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Le mal d'aimer

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XI

Sous le jour blafard de la gare, France aperçut son beau-frère qui l’attendait, seul, sans Marguerite.

Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement ses deux mains :

— Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas, France, de n’être pas venue vous recevoir ? Elle est restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné une grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux croup. Nous avons eu très peur.

— Mais maintenant, vous êtes tranquillisés ? questionna France anxieuse, avec l’intuition des minutes d’angoisse vécues par sa sœur.

— Oh ! oui, heureusement. Le médecin nous a tout à fait rassurés ce matin et, en même temps, il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence à vous laisser venir… Sans quoi, nous vous aurions télégraphié.

Elle eut un geste d’indifférence.

— Les grandes filles comme moi n’attrapent pas le faux croup ! Seulement, j’ai peur de vous embarrasser si Bébé est encore malade…

— La crise est passée ; demain, elle sera remise. N’ayez aucun regret. Marguerite se fait une telle joie de vous avoir quelques jours… Vous êtes un oiseau fugitif, France.

— Mon ami, je fais ce que je puis !… Vous voyez, cet été encore, je suis venue…

Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se ravivait en elle — si fort ! — de cette soirée où, pour la première fois, elle avait souffert de voir Rozenne demeurer loin d’elle.

Rozenne !… toujours Rozenne !… Ah ! quels jours troublés elle lui avait dus, pendant ces dernières semaines surtout ! Jamais jusqu’alors elle n’en avait traversé de semblables… Où était sa sérénité d’antan, ses joies idéales quand son travail la ravissait, quand elle vivait soucieuse seulement des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art qui la passionnaient et qu’elle les goûtait sans désir d’autres bonheurs… Ah ! qu’il était fini, ce temps-là !

Comme toute sa volonté était impuissante — autant que celle d’un petit enfant — pour lui rendre son indépendance d’âme !

Tous, heureusement, l’ignoraient ; mais elle savait bien, elle, qu’elle n’était plus qu’une pauvre petite créature dont l’amour avait fait sa proie. Elle disait encore : « Je voudrais guérir ! »

Parole menteuse ! Maintenant que Claude Rozenne était libre, elle avait perdu le désir âpre et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux, bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont elle souffrait, comme d’un cilice qui aurait enserré son cœur.

A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir ; apprendre quelque chose de lui, de ses projets ; savoir le pourquoi de son silence, de ses absences, de son départ…

Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère, instinctivement, dans le jour qui tombait, elle observait les rares passants sur les boulevards à peu près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient, tout humides, sous les pas. Mais nul ne ressemblait à Rozenne.

Confusément, elle songeait à cette fin de jour printanière, où revenant de chez les Chambry elle l’avait rencontré… Tout de suite, alors, il s’était pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là elle était sûre d’elle-même… Et comme lui, se montrait avide du peu qu’elle voulait bien lui donner…

Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était répété si souvent depuis quelques semaines :

« Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était sans le savoir… Je ne mérite pas d’être punie pour cela !… Où vais-je maintenant ?… »

Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un être qui se voit emporté par un courant irrésistible, ignorant sur quelle rive il sera jeté.

Elle secoua la tête pour échapper à la hantise du souvenir. La nuit venait ; des réverbères s’allumaient dans l’obscurité grandissante. Protégée par l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait les lèvres :

— Est-ce que Claude Rozenne est ici ?

— Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu… Je dis « entrevu », car il paraît dans une crise de sauvagerie et ne nous honore pas de ses visites. On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en Espagne.

Encore ce voyage ! France eut un frémissement, mais elle ne questionna pas davantage son beau-frère et se reprit à parler du mal qui, la veille, avait subitement frappé le bébé.

— Marguerite ne s’est pas trop affolée ?

— Elle ?… Ah ! vous la connaissez… Jamais elle ne se plaint ni ne se révolte. Sur sa pauvre figure décolorée, je voyais son inquiétude ; mais elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait dit le médecin. Marguerite ! C’est le courage même, un admirable courage très simple, sans phrase, ni éclat !… Ah ! comme elle mérite que le mieux ait continué !

