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Le mal d'aimer

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VII

Dès que la porte fut retombée derrière elles, Marguerite eut un coup d’œil d’excuse tendre vers sa sœur.

— Chérie, quelle visite, n’est-ce pas ?… Ne m’en veuille pas trop de te l’avoir infligée… Je ne me doutais pas qu’elle pourrait être si longue !

— Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée du tout chez ces braves gens. Ils m’ont intéressée chacun en leur genre. Le docte Lucien est exaspérant ; mais sa petite femme est touchante de modestie et de docilité ; et le sage Albert a l’air d’un excellent jeune homme !

— S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas autrement flatté.

France eut un rire gai.

— Parce que je lui rends justice ?… Il serait bien difficile.

— Il y a manière et manière de rendre justice, glissa Marguerite. Et je trouve qu’en ce moment tu te montres très ingrate envers Albert Chambry.

— Pourquoi ? interrogea France avec des yeux surpris.

Marguerite la regarda avec une affectueuse malice.

— Parce que tu parais tout à fait insensible à l’impression évidente que tu as produite sur lui.

— Elle m’est si indifférente, cette impression !

— Ah ! ah ! petite France, vous êtes à ce point blasée sur vos conquêtes ?

— Oh ! des conquêtes comme celles que nous faisons, malheureuses filles sans dot, ça ne vaut pas la peine de les remarquer même… N’en parlons pas, veux-tu ? Guite… Causons plutôt de nos petites affaires et rentrons par les boulevards, non par la ville… J’aime tant ces grandes allées qui me donnent tout de suite une impression de campagne…

— Prends garde, France, tu finiras par froisser l’orgueil des Amiénois, s’ils apprennent que tu considères leur ville à peu près comme un grand village.

— Bah ! ils n’en sauront rien !… Oh ! voilà André ! Quelle surprise !… Et avec lui, Claude Rozenne…

Une telle expression de plaisir éclaira les traits de Mme d’Humières que France en fut saisie. Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont la légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir…

Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement par tous les chagrins qu’elle avait acceptés de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs qui se sont donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables trésors pour pardonner — et accepter le joug qui apparaissait à France si redoutable, alors que d’autres, pourtant, le trouvaient doux, semblait-il.

Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle regardait approcher les deux hommes.

Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama :

— Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages ?

— J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne que j’ai entraîné et qui a reconnu France du plus loin que vous êtes apparues.

Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put deviner s’il y avait une malicieuse intention dans sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux arrêtés sur la perspective fuyante des boulevards dont les branches s’estompaient sous la brume verte des premières feuilles.

Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière dont la fraîcheur, en d’autres jours, l’eût ravie. La soudaine présence de Rozenne réveillait trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation, quelques jours plus tôt… Pourtant, il n’avait pas la physionomie douloureuse qu’elle lui avait vue alors. Au contraire, une expression presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour un instant, le Rozenne d’autrefois — insouciant et jeune.

Comme au vieux temps, il s’était tout de suite mis à marcher près d’elle. Mais en ces heures enfuies elle avançait avec une âme étrangère à lui, sereine et libre… Aujourd’hui…

Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui lui interdisait une inutile investigation. Et tout de suite, alors, d’un accent de conversation mondaine, elle commença :

— André vous a raconté que, tantôt, Marguerite et moi, tout comme de sages petites filles soucieuses de s’instruire, nous sommes allées visiter la filature de MM. Chambry ?

— Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien parce qu’il aura sûrement trouvé l’occasion de manifester son universelle compétence ; le grave Albert parce que vous lui avez produit un effet foudroyant, si j’en juge d’après les quelques paroles dont il m’a honoré à votre sujet, il y a deux jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury.

