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Le mal d'aimer

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VII

Sans souci des sages avertissements du Touring-Club, France avait lancé, à rapide allure, sa bicyclette, dans la descente d’Houlgate. Mais tout à coup, elle en ralentit le mouvement à la grande surprise de Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant que, derrière eux, Asseline escortait sa fiancée Colette.

Il questionna vite :

— Vous êtes fatiguée ?

— Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue de la vallée, puisque c’est sans doute la dernière fois, de cette saison tout au moins, que je viens ici ! Pour la bien contempler, je vais faire la descente à pied…

Elle avait arrêté sa machine ; et elle sauta à terre avec cette grâce souple qui charmait, comme au premier jour, le regard de Claude Rozenne. Lui, aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde, tous deux demeurèrent immobiles, contemplant le paysage de verdure, d’eau et de clarté. Une brume dorée flottait sur les lointains de Dives et de Cabourg ; mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait très clair, pareil à un immense bouquet d’arbres qui ombrageait des terrasses fleuries descendant vers la mer.

Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir des dieux de voir, à ses côtés, dans ce cadre lumineux, une fine et enthousiaste créature comme celle qui s’était remise à cheminer près de lui, toute rose de la rapidité de sa course, les lèvres un peu entr’ouvertes pour mieux aspirer la brise du large qui baignait la brûlure de sa peau fraîche.

Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son harmonieuse silhouette.

La jupe sombre moulait étroitement des hanches de petite nymphe ; et sous la blouse, d’un bleu pâle de pervenche, le buste se devinait modelé d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune.

Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée que, dans quelques jours, ce serait fini de regarder vivre près de lui cette séduisante créature… Certes, à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait plus la même chose. Il la rencontrerait dans des salons pleins de monde où, sous peine de mettre en branle le carillon des potinages, il ne pourrait plus librement bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse.

Et il demanda :

— Est-ce que vous partez toujours lundi ?

— Oui, maintenant que le mariage de Colette est décidé, il faut revenir à Paris pour présenter le futur époux à papa, retour d’Allemagne, et surtout pour commencer les grands préparatifs de ces justes noces. Paul Asseline et Colette désirent les voir célébrer fin octobre… Ils ont à peine six semaines devant eux…

Distraitement, il fit :

— Oui… je comprends…

Puis, il interrogea :

— Vous regrettez de partir ?

— Beaucoup ! Je suis un peu de l’espèce « chat »… Je m’attache, déplorablement !… aux endroits où je vis et les départs sont toujours pour moi une espèce d’arrachement, petit ou grand… Vous savez, le poète l’a dit : « Partir, c’est mourir un peu ! » Et je l’éprouve tout à fait… Oui, je regretterai Villers pour lui-même… Pourtant, il me paraît bien vide depuis que Marguerite en est partie… Et si brusquement !

Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il savait bien qu’il ne comptait pas dans la vie de France Danestal ; mais il lui fut désagréable de recevoir ainsi la confirmation de son sentiment intime.

Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait dur pour son amour-propre masculin une si parfaite indifférence ; et parce que cette indépendante petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait fort mal de n’avoir pu éveiller en elle quelque chose de l’attrait souverain qu’elle exerçait sur lui.

Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans souci de lui, songeant sans doute à sa sœur, partie — Rozenne le savait — à cause d’une folle et grosse perte au jeu, d’André d’Humières au Grand Prix de Deauville.

Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme ; mais, à cette heure, il était tout prêt à la maudire de lui enlever la pensée de France ; et il éprouva un intense plaisir à entendre Colette appeler :

— France ! ne te sauve pas ainsi !… Nous allons nous asseoir un moment, pour nous reposer, sur les hauteurs du bois de Boulogne.

— Très volontiers ! approuva-t-elle distraite de sa songerie…

Alors, elle remarqua l’expression assombrie du visage de Rozenne ; et surprise, elle demanda drôlement :

— Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable ? Cela vous ennuie d’aller vous asseoir dans le bois ?

— Pas du tout !… Cela m’ennuie de vous voir partir…

— C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement !

— Très sincèrement. Vous en doutez ?

Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne raillait plus :

— Non, je n’en doute pas… Je crois que… vraiment… vous ne me trouvez pas ennuyeuse !… Et je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut !

Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et gai. Une bizarre sensation de colère le secoua tout entier. Pareil à une onde furieuse, le désir passait en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant rebelle ; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son exaspérante sérénité ; de la voir tressaillir sous des baisers qui meurtriraient sa peau fraîche, fleurant la jeunesse…

Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur. Mais, décidément, cette petite fille le faisait déraisonner ! Irrité contre lui, contre elle-même, il ralentit un peu le pas pour se rapprocher d’Asseline et de Colette qui marchaient en arrière.

Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle n’en témoigna rien et continua d’avancer de ce pas léger qui semblait un vol… Quand il la rejoignit, elle était déjà assise au bord du sentier ; les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains jointes, elle regardait vers l’horizon où étincelaient des vagues lointaines.

Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression de rêve flottait… Il eut peur de la voir lui échapper dans une de ces songeries où elle s’enfuyait si volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse, la soif de goûter encore au charme désormais fugitif de sa causerie capricieuse.

Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda, debout près d’elle :

— Mademoiselle France, est-ce que vous avez subitement fait vœu de silence ?

Elle releva la tête vers lui, une preste riposte sur les lèvres ; mais elle rencontra son regard et la riposte ne jaillit pas. Elle dit seulement, un pli malicieux, soulignant sa bouche :

— Quelle délicate manière de me rappeler que les gens bien élevés ne restent pas silencieux en compagnie de leurs semblables !… Mais depuis près de six semaines que vous me connaissez, vous ne vous êtes donc pas encore avisé que j’étais une jeune personne très mal élevée ?…

Elle s’interrompit ; puis jeta, gaiement :

— Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse !… Et asseyez-vous ici ; il y fait délicieux !… Je vous promets que je serai très polie, que je causerai probablement !

Avec un sérieux affecté, il dit :

— Très bien, je prends acte de la promesse et je vous la rappellerai sans pitié, s’il y a lieu. Nous demeurons installés sur ce talus ?

— Oui ; je pense que nous y sommes suffisamment loin des fiancés pour ne pas les gêner. Car en la circonstance nous représentons les parents qui chaperonnent ; et notre rôle est d’être discrets !

— Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement qu’elle se mit à rire.

Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient au souffle de la brise du large et animaient d’un indéfinissable chant berceur l’air lumineux et tiède où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur de la mer, les vagues parfums qu’épandaient les massifs en fleurs des villas.

— Comme il fait bon ! murmura France qui, les lèvres avides, humait le vent de la mer.

Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit pas ; elle regardait vers sa sœur et Asseline, assis un peu plus bas ; son œil clairvoyant observait le jeu de leurs deux physionomies. La voix de Rozenne s’éleva :

— Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler votre promesse et vous demander quelle pensée vous absorbe ainsi… Ce n’est pas agréable du tout d’être condamné au silence quand on a une terrible envie de causer !

France eut un petit rire :

— Mon Dieu ! quel homme curieux et bavard vous êtes aujourd’hui !… Eh bien ! je songeais que Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux de caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon que, vraiment, il méritait que Colette fît quelque chose pour son bonheur !…

— Mais elle fera beaucoup ! marmotta-t-il.

Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le froncement fugitif des sourcils de France qui poursuivit, sans relever le propos :

— J’espère que Colette ne lui laissera pas trop sentir qu’il est tout à fait en son pouvoir…

— Tout à fait… et il en exulte !

Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens très sages observent les plaisirs des enfants, ils contemplèrent Asseline et Colette… Lui, presque à ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration, tandis qu’il écoutait les paroles qu’elle disait de son air de jolie souveraine dictant des ordres, de tout droit… Ah ! certes, ce qu’elle voudrait, il le ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle eût daigné le vouloir, heureux de lui rendre un culte digne de sa beauté…

France eut l’intuition de tout cela.

Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle murmura :

— Oh ! oui, il est bien son humble sujet ! Et vraiment, quand je le vois ainsi près d’elle, j’en viens à penser que, tout de même, l’amour peut, par aventure, exister ailleurs que dans les romans et les contes de fées !

— Par aventure !… Vous ne dites pas ce que vous pensez en ce moment, avouez-le !

Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité absolue dans ses prunelles profondes.

— Je dis absolument ce que je pense, au contraire. Je crois que le beau, le fidèle, le généreux amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui, cet amour-là se rencontre surtout dans les livres des auteurs persuadés que donner une illusion est un bienfait… Mais dans la vie ?… Un amour éternel, qui ne s’altère pas à l’usage ?… Ça n’existe pas… ou guère ! Avouez à votre tour !

— C’est rare !… Mais ça peut se rencontrer pourtant, fit Rozenne qui écrasait rageusement les aiguilles de sapin sous son pied…

— Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites, par hasard… Mais les petites filles sages et prudentes ne comptent pas sur la rencontre d’un pareil trésor !

— Et vous êtes de ces petites filles-là ?

— Bien entendu !… C’est pourquoi je me vois toute sorte de chances pour devenir une vieille demoiselle… Et je n’en suis pas effrayée du tout, d’ailleurs.