— Nous allons le savoir… Nous arrivons !… Oh ! Guite, es-tu tranquillisée ? jeta France courant à sa sœur qui apparaissait au coup de sonnette.

— Oui, grâce à Dieu !… Le médecin sort d’ici et m’a répété que tout danger était écarté. C’est bien bon !… Comme cela, chérie, je vais pouvoir jouir, le cœur en paix, de ta chère présence.

Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie, insouciante que la lampe éclairât l’altération de son visage. France la regarda avec une tendresse compatissante.

— Guite, tu as bien besoin de te reposer après cette alerte !

— Bah ! ce n’est rien… Le tout est que le mal ne soit plus qu’un souvenir. Mais c’est vrai, qu’André et moi, nous avons passé une dure nuit !… Je voulais qu’André allât se reposer, puisque je restais debout. Mais il n’a jamais voulu me laisser seule.

— Il a eu joliment raison !

— N’est-ce pas, France ? Dites donc à votre sœur que je ne mérite pas d’être traité comme l’aîné de ses poupons.

Il avait dit cela si plaisamment que tous trois se mirent à rire ; et France envoya un coup d’œil amical à son beau-frère. La certitude pénétrait en elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite l’époux qu’elle avait souhaité.

Le miracle s’était donc accompli ; le généreux amour de la jeune femme avait peu à peu transformé l’homme égoïste et léger par qui elle avait connu des heures bien cruelles.

Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de France tombait un peu. Cette nuit-là, elle dormit plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis bien des nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours la sensation d’apaisement et de sécurité qui lui était si bonne au temps de sa jeunesse. A son réveil, elle jouit d’être enveloppée par la tranquillité berceuse de la province ; d’entendre, pour tout bruit, de rares appels de marchands dans la rue, et, dans la maison, la douce voix de Marguerite qui donnait des ordres, son pas glissant sur le parquet, et les bonds joyeux de Bob qui courait comme un poulain échappé, à travers le couloir. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de façon discrète, à la porte de « tante France », pour recevoir la permission d’une petite visite. Elle venait de se lever et dit :

— Entrez !

Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante du matin, ses cheveux sur les épaules, retenus à demi par un ruban ; et sautant autour d’elle, il cria, ravi :

— Tante France, vous êtes gentille !… Vous avez l’air d’une petite fille !… Et puis, vous sentez bon comme une fleur !…

Dans sa joie, il appela sa sœur :

— Étiennette ! Étiennette ! Viens voir tante ! Elle veut bien ! Tu peux arriver !

La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre, accourut vite, un peu timide d’abord, puis bientôt enhardie, pour regarder avec son frère, la mine curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de voyage — ce fameux sac d’où, la veille, étaient sortis pour eux joujoux et bonbons.

Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer avec ces petits qui la dévoraient de caresses et de baisers, et, finalement, s’assit par terre, comme eux, pour leur conter une merveilleuse histoire qu’ils écoutaient les lèvres entr’ouvertes, buvant ses paroles. Avec peine, elle put les décider à partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer pour s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage avaient été pour elle une détente bienfaisante.

Le bébé était vraiment remis et sa figure menue, un peu pâlie, s’égayait aux jeux turbulents de Bob et d’Étiennette.

— Guite, veux-tu que je les emmène promener ? proposa France après le déjeuner, voyant un rai de soleil filtrer entre les nuées grises.

— J’aimerais mieux que tu accompagnes André, qui a besoin d’aller demander un renseignement chez les Chambry. Ils sont encore à leur campagne de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade à travers champs ; tu es un peu pâle, ma petite France. L’air de Chevregny ne paraît pas t’avoir très bien réussi.