Le ton de Rozenne était sarcastique ; et l’expression gaie de son visage avait disparu. Elle dit, avec le même imperceptible haussement d’épaules qui avait répondu à une semblable déclaration de Marguerite :

— Je crois que vous vous faites de singulières illusions sur l’état de « foudroiement » où vous voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout ce qu’il m’a raconté de ses ouvriers. Mais des beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie cependant remplie de compassion pour les pauvres créatures qui doivent y peiner et ravie de retrouver le jardin plein de soleil qui sentait bon le printemps… Le renouveau, vraiment, me grise un peu ! Il me donne une soif de campagne, d’horizons sans fin, d’air vif, fleurant la verdure fraîche !… Vous ne pouvez imaginer combien, en ce moment, je trouverais délicieux de marcher en pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts qui sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite… d’y regarder le soleil couchant… et les paysages de féerie qu’il crée divinement !

Il l’avait écoutée sans la regarder… Et pourtant il voyait — avec quels yeux ! — le dessin charmant du profil, l’éclair bleu du regard sous la grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante des lèvres entr’ouvertes. Et la voix un peu basse, il dit :

— A moi aussi, une telle promenade semblerait délicieuse !… Et si la seule volonté suffisait, vous seriez déjà transportée sur ces chemins que vous aimez et j’y marcherais près de vous… Ce qui me serait une douceur… Je sais maintenant ce que c’est que la compassion d’un cœur comme le vôtre…, mon amie…

Pour la première fois, il l’appelait de ce nom qu’il venait de prononcer d’un indéfinissable accent, avec une sorte de gravité tendre, amère, douloureuse. « Mon amie ! » elle lui avait donné le droit de la nommer ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli de l’entendre ? et, peut-être parce qu’il lui avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre en elle la source vive de sa pitié pour lui, avec le désir passionné de lui faire un peu de bien ?…

Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait, trouvant un apaisement à dire sa misère :

— Maintenant, je redoute à tel point d’être seul dans la campagne ! Son silence me permet trop bien de me souvenir… Je m’y trouve, plus que partout ailleurs, face à face avec ce que, de toute ma volonté, j’essaie d’oublier… Ah ! ce calme effroyable de la nature !… Il m’est presque aussi terrible que celui de la province… que je suis incapable de supporter plus de quelques jours.

— Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour Paris, n’est-ce pas ?

— Demain soir.

— Ah ! demain…

Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain fuyant de l’allée avec, soudain, une image dans les yeux : celle d’une très jolie femme dont les journaux illustrés avaient récemment reproduit le portrait, car elle venait de s’affirmer grande comédienne dans une création récente. Celle-là, mieux que n’importe quelle autre, savait consoler la misère de Claude Rozenne.

Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même souci ?…

Machinalement, elle dit :

— Madame votre mère doit être triste de vous voir partir…

— Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps. C’est au-dessus de mes forces. Trouvez-moi égoïste, lâche, que sais-je ? Mais c’est la vérité, quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse petite créature que vous savez, dont la vue me parle sans cesse… du passé, il me faut, si je ne veux devenir fou, moi aussi… m’enfuir, retrouver la fièvre de la vie, m’en étourdir… Quelquefois jusqu’à l’ivresse, c’est vrai !… Il me faut sentir que, malgré tout, il me reste des jouissances qui font juger, même à des misérables de mon espèce, que l’existence a encore une saveur moins amère que la mort !

Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément, considérait un vol d’hirondelles dans le ciel devenu rose… Elle savait bien comment Rozenne essayait d’oublier ; et soudain cette idée semblait glacer en elle la compassion… Cependant pourquoi était-elle plus sévère pour lui que pour d’autres, alors qu’elle lui connaissait une excuse que les autres, sûrement, n’avaient pas ?…

Confuses, ses impressions se heurtaient tandis qu’elle avançait près de Rozenne dans la paisible allée où de rares promeneurs les croisaient. Derrière eux, à quelques pas, Marguerite marchait, causant avec son mari… Mais elle et Rozenne les avaient oubliés. Étonné de son silence, il la regardait. Et parce qu’il connaissait toutes les expressions de son visage, il devina ce qu’elle pensait…

Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif et suppliant :

— Soyez-moi indulgente !… Que voulez-vous que je fasse de ma vie ?… Je ne suis pas un saint… Je ne puis me cloîtrer dans la solitude ; j’ai maintenant, je vous l’ai dit, la terreur de la solitude… Si vous connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser, vous n’auriez plus le courage de me condamner ! Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté… Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son cœur à une créature qui le torture en se jouant ! Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant traversé un brasier, demeure avec l’épouvante de la fournaise, et des cicatrices que rien ne peut effacer !… Oh ! ma sereine petite amie, ne me jugez pas et pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que je suis un malheureux !

Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de prière tremblait soudain dans sa voix :

— Il ne faut pas faire de folies… A quoi bon ? Ce n’est pas là ce qui vous fera oublier ni vous consolera…

— Rien, vous entendez, rien ne me consolera de ma vie gâchée !… J’appartiens maintenant au monde des misérables qui sont sans espoir, et je ne peux m’y résigner… Mais ne parlons plus de moi… La pitié dont vous voulez bien me faire la charité me rend trop lâche… Si j’osais, je vous adresserais une demande…

— Laquelle ?

— M. d’Humières m’a dit que madame votre sœur veut bien aller voir ma pauvre vieille mère… Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner ?

Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne rencontra pas ses yeux qui regardaient au loin, droit devant lui.

Elle dit pensivement :

— Si je suis encore à Amiens quand Marguerite ira chez madame votre mère, je ferai volontiers ce que vous me demandez…

— Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je vous le demande, n’est-ce pas ? finit-il. Je sais que ma mère aura plaisir à vous voir… Vous l’avez spontanément conquise…

Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle avait deviné chez la vieille femme, voyant près de son fils une jeune fille… Doucement, elle dit :

— Ce qui ferait plus de plaisir encore à Mme Rozenne, ce serait, j’en suis bien sûre, que vous lui restiez quelques jours de plus…

— Cela, c’est impossible !… Il faut que je parte… Il le faut !

Pourquoi ?… Était-il attendu ? Ou était-ce seulement la paix accablante de la province qui le faisait fuir ?… La double question traversa l’esprit de France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite se rapprochait. Il s’en aperçut ; et alors, rapidement, il pria :

— A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon secret ?… Je suis encore incapable d’être plaint ou raillé. Avec le temps seulement, je m’aguerrirai.

Elle eut un regard qui promettait le silence, car André était près d’eux. Et Rozenne, courtoisement, prit congé de Mme d’Humières ; puis s’inclinant devant France, il lui serra la main dans une étreinte brève, mais si doucement forte qu’elle la sentit jusque dans son cœur.

Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez les d’Humières. André taquinait sa belle-sœur sur les perturbations évidentes, prétendait-il, qu’elle causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry.

— Prenez garde, France, il va vous disputer à votre grand flirt, Claude Rozenne.

Elle eut un tressaillement d’impatience :

— André, ne dites donc pas de pareilles folies !

— Des folies… hum ! hum !… Enfin, laissons Rozenne puisque vous le souhaitez et plaignons seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante Parisienne, retournée dans son paradis…

— Son paradis, c’est Paris ?… André, vous devenez tout à fait lyrique.

— Ah ! oui, c’est un paradis après lequel je soupire !… Quand donc me sera-t-il donné d’y vivre !

Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout en surveillant Bob qui barbouillait son assiette de confitures :

— Mon pauvre André, quelle figure y feraient de petites gens comme nous !

— Bah ! chérie, tu es une telle fée que, grâce à toi, nous arriverions peut-être à ce que cette figure fût brillante…

— Ce serait, je le crains, trop demander à la fée qui n’a pas de baguette magique pouvant lui donner des rentes, ou même, tout simplement, le costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour être un brin élégante !

— Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume ? dit France, affectueuse.

