La Turque : $b roman parisien
VI
P’tit-Jy entra chez Sophie, presque immédiatement après le départ du capitaine.
Elle embrassa son amie, si petite dans son grand lit, et regarda maternellement ses yeux un peu battus. « Eh bien, ma choute ? » Elle aperçut le billet bleu sur la table de nuit : « Ah ! Fifi ? t’es contente ? Tu vois : je te l’avais dit qu’il était bon le micheton ! Ah ! épatant tout de même ! embrasse-moi encore, ma gosse… » Puis Sophie dut raconter tout, en détail, chaque chose après l’autre, et P’tit-Jy assise sur le bord du lit, l’écoutait. « Eh ! le mousse ! un verre de schnick ! » la fit rire, et quand Sophie en fut au singe qui servait à table, elle s’émerveilla : « Ah, Fifi ! ah ! tu parles !… »
Elle, elle avait eu affaire aussi à un bonhomme pas ordinaire : « Sur le boulevard, il arrive sur moi directement, je ne l’avais même pas vu, et je crois qu’il ne m’avait seulement pas regardé : rigolo des clients comme ça ! Un beau garçon avec une moustache noire… Il vient jusqu’ici sans parler… J’allume ma lampe, je me retourne : il avait les larmes aux yeux. Je vais pour le caresser : « Ah ! je vous en prie, laissez-moi ! » Après il me dit : « Si vous saviez ce qu’elle est méchante ! Tout pour me faire souffrir ! Elle me rend fou de jalousie… » Bon ! il avait des peines de cœur ce joli garçon-là ! A ce que j’ai compris, il était venu avec moi pour lui rendre les paillons qu’elle lui fait ; mais elle l’avait trop pris, il ne pouvait pas. Il ne m’a pas seulement embrassée : « Je vois bien que je ne pourrai jamais la tromper. Si j’allais avec vous, ce n’est pas elle que je tromperais. Je fermerais les yeux et je vous tromperais avec elle. » Il m’a donné un louis et il est parti. J’en voulais pas de son argent, je sais bien qu’il m’avait fait perdre mon temps, mais c’était pas un client comme les autres, et puis, si ça avait pu le consoler… Mais il n’a rien voulu savoir. Alors, ça m’avait tellement fait drôle, que je ne suis pas redescendue, je n’étais plus en train de travailler. »
Sophie avait écouté son amie sans rien dire. Elle pensait à Scholch. Chaque fois qu’on parlait d’amour, elle pensait à lui. Alors elle rêvait. Mais P’tit-Jy, ayant quitté le bord du lit, où elle était assise, pour prendre une allumette sur la commode, elle la regarda, debout près de la fenêtre, et allumant sa cigarette, et ses réflexions changèrent d’objet. Elle revit son navigateur, et dit, lentement :
— La mer, comment c’est ? Tu y as été, toi P’tit-Jy ?
— Oh ! c’est vilain ! répondit P’tit-Jy. Tu verras, un dimanche, on ira à Dieppe. J’y ai été avec un ami. C’est pas gentil comme par ici, dans les gazons, vers la Jatte ou Enghien. D’abord ça sent rien mauvais. Et puis, c’est grand, ça remue… La mer, ça signifie rien du tout, ça vous embête…
P’tit-Jy tira quelques bouffées en marchant dans la chambre. Puis elle s’assit. Sophie, dans son lit, songeait à la lassitude qui endolorissait légèrement ses membres. Elle murmura :
— C’est drôle d’aller comme ça chez les femmes… Tu ne trouves pas que c’est drôle pour un homme, P’tit-Jy ? Tu ne trouverais pas cela drôle, s’il y avait des hommes comme nous chez qui les femmes iraient ?
— Bien sûr, dit P’tit-Jy. Mais tous les hommes ne vont pas chez les femmes. Il n’y a que le michet. Le michet, c’est un homme à part.
— Pourquoi ça ? demanda Sophie.
— Oh ! tous des hommes à qui il manque quelque chose ! Les hommes sans femmes ! Ou bien pas riches, ou bien pas jeunes, ou bien bêtes, ou des cochons.
— Comment ! t’as jamais vu de michets vraiment gentils ?
— Rare. Pas l’habitué. Quelquefois un vadrouilleur. Non, les gentils, ils sont mecs.
— Alors, les michets, c’est comme un hospice, dit Sophie en bâillant.
— Bah ! ma choute, il y en a encore qui ne sont pas mauvais… Mais tu parles d’hôpital… A propos de ça, une fois il m’est arrivé quelque chose de crevant…
Un jour, comme P’tit-Jy passait devant le Grand Hôtel, un garçon en tablier, qui, arrêté au milieu du trottoir, cherchait des yeux parmi les femmes qui passaient sur le boulevard, lui avait dit : « Vous ne faites rien ? Venez donc. Il y a le 29 qui voudrait voir une femme. Et c’est pas purée. » Sans doute que le garçon l’avait distinguée, parce que ce jour-là elle était vêtue discrètement, et qu’elle pouvait entrer dans l’hôtel sans se faire remarquer. En effet, on n’avait pas fait attention à elle, et elle avait gagné l’ascenseur.