— Une vieille demoiselle ?… parce que ?…

Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa bague, d’une eau pareille à celle de la mer :

— Parce que je me marierai seulement si je rencontre un homme que je puisse aimer… comme j’aime la musique, la poésie, les belles choses, par exemple, — sans comparaison oiseuse, — avec la même foi absolue, fortifiante… Un homme aussi qui m’aime comme il faut que je le sois pour être heureuse ! Et tout cela, c’est bien trop demander pour pouvoir espérer l’obtenir ! Conclusion, je resterai demoiselle…; sans doute, pour mon plus grand bonheur.

D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette de bois mort qui se trouvait sous sa main. Le dédain paisible de cette enfant lui semblait intolérable parce qu’elle était une exquise petite vierge moderne, d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait pas de lui !… En cette minute il eût acheté, par une folie même, le secret pour être aimé d’elle… Presque rude, il lui jeta :

— Vous parlez comme une enfant de ce que vous ne savez pas !

Marguerite aussi lui avait dit cela un jour… Elle en eut le vague souvenir.

— Oh ! si, je sais… Je sais très suffisamment… Et c’est pour cela que je doute et que je n’espère pas… Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a tant d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant, sinon mieux que l’amour !

Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art, qu’elle adorait à cette heure avec une ferveur d’enfant illusionnée. Et dans la révolte de son orgueil d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de revanche et de conquête :

— Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi !

— Peut-être… C’est possible… Mais en ce moment je pense… tout ce que je viens de vous dire !… et même beaucoup d’autres choses encore ! Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah ! bien résolue ! à ne pas permettre à l’homme de me faire souffrir… comme j’ai vu souffrir de pauvres femmes trop généreuses ou trop lâches !

— Souffrir ! Mais où avez-vous pris de pareilles idées fausses !

— Fausses ?… Croyez-vous sincèrement qu’elles soient fausses ?

Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention presque grave. Il répéta seulement :

— Souffrir !… Pourquoi souffririez-vous ?

— Parce que c’est presque toujours là que nous en arrivons quand nous livrons notre cœur ! C’est tellement rare que les hommes méritent l’amour que nous leur donnons !… Ils s’en amusent, ils s’en distraient… Puis quand le jouet ne leur plaît plus, ils le rejettent ou le brisent… Que Dieu me garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce qu’il pourra me faire !

Elle parlait très simple, comme elle eût pensé tout haut, les yeux arrêtés sur les eaux ombrées d’or ; mais peut-être sans qu’elle en eût conscience, sa voix, son visage trahissaient qu’elle disait là des choses qui étaient pour elle la vérité même. En lui, s’exaspérait le désir d’ouvrir ce cœur fermé si jalousement…

— Vous ne savez pas ce que vous dites là !… Une folie ! un blasphème que vous regretterez un jour et que… ah ! que je voudrais bien, moi, vous faire regretter !

— Ah !… Vraiment ?…

Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité dans son accent. Sa petite tête volontaire s’était dressée et elle le regardait un peu inquiète, curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière heure, Rozenne allait imaginer de prendre au sérieux sa fantaisie pour elle ?… C’était bien inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu de badinage :

— Je vous en prie, parce que je vous ai laissé voir bien franchement mes idées, ne vous croyez pas obligé de protester et de me donner délicatement à entendre que vous me trouvez spirituelle, originale, délicieuse, quoi encore ?…

— C’est vrai, je vous trouve tout cela !

— Ne le dites pas, au moins ; vous auriez l’air de me faire des compliments.

— Je ne vous fais pas de compliments ; je vous dis la simple vérité…

Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie :

— Ce que vous croyez être la vérité… parce que vous êtes sous l’influence d’une jolie villégiature, de la mer, du soleil, que sais-je ?… qui me font un cadre poétique. Mais si vous me revoyez à Paris, il y a bien des chances pour que vous vous étonniez alors de votre enthousiasme d’aujourd’hui.

— Si je vous revois ! Ah !… çà, quelle femme êtes-vous donc pour ne pas comprendre, pour ne pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je veux à moi !

Dans le regard bleu de France, une flamme passa ; puis l’expression en devint singulièrement profonde et sa bouche eut un pli d’ironie mélancolique :

— Vous voulez mon cœur ! Pour en faire quoi ? mon Dieu…

— Pour en faire mon trésor !… Mais comprenez donc enfin, France, que je vous aime et que vous me faites perdre la raison avec votre indifférence moqueuse !

