Le mal d'aimer
LE MAL D’AIMER
PREMIÈRE PARTIE
I
Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures, une voix monotone d’employé annonça :
— Villers-sur-Mer !… Villers !
Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment repoussée d’un geste vif, France Danestal — France, diminutif de Françoise — sauta sur le quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise d’août. Ses prunelles, très larges dans l’iris extraordinairement bleu, cherchaient tout de suite la mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait encore ; et, seulement, elle aperçut le lointain vert des coteaux boisés qu’un éclatant soleil marbrait d’ombres crues.
— Eh bien ! France, si tu voulais bien aider ta sœur à descendre son sac de voyage ? jeta Mme Danestal avec un peu d’impatience, devant la distraction de sa plus jeune fille qui obligeait la sœur aînée, la très jolie et très élégante Colette, à se débrouiller seule au milieu de ses menus bagages.
France, rappelée à elle-même, tendit les bras et reçut tous les sacs, ombrelles, châles que lui passaient en abondance ses compagnes de route ; puis elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre des hauteurs du wagon. Colette, à son tour, avait sauté à terre et humait avec plaisir la brise de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la chaleur de ce jour d’été.
Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal, volontiers tourmentée de petits soucis, interrogea, prise d’inquiétude :
— Vous êtes sûres, mes enfants, que nous n’avons rien oublié ? France, tu as bien regardé, dans le compartiment ?
— Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos innombrables colis ! sont autour de nous. Maintenant, allons retrouver nos malles pour gagner l’hôtel, où peut-être il fera frais.
Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait et, suivant le flot des voyageurs amenés par la saison commençante d’août, elle s’engagea sur la voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures très jeunes.
Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs aises, Colette et sa mère traversaient aussi, Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des rails.
Tout de suite, le regard de France avait couru vers le large horizon de mer qu’elle apercevait enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des jardins, les toitures effilées des villas. Mais au passage, les larges prunelles — où la vie luisait ardente — s’arrêtèrent retenues par une silhouette masculine campée devant la porte de sortie des voyageurs. Et aussitôt un petit sourire où il y avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva sa lèvre expressive. Elle murmura :
— Oh ! cette Colette !… Je comprends pourquoi elle a pris tant de soin de bien remettre son voile !
Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment, regardant sa sœur qui arrivait aussi fraîche de visage et de toilette que si elle sortait en droite ligne de sa chambre. Elle venait de voyager cinq heures, et pas une ondulation n’était dérangée sur la nuque dorée ; il n’y avait pas un faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un éclat de fleur, rosée comme la blouse de toile de soie qui moulait une taille incomparable ; pas ombre de poussière sur la jupe coupée savamment pour trahir à souhait la ligne parfaite des hanches.
En femme habituée à éveiller l’attention partout où elle paraissait, Colette, caressée au passage par la muette flatterie des regards, avançait avec une apparente indifférence de déesse pour l’hommage des foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient distingué le jeune homme aux allures de clubman en villégiature qui, descendu de la charrette anglaise qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle daignât recevoir son salut.
Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau… Allons, la partie s’engageait bien ! Paul Asseline était toujours sous le charme. A elle de profiter de toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de bains de mer, pour achever la conquête de ce millionnaire que souhaitaient séduire toutes ses ambitions de jolie fille du monde sans fortune et avide de luxe.
Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée par l’air marin, s’inclinait ravi, une allégresse mal contenue dans ses yeux clairs, dont l’expression était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à la joie de sentir dans la sienne la petite main gantée coquettement, il oubliait même de saluer France, aussi bien que de présenter son compagnon de promenade, un grand garçon d’une trentaine d’années, qui, resté discrètement en arrière, observait la scène avec une lueur de curiosité et d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant et troublé, Asseline enfilait au hasard phrase sur phrase à l’adresse de Mme Danestal et s’excusait de sa présence à la gare.
— J’espère, madame, que vous ne me trouverez pas indiscret d’être venu ainsi vous présenter mes hommages dès la première minute de votre arrivée.
— C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais vous en saviez donc l’heure ?