France détourna la tête, tressaillante, avec une frayeur de la perspicacité de sa sœur. A quoi bon trahir son secret ?… Marguerite ne pourrait rien pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus. Alors elle se devait à elle-même de bien cacher sa défaite. Pas encore elle n’avait parlé, avec la jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite était absorbée par son enfant, et elle eût mieux aimé apprendre tout par André. Aussi, volontiers, elle se laissa tenter par la proposition de sa sœur. Mais le même besoin de mouvement qui, à Chevregny, l’entraînait en d’interminables courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui offrait pour la conduire à Dury.

Elle préférait mille fois marcher sur la grande route qui fuyait entre des plaines sans fin, balayée par la brise humide, presque tiède, dont le souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée par les pluies récentes. Le pâle soleil s’était perdu sous un voile de nuées, et le ciel, ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd d’averses, strié par des vols noirs de corbeaux.

Ses yeux errant sur les lointains embrumés, où s’estompaient quelques bouquets d’arbres, des meules isolées, brunies par les mauvais temps, France causait avec son beau-frère, la pensée distraite, cherchant à engourdir, dans la griserie de l’air qui battait son visage, le désir, douloureux comme une soif, de savoir enfin quelque chose de Rozenne.

Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui demandait, du même ton de causerie :

— Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne lui avait parlé de la fin inattendue de sa belle-fille ?

Ah ! enfin, elle allait donc savoir… Enfin !… S’appliquant à ne pas laisser frémir sa voix, elle dit :

— Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps de me raconter cela… Comment est-ce arrivé ?

— Dans une crise de cette malheureuse. Elle s’est échappée et est allée se jeter dans un étang proche de la maison où elle était gardée.

— Et elle s’est noyée ?

— Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais elle avait été saisie par le froid. Elle a eu une congestion qui l’a emportée…

Tout bas, France murmura :

— Pauvre, pauvre créature !

Vaguement, elle entendait André déclarer bien heureux pour Rozenne d’avoir été libéré ainsi d’un épouvantable mariage, et d’autres choses encore auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner attention, tant ses propres pensées l’absorbaient.

Heureusement, pour la dispenser de poursuivre cette conversation, le petit village de Dury apparaissait et, par delà les arbres du parc, se dressait la toiture effilée du château.

Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne, la jeune Mme Chambry, sur le désir exprès de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois que tentait une promenade à la campagne ou une partie de tennis. Et le domestique qui apparut, appelé par la cloche de la grille, expliqua tout de suite, introduisant les visiteurs :

— Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle et monsieur veulent me suivre…

France enveloppa d’un œil charmé les perspectives ombreuses auxquelles le feuillage d’or roux donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son beau-frère, elle murmura, distraite un instant d’elle-même :

— C’est joli, ici !

— Oui, le parc est très beau… Vous allez voir…

Guidés par le domestique, ils traversaient de grandes allées paisibles qui s’allongeaient entre les pelouses décorées de statues un peu verdies par la mousse, et les massifs admirablement fleuris de chrysanthèmes dont la senteur d’automne imprégnait l’air. Une rumeur joyeuse montait du tennis, et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées de rires et d’éclats de voix.

L’allée tourna et le large espace sablé apparut, enserré par la fragile muraille du filet, derrière lequel se mouvaient des hommes en tenue de jeu, des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient, alertes, suivant le caprice des balles.

Devant le tennis court, Mme Chambry était assise au milieu du groupe de ses visiteurs, de la phalange des parents qui chaperonnaient les joueuses.

A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement, avec un cri de plaisir :

— Oh ! vous êtes à Amiens ?… Quelle bonne surprise de vous voir ! Que vous êtes aimable d’être venue jusqu’ici !… Seulement je suis désolée que mon mari ne se trouve pas là pour vous recevoir ; il est à la chasse. Mais mon beau-frère, du moins, est des nôtres !