Les mots lui étaient échappés parce que, en cette minute, il ne voyait plus au monde que cette railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour, serait une femme adorable… Parce que, fidèle à lui-même, il allait au gré de son caprice sans souci d’avoir à regretter des paroles follement prononcées.

Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec des yeux où leurs deux âmes apparaissaient, s’interrogeaient passionnément : celle de l’homme impérieuse et suppliante ; celle de la femme sceptique, curieuse, troublée cependant… Très nette, France avait l’intuition qu’en cet instant Claude Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût… et elle serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle sortirait de l’ombre odorante des sapins…

Mais nul désir semblable ne s’élevait en son cœur, auquel Rozenne n’avait pas su donner la foi.

Elle dit avec des lèvres qui tremblaient :

— A quoi bon parler de ces choses ? Vous ne m’aimez pas comme je veux être aimée !

— Qu’en savez-vous ? fit-il presque violemment.

— Je le sens… Je suis pour vous un caprice… qui passera… Ce n’est pas assez pour moi… Je veux être aimée pour toujours ainsi que je veux, moi, aimer pour toujours… avec une confiance absolue, comme je me repose en Dieu !

— Mais les hommes ne sont pas Dieu !… Et cette confiance, je ne vous l’inspire pas ?…

Elle secoua la tête et murmura lentement :

— Non… Pardonnez-moi de vous dire cela… Mais…

— Mais ? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait.

Son visage s’était contracté. Jamais plus il n’avait souhaité la voir conquise par lui qu’à cette heure où elle se refusait, si résolue.

Elle hésita une seconde ; son regard errait, pensif, sur le décor riant des choses, autour d’elle ; puis, devenue grave, elle finit simplement :

— Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut en votre constance, en la profondeur, la force, le sérieux du sentiment qui vous attire vers moi…

Il mordit sa lèvre avec colère… Ah ! qu’elle avait bien su discerner de quel alliage était fait l’amour qu’il lui offrait !…

— Comme vous me jugez !… Soit, je vous aime peut-être mal, mais je vous aime comme je puis… Et bien autrement que je ne le pensais moi-même !

— En cette minute, oui… Je le crois et je vous en remercie parce que c’est toujours une douceur de se sentir aimée… Mais demain, dans un mois, dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie passée ?… Avec vous, il me faut du temps pour être convaincue… Ne m’en veuillez pas, je vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir en vous un nouvel ami à qui je donne une très sincère et grande sympathie…

Il ne répondit pas. A quoi bon ?… Il était vaincu et sa défaite lui était étrangement douloureuse. A peine un ami !… Il n’était rien de plus pour elle.

Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais, c’est vrai, il n’avait précisé le rêve de l’avoir sienne pour toujours, de faire de cette petite muse, de cette fine et originale fille du monde, la femme d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont il était jaloux…

Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que ce fût, il en éprouvait un regret aigu, le regret d’un paradis entrevu un instant et qui se fermait devant lui…

Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour ce mal, oh ! léger, fugitif, elle en était sûre !… qu’elle venait de faire ; et, un peu bas, avec une grâce jeune, elle dit :

— Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible ni froide ainsi…

— Ah ! Dieu, vous n’êtes rien de semblable ! fit-il, amèrement… Au contraire, vous êtes une des plus vibrantes créatures que j’aie jamais rencontrées… Seulement…

— Seulement ? répéta-t-elle se levant, car depuis un moment Colette avait tourné la tête vers eux, étonnée que sa sœur ne répondît pas à son appel.

— Seulement, votre heure n’est pas encore venue !

Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait vers la mer que le couchant moirait de rose et d’or pourpre… Au plus profond de son âme, elle cherchait à lire… Elle y trouvait, avec une réelle sympathie pour Rozenne, la conviction, oh ! si forte ! qu’il lui avait ainsi parlé dans une minute imprévue d’entraînement… Non parce qu’il l’avait, dans son cœur et dans sa pensée, librement choisie afin qu’elle fût à jamais l’Unique pour lui…

Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de révolte et de terreur à l’idée d’avoir sa vie déjà fixée, enserrée dans les soucis qu’elle avait vus lourdement peser sur sa sœur Marguerite… Elle y découvrait le désir passionné de demeurer libre afin de réaliser son rêve d’une vie orientée toute vers l’Idéal qui la ravissait… Et encore, elle y voyait la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le plaisir pour l’homme, la souffrance pour la femme…

Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que sur son visage expressif Rozenne suivait le reflet de sa pensée, et son accent avait une étrange gravité :

— Vraiment, vous avez raison, je crois, mon heure n’est pas encore venue… Jusqu’ici, personne n’a pu éveiller en moi le désir de faire le don entier de ma vie, en échange de celui qui m’est offert… Je veux jouir, à mon gré, de ma jeunesse… Je veux travailler pour acquérir un semblant d’indépendance, dû à mon seul effort… Et aussi, parce que j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans désillusions, les seuls qui vaillent la peine d’être souhaités !… Les autres ? ils ne me tentent pas… Peut-être parce que je n’y crois pas !

Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne pas savoir qu’elle décidait peut-être de toute sa vie, en ce moment ; mais aussi trop vraie, pour ne pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait de lui dire qu’il l’aimait… Et elle reprit encore :

— Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du mariage… J’ai peur de ses difficultés, de ses chagrins, de sa chaîne qui me semble terrible… Peut-être, plus tard, je le verrai différent…

— Oui, quand l’amour vous le fera paraître tout autre…

Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur, courut encore une fois, l’expression sceptique :

— Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet amour si puissant et si magicien ? Pourtant, de toute mon âme, je l’accueillerais !…

Il ne répondit pas ; Colette revenait vers eux, appelant :

— France ! France !… Il est l’heure de partir ! Tu ne m’entends donc pas ?… Ah çà ! que racontez-vous de si intéressant ?…

Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu, considérait curieusement le visage animé de sa jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne ; et le soupçon de la vérité traversa sa pensée en éveil… Mais France, sans se livrer, répliquait hardiment :

— Nous étions lancés dans une discussion psychologique que votre vue, ô jeunes fiancés, nous avait inspirée !

Colette n’insista pas, sachant bien que France ne disait jamais que ce qu’elle voulait… Seulement, la certitude pénétra son esprit avisé que sa sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle avait laissée ouverte…

Tous se remirent en marche. Mais Rozenne n’avançait plus près de la jeune fille ; il demeurait, sans parler, d’ailleurs, aux côtés des fiancés. France ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier qui rejoignait la route, et il n’osa s’approcher d’elle, sentant que ce jour-là elle et lui n’avaient plus rien à se dire. Il ne voyait pas son visage ; mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée de sa petite tête, d’ordinaire portée si droite, à la lenteur inaccoutumée de son pas, au mouvement distrait de sa main qui, au passage, arrachait des brindilles, tout de suite jetées à terre.

Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant la bicyclette qu’il lui amenait.

Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre sous la lueur du couchant qui violaçait le fût svelte des pins… La mer étincelait splendidement irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air tiède… C’était l’heure exquise où se sentent tout proches les cœurs de ceux qui aiment…

France le pensa avec un tressaillement… Elle contemplait Rozenne qui venait vers elle… Il était pourtant un homme que la plupart, sûrement, trouvaient séduisant… Elle-même goûtait fort la grâce capricieuse et l’ironie piquante de son esprit très vif, comme aussi l’élégance nerveuse de sa haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son regard, le charme de son sourire qui savait exprimer tant de choses… Alors pourquoi était-elle demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même, si jalousement désireuse de conserver sa liberté ; alors qu’il l’implorait, avec une ardeur fervente, devant l’horizon de mer qu’elle aimait, à cette heure de la fin du jour qui lui était chère entre toutes ?… Pourquoi n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux qui enivre d’autres femmes ?…

Sans doute, il avait dit vrai, « son heure n’était pas encore venue… » Elle n’était pas mûre pour l’amour… Pas encore !

Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme jamais encore elle ne le lui avait vu… Spontanément, elle lui murmura comme une enfant, d’un ton de prière très douce :

— Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas… J’ai réfléchi encore depuis que vous m’avez quittée… Ne regrettez rien… A cette heure, je serais une épouse détestable !

Il la regarda dans l’âme même… Il était seul à peu près avec elle, dans un paysage délicieux, sous un ciel de couchant, beau comme un ciel de rêve… La douceur du crépuscule les enveloppait… En lui, criait le désir de la sentir frémissante dans ses bras, de connaître la saveur des lèvres jeunes dont il rêvait la caresse… Et elle était devant lui, comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour s’envoler hors du nid, insouciant, enivré de liberté !… Les larges prunelles, ardemment lumineuses, étaient, pour lui, sans amour, comme la bouche qu’il voyait trembler un peu, dans l’ombre dorée du bois… Et il n’avait pas le droit de l’effleurer même du doigt, cependant qu’avec tout son être, en cette minute, il l’appelait, il la désirait, il la voulait… Alors, d’une voix basse, que l’émotion brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le visage charmant :

— Ne regretter rien, ce m’est impossible !… Mais je ne vous en veux pas… Seulement, je pense que, pour une chimère, vous venez peut-être de sacrifier le bonheur de deux vies…

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