Il rougit derechef :
— Je m’étais permis de passer à votre hôtel pour m’en informer, désirant pouvoir vous offrir mes services de vieil habitué de Villers, au cas où j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon à quelque chose.
Correctement, il s’adressait à Mme Danestal ; mais France, autant que Colette elle-même, savait bien que, en cet instant, une seule personne existait pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune perspicacité avait été aiguisée par les spectacles de la vie mondaine menée à la suite de sa mère et de sa sœur, aussi bien que par les conversations entendues journellement dans le milieu éclectique, très parisien et très lettré, où vivait son père, Robert Danestal, l’auteur illustre de divers poèmes, surtout de très beaux sonnets, qui lui avaient ouvert l’Institut.
Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître les bagages, elle observait d’un œil clair, un peu méprisant, les manèges de la savante coquetterie de Colette. Celle-ci, en apparence, tout occupée de ses malles, continuait, en réalité, à envelopper des grâces de son sourire et de son regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait avec une docilité fervente de caniche ou d’amoureux.
« Il est touchant vraiment ! précisa la pensée moqueuse de France ; et elle est admirable ! C’est une artiste en son genre. Si elle ne part pas fiancée de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline soit prodigieusement forte. Il est vrai que ce bon Paul n’a pas l’air doué d’une volonté de fer… »
Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons un peu mous, d’humeur aimable et d’intelligence paisible, qui n’ont d’autre souci que de se laisser vivre aussi agréablement que possible, trouvant tout naturel de posséder une grosse fortune qu’ils seraient incapables de gagner.
Que Colette eût le talent de dominer et de diriger sa limpide volonté, et elle était sûre d’atteindre enfin ce port du mariage riche auquel, sans succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle entrée dans le monde, quatre ans plus tôt.
Car c’était une personne pratique et point du tout sentimentale que la très jolie Colette Danestal. Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance, de continuelles difficultés d’argent dans une maison où les fantaisies artistiques — et autres — du père, les goûts mondains de la mère, s’accommodaient fort mal de revenus plutôt modestes, elle s’était bien juré, instruite par l’expérience, d’échapper pour son compte, dans l’avenir, à de pareils soucis ! Et cela, de par la grâce de sa jeune beauté, dont elle se sentait capable d’user avec toute la science nécessaire.
A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple de sa sœur aînée, Marguerite, qui, quelques années plus tôt, avait fait la folie d’un mariage d’amour avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune, et qui, depuis lors, végétait avec lui dans les pays perdus où le retenait un modeste poste dans les Forêts.
Douée d’un sens très net de la réalité, Colette savait à merveille que les filles à peu près sans dot, et cependant désireuses de se marier richement, ne peuvent exiger tous les mérites et qualités chez ceux qui daignent songer à les épouser, étant pourvus de belles rentes. Et sagement, sans grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la destinée lui offrait un mari capable de satisfaire ses goûts de luxe, homme du monde autant que possible, elle le tenait quitte du reste, certaine de trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse à sa guise.
Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si fêtée partout où elle apportait le rayonnement de son joli visage, elle n’était pas parvenue à conquérir le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné, qu’elle ambitionnait, bien qu’elle s’y employât avec un art qui révoltait sa jeune sœur. Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante et trop fière pour admettre une excuse à cette infatigable chasse.
Presque une honte, elle éprouvait en pensant que c’était afin d’arriver au dénouement conjugal souhaité par Colette qu’avait été choisie cette villégiature à Villers, où les richissimes Asseline, fabricants de toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient une superbe villa.
Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien ce sentiment, ravie, au contraire, de l’empressement de Paul Asseline, en bonne mère, extrêmement désireuse de marier, et de bien marier, ses filles… A commencer par Colette, dont la beauté, l’élégance, la science de la toilette flattaient son amour-propre ; avec qui elle était en parfaite union de goûts mondains ; toutes deux dominées sans cesse par la pensée de bien remplir, avec des ressources limitées, leur personnage de femmes très « chic » dans le Tout-Paris dont elles faisaient partie.