Oui, il était là ; et il contemplait France avec une sorte de stupeur ravie. S’il eût été aussi sincère que sa jeune belle-sœur, il se fût, lui aussi, écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était livré tout entier :

— Oh ! la bonne surprise… Est-il possible que ce soit bien vous !…

Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne rien trahir de l’émotion qui vibrait en lui comme un hosanna ; et simplement, il saluait France par quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile effort ! Clairement, avec son intuition de femme, elle le devinait bouleversé par son apparition imprévue, car il ne pouvait commander à l’expression de ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa voix. Se pouvait-il vraiment qu’elle eût produit pareille impression sur ce garçon si calme ?…

— Mademoiselle France, vous allez faire une partie de tennis, n’est-ce pas ? proposa, un peu timide, Mme Chambry, qui ne savait comment montrer à la jeune fille son plaisir de la voir chez elle. Tout à son gré, elle eût voulu pouvoir causer avec cette France Danestal à qui elle avait voué une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à ses autres visiteuses, de respectables mères de famille qui eussent trouvé très mauvais de voir la maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante Parisienne dont elles examinaient avec une attention aiguë le sobre costume tailleur, d’un brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque de faisan doré dont les ailes avaient le chaud reflet des feuilles d’automne.

France n’était nullement tentée de se mettre à jouer avec ces jeunes gens inconnus et elle préféra la promenade dans le parc que la jeune femme proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le froid si elles s’attardaient à contempler les joueurs. Ah ! que France eût aimé s’en aller seule, à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne poudrait les branches d’or et de pourpre ! Mais quel inutile vœu ! Il lui fallait poliment tenir des propos quelconques avec les respectables dames qui se complaisaient dans la paraphrase des menues nouvelles amiénoises…

— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous faire les honneurs de notre parc ?

Près d’elle était Albert Chambry. Résolument il avait laissé les joueurs, les vieilles dames, les spectateurs masculins, parmi lesquels André d’Humières ; et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait vers la filature, par le jardin fleurissant, il marchait lentement, à ses côtés.

Elle sourit :

— Votre parc est beau comme un jardin des fées, ainsi vêtu par l’automne !

— Réellement, il vous plaît ?… J’en suis très heureux !… Je l’aime comme un ami. Quand j’étais enfant, il était mon univers, et un univers enchanté où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me croire libre ! Plus tard, ses allées discrètes ont reçu la muette confidence de mes espoirs… Oui, ce parc renferme vraiment quelque chose de ma vie même… Et il me semble que je fais un rêve qui, éveillé, m’aurait semblé irréalisable, en vous y voyant marcher ainsi près de moi !…

Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé que le correct Albert Chambry pût ainsi sortir de sa réserve, surtout avec elle, presque une étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une forme un peu trop littéraire, le sentiment qui les inspirait paraissait très sincère ; et, séduite par cette sincérité, elle dit avec un abandon amical :

— Je vous envie de posséder ainsi un petit empire, tout peuplé de souvenirs chers !… Moi, dans tous les lieux que j’ai aimés, j’ai presque toujours été seulement une passante et j’ai laissé un peu de mon cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être jamais… Aussi quand il me faut partir, sans espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie sensation de déchirement. Et maintenant, j’en arrive à ne plus souhaiter voir certains pays lointains, dont j’ai rêvé passionnément !… parce que j’ai conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter, sachant n’y plus revenir jamais.

A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle lui livrât ainsi quelque chose de sa pensée intime. Il reprit :

— Je crois que le déchirement dont vous parlez, on peut l’éprouver même avec la vision du retour… J’en ai eu la sensation, cet été même, quand ayant accepté un mandat de député j’ai pris conscience nettement que je venais de renoncer à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma vieille cathédrale, pour me lancer… dans un inconnu plus ou moins hostile…

— C’est vrai, vous êtes devenu député depuis notre première rencontre ! Alors la politique vous tentait ?

Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement sceptiques et moqueurs. Il dit, un peu lentement :

— Non, pas la politique…

Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et se reprit :

— Vous avez raison. Ce n’est pas la politique qui vous a attiré. C’est, je suis sûre, le désir de pouvoir mieux défendre les intérêts de vos ouvriers !