La jeune femme sourit :

— Parce que mes petits ont tellement grandi depuis l’année dernière qu’il me faut les rhabiller des pieds à la tête… Puis, nous avons eu nos frais de déménagement… Alors ma belle robe neuve sera pour l’hiver prochain… si mes ressources me le permettent !

Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune qui lui manquait. France pensa à Colette, insatiable de luxe ; Colette, à qui l’admiration fervente de son mari offrait chaque année, pour ses toilettes, des sommes bien supérieures au revenu entier du ménage d’Humières ; Colette, qui se délectait à remplir brillamment son personnage de divinité mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation que le souci constant de ses succès de femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle avait si âprement souhaitée ; une destinée que France jugeait mesquine et misérable, indigne d’être comparée même à l’humble bonheur de Marguerite, créé par son amour dévoué.

Tout bas, France songeait, regardant la jeune femme qui, en hâte, pliait sa serviette pour aller coucher les petits.

— S’il me fallait choisir, que prendrais-je, l’existence de Colette ou celle de Marguerite ?… Ah ! ni l’une ni l’autre ne me tentent !… Quelle âme ai-je donc ?… Suis-je insensible, ou lâche, ou trop exigeante ?… Colette est heureuse, très heureuse… Marguerite semble l’être aussi… Moi… mais moi, je le suis aussi…, autrement encore…

L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait, avec tant de sincérité, deux mois plus tôt ? Avait-elle toujours absolue la certitude que sa destinée n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à regretter ni à souhaiter ?…

Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête, comme pour chasser une pensée importune ; et elle entendit alors son beau-frère qui interrogeait, un peu impatient :

— Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te sauver en haut ?

— Pour mettre les enfants au lit ; il est huit heures.

— Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela ?

— Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle s’occupe de son ménage du soir, dit paisiblement Marguerite.

— Eh bien ! elle dînerait un quart d’heure plus tard… Il est insipide de te voir toujours absorbée par une foule d’occupations que tu te crées à plaisir !

— Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea Marguerite avec douceur. Tu m’excuses, France ?

— Chérie, veux-tu que j’aille t’aider ?

— Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de coucher seule mes petits… Je te confie André pour qu’il attende sagement mon retour, sans maugréer contre nos poussins. Ah ! mon Dieu, voilà Bébé qui se réveille ; je l’entends crier. Elle réclame son lait… Vite, les enfants, montons.

Rapidement, elle les envoyait présenter leur front à France et à leur père ; puis elle les fit sortir et, dans l’escalier, résonna son pas hâté, avec le piétinement des deux petits.

Les traits d’André s’étaient rembrunis ; et un peu ironique il jeta, se levant pour suivre France dans le salon :

— Et voilà pourtant ce que le mariage fait d’une femme !

— Vous voulez dire une mère admirable et la plus dévouée des épouses ! riposta France, vertement.

— Dites mieux, une nourrice absorbée par toute sorte de soins stupides pour ses poupons. Ah ! France, comme vous avez mille fois raison de ne pas vous marier !… Restez la femme d’élégance et de poésie que vous êtes pour la joie de nos yeux et de notre esprit !…

— André, vous perdez un peu la tête… Je l’espère, du moins… pour oser dire de pareilles inepties !… Comment pouvez-vous comparer la vie de Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement remplie par les soucis de ma propre satisfaction !

Elle ne continua pas, frappée soudain par l’idée qu’elle venait de juger son existence comme l’avait fait Rozenne lui-même.

André d’Humières n’avait pas répondu, un peu saisi de la vive réponse de la jeune fille. Il avait parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de ses ressources… Mais avec les années il avait appris à connaître tout ce que valait la femme qui s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que pour la joie…

Dans le salon, un silence régna. André, comme France, songeait. Elle regardait vers le ciel de printemps qui se découpait étoilé dans le cadre de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait qui sentait la jeune verdure et les violettes.

— France, vous avez très mauvaise opinion de moi, vous me jugez fort mal, n’est-ce pas ?

Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau, échappé et s’attachait anxieusement à ce problème de sa destinée que, depuis quelque temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec une insistance qui la troublait un peu. Alors elle s’aperçut qu’une fois encore elle venait de songer à la responsabilité que Rozenne lui donnait dans son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre ; et aussitôt, elle dit hâtivement :

— Je ne vous juge pas mal, je crois, André.

— En êtes-vous bien sûre ?…

Hésitant un peu, elle continua :

— Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de n’être pas pour Marguerite tout ce qu’elle méritait que vous fussiez…

— C’est-à-dire ?… interrogea-t-il avec une espèce de gravité bien inaccoutumée chez lui. Dites, France, j’aime mieux savoir pour ne plus mériter à l’avenir des reproches trop justes.

Sincère, elle avoua :

— Je vous en voulais d’accepter que Marguerite prît toujours pour elle la peine, le souci, les ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous simplifier l’existence autant qu’il dépendait d’elle… Ce que vous paraissiez trouver tout naturel… Je parle au passé, André.

— Autrement dit, vous me trouviez un parfait spécimen d’égoïste ?

L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les lèvres de France. Son regard demeurait attaché sur le ciel obscur où montait un lumineux croissant qui poudrait de clarté l’allée du jardin.

— Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais… Et je n’en avais guère le droit, moi qui toute la première ne songeais qu’à mon propre bonheur…

Du même accent pensif et sérieux, il dit :

— Vous n’aviez pas, comme moi, charge d’âme… Vous n’aviez pas accepté le don d’un cœur venu à vous plein de foi, de dévouement, d’amour ; qui méritait de tout recevoir pour tout ce qu’il apportait…

Le don d’un cœur !… A elle aussi, il avait été offert, en ces jours morts, qu’aucune volonté ne pouvait ressusciter…

Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir et cessa de regarder vers la nuit printanière. André était debout devant la cheminée et la lumière de la lampe éclairait, presque violemment, ses traits dont l’expression avait changé. Tout à coup il semblait avoir, non pas vieilli, mais mûri de plusieurs années.

— Vous avez eu raison, France, d’être sévère pour moi. Je ne méritais pas mieux. Mon excuse pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel trésor m’avait été donné… Je ne savais pas ce que c’est qu’une femme comme Marguerite…

— Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas, André ?

— Oui, je l’espère… Et par la grâce de son amour, si fidèle que rien n’a pu le lasser, rien !… C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu la révélation inoubliable de tout ce qu’elle valait… pendant une crise difficile qu’il nous fallait traverser, par ma faute…

France pensa qu’il devait faire allusion à sa folle perte au jeu, le jour du Grand Prix de Deauville ; mais elle n’en trahit rien et demeura attentive, assise dans l’ombre.

— Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si patiente, j’ai eu, pour la première fois, conscience d’être, près d’elle, une espèce de monstre moral ; et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration et une estime qui n’égalaient que le sentiment de ma propre indignité. Vous voyez, France, que je suis bien de votre avis en ce qui me concerne et je vous l’avoue humblement, pour me réhabiliter un peu à vos yeux…

Elle le regarda avec une sympathie amicale que, rarement, elle avait éprouvée pour lui ainsi.

— André, vous êtes tout réhabilité parce que vous pensez maintenant, comme moi, que Marguerite, si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite bien que les autres, à leur tour, pensent à elle sans cesse…

Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce séduisante :

— France, je vous assure que je fais de mon mieux ; mais c’est très difficile de dépouiller le vieil homme !… Je suis tellement habitué à être gâté par elle qui semble trouver cela la chose la plus naturelle du monde, que j’ai beaucoup de peine à ne pas me laisser faire tout simplement.

France eut un rire léger.

— Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour gâterie. Cela lui semblera si bon !… Aimez-la autant qu’elle désirait l’être quand elle était votre précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de bonheur… Je vous remercie beaucoup, André, de m’avoir parlé comme vous venez de le faire. Vous m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me semble que Marguerite va être enfin heureuse, comme je le désire… de toute mon âme !