Aussi, quand les malles retrouvées, chargées, Asseline dut se résigner à ouvrir devant elle la porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion :
— Combien vous avez été aimable de venir ainsi à notre rencontre ! J’espère que vous me fournirez bientôt l’occasion de vous en remercier mieux. J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas que nous comptons sur votre prochaine visite !
— Madame, je serai trop heureux d’aller vous présenter mes hommages à l’hôtel, dès que je pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle heure ce serait-il possible ?
— Oh ! nous ne sortirons guère au commencement de l’après-midi… Colette et moi, nous redoutons beaucoup la chaleur. Pour ma part, je circule fort peu… Mais mes filles adorent la plage !…
Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en était capable :
— On y a, en ce moment, de très beaux couchers de soleil ! Je suis sûr que celui de ce soir va être magnifique !
Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette qu’il enveloppait d’un regard heureux et suppliant. Mais elle voyait revenir France, dépêchée par sa mère pour un renseignement, dans la gare ; et elle dit simplement, avec un sourire qui était la séduction même :
— Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir tantôt, car nous allons être occupées par notre installation… Peut-être cependant, vers cinq heures et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour descendre jusqu’à la plage… Au revoir…
Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si fort, à l’anglaise, qu’il froissa un peu la peau fine, sous les bagues… Mais elle se montra à la hauteur de la situation et ne broncha pas, montant à son tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit son pied menu, irréprochablement chaussé de cuir fauve. France la suivit et la voiture s’ébranla pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli pays vert.
Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant plus absorbé tout entier par la présence de Colette, se souvint qu’il avait un compagnon de promenade et, un peu confus, revint vers la charrette anglaise dans le voisinage de laquelle l’attendait patiemment son ami. Celui-ci avait encore en main un petit album sur lequel, pour occuper le temps, sans doute, il venait de crayonner quelques croquis.
— Mon vieux, je vous demande pardon de vous avoir ainsi laissé en panne, fit Asseline de son accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé retenu auprès de ces dames…
— Très bien, très bien ! je ne vous en veux pas… J’ai dessiné et ainsi le temps ne m’a pas semblé long. Vous m’aviez fourni de très intéressants modèles…
— Vous avez fait le portrait de Colette… de Mlle Danestal, veux-je dire… Je puis voir, n’est-ce pas ?
Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent d’une expression très jeune.
— Pouvez-vous voir ?… De quel droit ?… Enfin !… Regardez…
Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors, jeta une exclamation dépitée :
— Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré ? La voici de face, de profil, de dos ! Et encore de trois quarts !… Elle est pourtant à peine jolie auprès de sa sœur…
Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris de Rozenne, des yeux charmants, ironiques et caressants, qui avaient une remarquable intensité de vie intelligente.
— C’est selon les goûts !… Cette Mlle France — quel singulier nom ! — a des yeux d’un bleu incomparable et qui doivent savoir dire une foule de choses… Vous n’avez pas remarqué comme sa petite tête brune est volontaire et expressive, quelle souplesse harmonieuse a le moindre de ses mouvements ?… Je vous accorde qu’elle est peut-être un peu pâle, c’est vrai ; mais ses lèvres n’en paraissent que plus pourpres et elle est modelée comme une jeune nymphe, de forme parfaite.
— Eh bien ! Rozenne, comme elle descend à votre hôtel, vous pourrez l’admirer tout à votre aise… Tenez, je vous restitue votre album…
— Pas avant d’avoir tourné la page ! Allons, Asseline, ne m’en veuillez pas de vous avoir taquiné et contemplez votre belle Colette !
Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de plaisir… Claude Rozenne n’était peut-être encore qu’un très habile amateur, mais il était doué en artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante jeunesse de Colette Danestal.
— Donnez-le-moi, Rozenne.
— Pas du tout… Un homme délicat ne livre pas ainsi le portrait des jeunes personnes que son crayon croque au passage ! A moins que vous n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour mériter de posséder son image, je la laisse enfouie parmi ces feuillets.
