avait peu de goût pour les tout jeunes gens : généralement c’est sans le sou, — mais on voyait que celui-là était d’une famille riche. Elle s’était comportée avec lui comme avec tout le monde, elle avait fait sa petite affaire avec la complaisance et l’amabilité impersonnelles qui étaient dans ses habitudes. Au bout d’une heure il était parti, et elle n’avait rien remarqué de particulier en lui, sinon qu’il était encore maigre comme une mineure. D’ailleurs, maintenant, elle était tellement habituée aux hommes qu’elle ne faisait plus attention à eux. Le michet, c’est le michet : c’est toujours la même chose ; tous à peu près pareils. Elle s’était endormie après son départ : en se réveillant elle l’avait oublié.
Elle fut assez étonnée quand, le surlendemain — il était une heure, et elle venait de se lever — elle le vit entrer dans sa chambre. Il lui apportait un bouquet. Il avait l’air embarrassé, il se mit sur le bord d’une chaise encombrée de jupons, se fit tout petit, et la regarda.
La Turque n’aimait guère qu’on vînt dans la journée. Comme elle se couchait tard, elle était fatiguée, elle sentait un cercle de plomb autour de sa tête, elle avait les idées vagues, l’haleine chaude, — et elle n’avait pas encore fait sa figure : elle était pâle et défaite. Toute la journée, elle se traînait. Elle ne recommençait à vivre que la nuit, à la lumière électrique.
« Et qu’est-ce qui t’amène ? » demanda-t-elle.
Il ne savait pas quoi répondre. Enfin il dit :
« J’avais une grande envie de vous voir. »
Sophie comprit mal. Et déjà docile, passive, elle s’apprêtait. Mais lui ne s’approchait pas d’elle, il continuait à la regarder de loin, avec une muette admiration. Il aurait voulu lui dire tout ce qu’il éprouvait. Il n’osait pas. Avant de frapper à sa porte, il était resté là un bon moment, le cœur battant, tout tremblant. Puis il s’était décidé. Il était encore ému… Il avait rêvé à elle tout hier.
La Femme !
Il avait rêvé à tous ses gestes, à son peignoir, à son petit chien, à la voix douce dont elle lui parlait. Et dans cette chambre, bourrée de choses féminines, de dessous, de rubans, et dans cette odeur musquée, il était profondément troublé, toute son adolescence s’agitait… La Femme !… Tout le touchait, il aurait voulu adorer Sophie, lui parler longuement à l’oreille, l’embrasser avec infiniment de délicatesse et de respect, ou bien vivre à ses pieds, comme un héros de roman, en jouant de la guitare en sourdine, ou en disant des vers ; son cœur débordait de tendresse.
Sophie, tout ébouriffée, s’était mise à sa toilette, elle se faisait les ongles. Il l’agaçait un peu, elle détestait qu’on lui fît perdre son temps. Il avait commencé à lui parler, avec hésitation : « Mais tutoie-moi donc, mon gros, dit Sophie. — Oui ! vous voulez bien ? Oh ! que vous êtes gentille ! » Maintenant il était content ; il croyait qu’elle l’aimait. Il se lança aussitôt dans de grandes déclarations. Il disait qu’il irait pour elle au bout du monde.
— Oh ! dit la Turque, arrête-toi à Asnières et donne-moi la différence !
Puis elle attendit.
Mais ça continuait. Il lui parlait toujours de son amour, de son cœur, d’un tas de choses qui n’intéressaient plus du tout Sophie. Elle levait les épaules. Enfin, elle l’interrompit :
— C’est pas tout ça. C’est pour coucher avec moi que tu es venu, mon petit ?… Non ?… Alors, qu’est-ce que tu viens faire ?
Il se taisait, décontenancé par le ton brusque de son amie. Il avait eu subitement le cœur gros. Il allongea la main, et posa sur les genoux de Sophie son bouquet de fleurs, en disant presque tout bas : « Je vous aime. »
La Turque éclata d’un rire énervé, et elle s’écria : « Ah non ! tu sais ! le boniment, c’est ça qui ne me tombe pas ! J’ai pas le temps. Et puis, on n’en vit pas. Si c’est pour ça que tu es venu, c’est pas la peine de revenir. Au revoir : il faut que je m’habille… Et puis tu peux remporter ton bouquet, tu aurais bien mieux fait de me donner les quarante sous qu’il t’a coûtés. »
… Cependant, vers le soir, une grande tristesse envahit Sophie. Elle réfléchit. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi triste. Tout à coup elle vit clair, elle vit ce qu’elle était devenue. Mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !…
Avant l’Escalope, elle eût été si heureuse de rencontrer ce qu’elle avait repoussé aujourd’hui ! Oui, c’était cela qu’elle avait cru trouver en Gaston, et qu’elle avait amèrement regretté quand il était parti… Qu’était-elle devenue ? Elle n’avait plus de cœur… Alors, jamais elle n’aimerait plus personne ? Nulle tendresse ne l’émouvait plus… Quand ce petit était là devant elle, si doux, si troublé, elle n’avait pensé qu’une chose : que le boniment, c’est un truc pour poser des lapins aux femmes. Elle était pire que la dernière des dernières : elle se rappelait qu’il y en avait une qui avait été en maison au Transvaal, celle-là racontait que là-bas, chaque femme, parmi les clients, en choisissait un pour l’aimer, pour causer avec lui. Ces femmes-là, elles avaient encore du cœur. Elle, Sophie, n’en avait plus.
Elle était désolée. Elle se rendait compte de l’honneur que le gentil petit lui faisait. Tandis que tous les hommes la considéraient comme un instrument, comme une chair à plaisir anonyme, il avait vu en elle une femme. Elle restait pour lui lointaine et charmante. Si elle l’avait compris, elle aurait pu se relever à ses propres yeux, redevenir en quelque façon ce qu’elle avait été.
Mais elle n’avait pas compris ! Ce soir-là elle ne sortit pas, elle se coucha, écœurée. Elle ne caressa même pas Kiki.