Mais il secoua la tête. Son visage était grave et ses yeux contemplaient le visage de France avec une sorte de douceur ardente :

— Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous laisser une aussi haute opinion de ma générosité. Ce serait hypocrisie… Non, si j’ai tant souhaité être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers…

Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre. Le regard de France, entre les cils, filtrait surpris vers lui qui, maintenant, avançait près d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le groupe des promeneurs ne les suivait plus. Au hasard, tous deux suivaient de petites allées désertes qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue charmille que l’automne dorait magnifiquement. Dans l’air humide, tintait la sonnerie des cloches, annonçant le Salut à l’église de Dury.

La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau et son accent avait quelque chose de résolu, de vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure émotion dont il n’était pas maître :

— Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez la vérité ; j’étais décidé à vous la dire… bientôt… Ce n’est ni par ambition, ni par philanthropie que j’ai souhaité obtenir la députation…

Il s’interrompit encore ; mais ce ne fut qu’une seconde et il acheva :

— … C’était à cause de vous.

— De moi ?…

— Oui, de vous…

Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli ; mais ses traits avaient une expression de calme volonté.

Où prétendait-il en venir ? Lui, n’était pas un flirt prompt à faire entendre de vagues déclarations aux jolies filles sans dot. Ses paroles étaient réfléchies, mesurées ; il en acceptait la responsabilité.

Alors… quoi ?… Se pût-il que cet homme sagement pondéré fût cependant un romanesque et se fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard avait quelquefois rapprochée de lui ?… Si vraiment elle était devenue plus qu’une passante dans sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour lui enlever une inutile espérance. Et, avec une gravité pensive, elle dit :

— Je ne comprends pas pourquoi, à cause de moi, vous avez désiré venir à Paris…

— Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me rapprocher de vous… parce que j’espérais ainsi parvenir… oh ! peu à peu ! lentement ! à réaliser un rêve auquel je pense, à toute heure, je puis dire… dès que je suis seul avec moi-même surtout… Un rêve qui est entré en moi, dès le premier jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement cette après-midi où vous êtes venue à la filature… Vous vous souvenez ?

Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant la terre brunie sous la rouille des feuilles ; et elle pensait, non pas à Albert Chambry, mais à celui qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée de devenir, pour lui, l’Unique… Comme une enfant ignorante et folle, elle avait refusé de l’entendre, dédaigneuse de l’amour humain, ayant cette foi orgueilleuse que le travail, le culte du Beau suffiraient à lui donner le bonheur… Aujourd’hui, elle savait la vérité ; impérieusement, le cœur veut plus… Et pour cela, elle avait pitié — ah ! grand’pitié — de cet homme qui, peut-être aussi, allait souffrir par elle.

Lentement, après Albert Chambry, elle répéta :

— Oui, je me souviens du jour dont vous parlez. Je voudrais connaître le rêve qu’il vous a apporté. Je crois que je puis vous le demander, puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée…

— Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en êtes l’âme même. Ce rêve, je vous l’avoue, avec tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce que je ne sais quand il me sera encore donné de vous voir seule… Ce rêve… c’est qu’un jour vienne où vous consentirez à me confier votre vie pour que j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous me donnerez ainsi…

Une légère flamme monta au visage de France. Ce qu’Albert Chambry lui disait depuis un instant, elle était certaine qu’il allait le lui dire… Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de la charmille qui les enveloppait du voile fauve de son feuillage, elle apercevait, au delà des plaines, le lointain de la ville où la vie les appelait… Mais lui, la regardait seule, une expression de prière dans les yeux.

Avec effort, elle articula :

— Vous souhaitez faire de moi votre femme, mais…

— Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent… Je le sais… Aussi, je n’ai pas l’espérance orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout de suite, accueillir la demande que je vous conjure seulement de ne pas oublier. Je n’espère que dans l’avenir.

— Alors… alors pourquoi m’avez-vous parlé aujourd’hui ?

— Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions ? Je vous ai vue apparaître tout à coup, quand je vous croyais très loin… Et cette joie inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre, si je me taisais plus longtemps… Et puis, je me suis trouvé seul avec vous dans ce parc où vit ma jeunesse ; où, pendant ces derniers mois, j’ai tant pensé à vous… Et mon secret m’a échappé… Ne me répondez pas… En ce moment, je le sais, vous direz non à ce que je désire… comme je n’avais encore rien désiré au monde !…

Elle murmura, tressaillante :

— C’est vrai, je ne souhaite pas me marier…

— Maintenant, oui… Mais il faut penser à l’avenir… Croyez-moi.

L’avenir !…

Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son âme s’enfuyait vers Rozenne.

Ah ! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi ?…

Elle s’était remise à marcher dans la charmille, lumineuse sous son feuillage de légende. Au loin, les cloches sonnaient toujours et leur chant semblait emplir l’infini pâle du ciel d’automne.

Albert Chambry répéta avec une autorité douce :

— Oui, l’avenir, il faut y penser ! En ce moment, comme vous êtes très jeune, vous n’y songez pas. L’heure présente vous suffit, parce qu’elle est bonne… Vous avez près de vous votre mère, votre père… Vous ne connaissez pas la solitude !… Mais qu’ils vous manquent, vous regretterez de n’avoir pas votre foyer à vous ; de ne pas sentir autour de vous une protection très tendre, dévouée infiniment, qui remplace celle des parents que vous avez aimés…

Un pli un peu amer souligna, une seconde, la bouche de France. Il ne connaissait pas le foyer où elle avait grandi ; sans quoi, il aurait su qu’elle y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais l’être dans la vie !… Il continuait à lui parler, mais elle l’entendait à peine. Si vivant se réveillait en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par le couchant, de la voix ardente de Rozenne qui l’implorait… Aujourd’hui, c’était l’automne… Et celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu, le don de sa vie, était un homme en pleine possession de sa volonté, qui savait bien ce qu’il souhaitait pour y avoir longtemps pensé…

Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées étroites où elle avançait distraite et il parlait, dans un désir profond de la convaincre. Il lui disait les mêmes choses que Rozenne lui avait dites cinq ans plus tôt… Des choses que Marguerite aussi lui avait fait entendre, que Marceline Herrène lui avait répétées ce jour où Rozenne avait aux lèvres un aveu qu’elle ne voulait pas écouter — alors…

— Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez, je vous assure, que le travail, les jouissances artistiques ne suffisent pas à satisfaire le cœur… Vous arriverez à penser qu’il est bon de se sentir chérie ; de devenir pour quelqu’un l’être par excellence, celle vers qui vont toutes les pensées, les tendresses, les désirs, comme vers une divinité adorée… Ah ! je sais bien que je n’ai pas les mêmes goûts que vous, que nous avons vécu dans des milieux intellectuels très différents, que je ne suis pas artiste du tout… Mais j’apprendrai à aimer les choses que vous aimez… Et puis, ne pensez-vous pas que l’affection peut rapprocher même les esprits ?… D’ailleurs, vous vous intéressez aux questions ouvrières qui sont, pour moi, capitales… Ce serait un lien entre nous… Je vous laisserais, naturellement, toute liberté pour vous livrer aux travaux que vous aimez… Tant que ma vie était fixée à Amiens, je jugeais impossible de vous demander le sacrifice d’accepter la monotone existence de la province, même auprès de votre sœur. Et c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation qui m’amène à Paris, et qu’une circonstance imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que je remplace a dû, pour raisons de santé, donner sa démission…

Ah ! comme il avait pensé à tout, comme il avait prévu toutes les objections !… Une sorte d’effroi s’emparait d’elle devant cette tranquille volonté qui s’appliquait à dominer la sienne ; un désir fou la prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle ne voulait pas être à lui, qu’un autre lui avait pris le cœur ; de voir la fin de ces allées qui se suivaient éternellement comme dans un bois enchanté… Et, instinctive, d’un accent d’enfant en détresse, elle murmura :

— Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit… Mais… il faut retourner vers les autres… Ramenez-moi… Je ne sais pas le chemin… Il me semble que je suis perdue dans un labyrinthe !

Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la vit près de lui, une expression anxieuse au fond de ses prunelles qui étincelaient dans son visage que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres gardaient leur éclat de fleur de sang…

Il respira profondément, avec un effort pour dominer l’émoi qui bouleversait tout son être ; puis il dit, la voix assourdie :

— Vous avez raison, il faut que je vous ramène, je suis fou, je l’ai été de vous parler ainsi. Venez.

Il se remit à marcher et, un instant, tous deux avancèrent en silence. Son angoisse, à elle, se calmait, car elle ne se sentait plus perdue dans cet immense parc solitaire… Et, tout à coup, elle demanda :

— Vous avez parlé à votre frère de… de votre désir ?

— Non, je lui en parlerai seulement le jour où vous m’aurez autorisé à le faire…

— Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui déplairait ?

— Pourquoi ?

— Ah ! pour bien des raisons !… D’abord, parce que j’appartiens à un monde de lettrés et d’artistes qui, je le sais, ne lui est pas sympathique… Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant, une Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne !

Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce de tendresse fervente :

— Et encore ?… Qu’allez-vous trouver ?

— Ceci… Je suis sans fortune. Mon semblant de dot ne valant pas même la peine qu’on en parle !

Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence absolue :

— Je vous en supplie, ne pensez pas même à cette misérable question d’argent !… Je suis, grâce au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à m’en préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le luxe qu’elle désirera, les belles choses qui la tenteront…

Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il était prêt à lui donner :

— Vous êtes bon, très bon !

— Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais avoir le droit de vous faire la vie aussi heureuse, aussi large qu’il me serait possible… Vous le méritez tellement !… Jamais je n’avais rencontré de femme pareille à vous !

— Vous ne me connaissez pas ! fit-elle avec une ombre de sourire.

— Oh ! si je vous connais !… Bien plus que vous ne le supposez… Je vous connais par ce que vous avez écrit… par ce que je vous ai entendu dire, par ce que ceux que vous voyez disent de vous… Et c’est pour cela que je vous supplie de penser à ma prière, quand vous allez être partie, quand vous aurez regagné votre Paris où vous me permettrez bien, n’est-ce pas, d’aller essayer de gagner ma cause près de vous ?

Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite qu’elle était certaine que cette cause, il ne la gagnerait pas ?… Pourquoi avait-elle cette lâcheté de redouter ainsi la déception que lui infligerait un refus trop brusque ?… La voyant silencieuse, il interrogea, une anxiété soudaine dans l’accent :

— Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant si franchement ?… J’aurais dû d’abord exprimer mon désir à madame votre sœur, mais je vous ai dit comment j’avais succombé à la tentation de vous avouer la vérité… Vous me pardonnez ?

— Vous pardonner !… Vous avez eu bien raison de vous adresser à moi-même… Je suis une femme, à mon âge !… C’est vrai, aujourd’hui, il me serait impossible de vous répondre comme vous le souhaitez et je ne sais pas ce que sera l’avenir ; mais je vous remercie de tout cœur de vouloir me faire une existence très douce, tranquille, protégée… Je vous en demeurerai toujours reconnaissante… Seulement…

Elle s’arrêta… Le tennis était tout près maintenant. Elle entendait, très nettes, les exclamations des joueurs :

— Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez pas ainsi en moi parce que… je crains bien de vous donner une déception !…

— Jusqu’au moment où vous me direz : « J’en aime un autre !… » j’espérerai…

Elle eut aux lèvres un cri instinctif : « Oui, j’en aime un autre !… » Mais sa fierté de femme lui scellait la bouche.

Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis et le groupe des spectateurs que présidait de nouveau Mme Chambry qui servait le thé. Il devait y avoir très longtemps qu’elle était seule dans le parc, avec Albert Chambry. Que devait penser toute cette réunion provinciale ? Un petit sourire ironique lui montait aux lèvres… Mais il s’effaça, à peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout entière. Auprès de Mme Chambry, la regardant approcher, elle apercevait Rozenne.

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