— Et comme je le souhaite, France, autant que vous-même…

— Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec une sorte de gravité.

Il inclina la tête : et tous deux, alors, demeurèrent silencieux, songeant à mille choses du passé et de l’avenir.

Au dehors, le jardin était maintenant baigné d’une lueur d’argent et la rosée perlait la pelouse. Les murs avaient des lignes très nettes sur le ciel lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le salon, faisait doucement battre comme une aile la mousseline d’un rideau… Les minutes coulèrent. La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi que dans un réveil.

— Neuf heures déjà !… Comme Marguerite est longue à revenir !… Peut-être elle est retenue auprès des enfants. Je vais voir…

Elle se levait. André dit alors, il avait repris son accent habituel :

— En vous attendant toutes deux, je vais fumer dans le jardin.

Très doucement, pour ne pas réveiller les petits, France monta au premier étage que le silence enveloppait. La même clarté blanche qui ruisselait sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A travers les vitres, France aperçut son beau-frère qui suivait lentement la petite allée dont les cailloux luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare brillait en un point clair.

A quoi songeait-il ?… Peut-être encore à la femme qu’il commençait à savoir aimer comme l’Unique ?… Un jour allait venir où, l’un par l’autre, ils seraient heureux infiniment.

France appuya son front contre les vitres, comme pour écraser des pensées confuses qu’elle avait l’instinctive crainte de voir se préciser… L’amour, c’était donc la source par excellence du bonheur !… Un bonheur supérieur à celui dont elle-même vivait depuis des années, n’en désirant pas d’autre… Un bonheur fugitif, redoutable, fragile, criminel parfois même, soit ; mais un bonheur tel que, pour le goûter, nul sacrifice n’arrêtait ceux que la soif en possédait… Elle le savait bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde où elle se mouvait !

L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline, épousé pour sa fortune seulement… L’amour, il avait été le viatique de Marguerite et il avait transfiguré son humble vie… Mais aussi, il avait dévasté celle de Rozenne, dont il était le maître, quand il le jetait, la volonté morte, vers cette femme qui, sans scrupule, préparait son malheur.

L’amour… Était-ce donc lui encore qui, jadis, amenait près d’elle ce même Rozenne, par qui elle eût été adorée si elle l’avait voulu, disait-il.

Avec un tressaillement elle se redressa, écartant son front de la vitre. Cette nuit de printemps la faisait déraisonner. Comment pouvait-elle s’abandonner ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque et pourquoi s’y attardait-elle stupidement, au lieu d’aller retrouver Marguerite ?…

Impatiente, elle se détourna du clair de lune enchanté et se dirigea vers la chambre des enfants. Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte. Sous la frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur, assise auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné vers la forme mince qui soulevait la couverture. A la vue de France, Mme d’Humières se dressa un peu et murmura :

— Comment, c’est toi, chérie ?… Tu te demandais ce que j’étais devenue ?… Étiennette s’est réveillée et j’attendais, pour aller te retrouver, qu’elle fût bien rendormie…

France s’était approchée du petit lit ; silencieuse près de sa sœur, elle contemplait l’enfant. Sous la lumière voilée, elle distinguait le duvet clair des cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes, la main menue qui serrait la couverture…

Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de cet autre petit qui dormait dans une maison presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant pour veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille femme, tandis que la mère était loin, et non pas seulement séparée par la distance, mais par l’abîme de sa raison perdue… Alors, France eut infiniment pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du père…

Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir si l’enfant dormait bien ; et son visage avait une telle expression de sollicitude joyeuse et tendre que France lui murmura :

— Comme tes enfants te rendent heureuse, ma chérie !…

— Pas seulement les enfants, France, mais lui aussi, André…

Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait maintenant le divin appel de ce cœur aimant. Le jour approchait où ils iraient dans la vie comme les bénis qui sont deux en une seule âme…

Et soudain France se sentit toute seule dans l’existence.

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