Le 29, c’était un jeune homme de Lille, de passage à Paris, tombé malade ici depuis quelques jours…
Le pauvre 29 ! Quand il était petit, autrefois, quelle fête pour lui d’être malade ! Il se souvenait, dans ces longues journées de solitude… Quand il était petit garçon, et qu’il était malade, il restait à la maison au lieu d’aller au lycée… Au lieu de partir le matin par le froid d’hiver, s’étant levé à la bougie, et de passer des heures tristes et frileuses, de la classe à l’étude, de l’étude à la gymnastique, et de la gymnastique au réfectoire, il restait dans son lit, et c’était comme un dimanche : on lui apportait son chocolat… Sa maman se penchait sur lui avec ses beaux yeux inquiets, et le regardait d’un air pensif en lui demandant où il avait mal. On le levait, on le mettait dans un fauteuil au coin du feu, il feuilletait des grands livres à images, ou bien sa collection de timbres, ou bien il jouait tout seul aux billes sur le tapis.
Il avait la fièvre, sa tête était tout endolorie, ça ne fait rien, il était content, il se sentait protégé, aimé, soigné, sa mère lisait, en le regardant souvent, et souvent elle s’approchait de lui, elle lui tâtait le pouls, ou bien mettait sa jolie main sur le front de son chéri pour voir s’il n’avait pas trop chaud. Il aimait le doux contact de la peau fine, et se laissait faire comme si on le caressait.
Aujourd’hui, il était malade comme autrefois, mais ce n’était plus comme autrefois, dans sa maison : il était en voyage, seul, à l’hôtel ! Couché dans une grande chambre, il entendait tout le va-et-vient des voyageurs, étendu quelque part, n’importe où, comme un blessé abandonné au milieu de l’agitation d’un camp. Il regardait, l’un après l’autre, les meubles de sa chambre, — mais il ne les connaissait pas, ces meubles ! Ses regards se perdaient dans cette pièce anonyme, comme dans un désert. Il grelottait de fièvre, il se sentait dans une grande détresse. Il sonnait le garçon de temps en temps, quand rester seul lui était devenu tout à fait insupportable. Mais ce garçon insouciant, pressé, le décevait chaque fois, le blessait. Ah ! son impatience, qu’il dissimulait à peine ! Et tout à coup, le pauvre 29 avait eu le désir infini d’une présence féminine…
Après un long couloir, où deux Anglais avaient croisé P’tit-Jy suivant le garçon, on était arrivé devant une porte. P’tit-Jy était entrée. Elle ne s’étonnait pas souvent, P’tit-Jy, mais ça, ça lui en avait bouché un coin ! Il y avait dans un grand lit une pauvre figure pale qui, se tournant vers elle, essayait de sourire. Le fiévreux tout brûlant avait rejeté ses couvertures, et son long corps maigre était moulé par le drap ; des mains de squelette sortaient de ses manches ; son linge livide, ses cheveux ébouriffés sur l’oreiller, sa barbe pas faite, sa sueur, ses lèvres blanches, et les fioles sur la table de nuit, tout cela avait saisi P’tit-Jy. Il la regardait avec des yeux de bête malade, en silence, comme pour demander aide… « Ça va pas, mon petit ? » avait fait P’tit-Jy, tout émue de pitié. Et elle lui avait parlé, tout de suite trouvant dans son cœur des mots caressants de mère. Elle qui n’avait jamais eu personne à soigner, qui n’avait jamais eu à se dévouer, voilà que son instinct de femme se réveillait tout entier, et aussitôt, tout naturellement, elle s’était installée à ce chevet, elle n’avait plus quitté ce malheureux qui avait besoin d’elle. Comme elle portait une jupe neuve, elle l’avait retirée. Et dans cette chambre de malade allait et venait une infirmière en jupon vert pâle, des froufrous avec un violent parfum de chypre. Elle le veillait… Elle disait après, racontant l’histoire : « Ce n’était pas la passe avec lui, c’était pour la nuit. » Lui, adouci, calmé, ne la quittait pas des yeux. Dans sa chambre, un grand apaisement était entré avec P’tit-Jy. Elle mettait ses doigts frais sur les paupières du malade et le rafraîchissait. Il ne savait plus, il était heureux, il murmurait : ma-man, ma-man… Et, un soir, tout doucement, comme on s’endort, il mourut…
Oh ! cela commençait si bien, si joliment, et d’une façon étonnante, comme les belles histoires qui finissent par des mariages ! Sophie, surprise par l’affreux dénouement, restait immobile dans son lit, silencieuse, avec une grosse envie de pleurer.
P’tit-Jy vit cela, se reprocha d’avoir attristé sa petite amie, s’approcha d’elle et l’embrassa.
— Allons, ma Fifi, il est onze heures, faut se lever, dit-elle.
Obéissante, Sophie se dressait sur son séant, mais triste et muette.
P’tit-Jy chercha à la distraire : « Dis donc, Choute, on va en acheter des affaires avec tout cet argent-là ! » fit-elle en touchant le billet.
— Ah ! il faut que je retire ma malle ! dit Sophie.
Elles s’habillèrent et déjeunèrent. Puis elles prirent une voiture pour aller chercher la malle. Ensuite elles visitèrent les magasins, et choisirent un chapeau et un manteau pour Fifi. Le soir, Sophie tint absolument à payer à dîner à P’tit-Jy.
Après cela, rien ne lui restait plus de l’argent du capitaine.
— Mais t’inquiète pas, dit P’tit-Jy. On travaille bien quand on est nouvelle. Il y a des hommes qui les font toutes.