Asseline haussa les épaules, un peu vexé ; mais, bien qu’il vît que son ami plaisantait, il n’osa insister. Tous deux montèrent en voiture. Asseline prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval, et la voiture roula sur le chemin qui s’élevait derrière la gare. Dans la découpure des branches étincelait l’opale de la mer et la route était ruisselante de soleil sous l’ombre mobile des arbres, dont la brise faisait bruire les feuilles. Mais Asseline ne voyait rien de ce lumineux paysage d’été ; une seule image l’absorbait et, sans doute, cette contemplation intérieure l’enchantait, car sa bonne figure aimable avait repris une expression ravie.
Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme presque juvénile. Et avec une malice amicale, il lança :
— Asseline, vous êtes un maître cachottier ! Comment avez-vous pu dissimuler si longtemps que vous étiez pareillement amoureux ?
Il s’exclama sans répondre :
— Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle créature !
— Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne tranquillement.
— N’est-ce pas ?
Il avait l’air radieux, et continua :
— Elle est incomparable ! Si vous la voyiez en robe de bal ! C’est ainsi que je l’ai aperçue pour la première fois, à une grande soirée chez les Defresne…
— Et elle vous a séduit incontinent ?…
— Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait bien d’autres ! C’était une vraie cour autour d’elle. Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la quatorzième valse… Eh bien ! mon ami, moquez-vous de moi… Je suis ridicule, n’est-ce pas ?
— Pas du tout… C’est un régal trop rare que le spectacle d’un grand enthousiasme pour que j’aie, le moins du monde, envie de railler… Donc vous avez obtenu la quatorzième valse et vous l’avez attendue impatiemment.
— Non, pas trop, car j’avais su découvrir une embrasure d’où je pouvais, tout à mon aise, contempler Colette… Elle bostonnait avec tant d’art, de souplesse, de grâce, que je me demande encore comment j’ai pu avoir l’audace de danser avec elle ! Enfin, comme elle est très indulgente, ça n’a pas été mal… Mais je vous avouerai que, dès le lendemain, j’ai repris quelques leçons de boston pour être à la hauteur… Et heureusement, ainsi, j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés… Ah ! mon ami, elle est exquise… Et je…
— Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le jeune homme s’arrêtait, saisi lui-même de sa fougue. Eh bien ! si vous l’adorez, si elle est exquise, pourquoi — excusez ma question pour peu qu’elle soit indiscrète, — pourquoi ne l’épousez-vous pas, puisque vous êtes prêt pour le mariage ?
La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit aussitôt.
— Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma demande serait déjà faite ; mais je suis pourvu d’une famille…
— Qui ne veut pas de votre mariage avec Mlle Colette…
— Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains son opposition… On m’a affirmé de différents côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que la dot des jeunes filles est à peu près nulle… Et ce ne sont pas, en effet, les œuvres poétiques de M. Danestal qui le rendront millionnaire !
— D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est bien trop artiste pour cela ! Il écrit pour un cénacle de lettrés…
— Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui ; et je vous confierais que cette idée qu’il est, en son genre, un homme supérieur, m’intimide terriblement quand je suis en sa société, moi qui suis tout le contraire d’un artiste. En sa présence, dans son salon, je me sens devenir idiot… Je n’ai pas, moi, d’opinion, artistique ou littéraire, à émettre !… Ce que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier ! N’était Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y aventurer !… Elle, heureusement, n’est pas du tout bas-bleu ; c’est une vraie femme du monde, très chic ; sa sœur France est du genre du père… Elle fait des vers, de la musique. Aussi, comme elle doit me tenir en piètre estime intellectuelle, je ne me mêle jamais de causer avec elle…
— Pourtant elle semble bien simple et a l’air presque d’une enfant encore…
— Mon cher, elle m’intimide plus que Colette, presque ! Je me sens tout à fait stupide, devant elle, comme devant son père… J’aime mieux m’entretenir avec sa mère. C’est une très aimable personne, fort élégante. Vraiment, ces trois dames sont toujours si parfaitement mises, que je ne peux pas croire qu’elles soient sans fortune, comme les mauvaises langues le prétendent… Leur appartement est très confortable, un peu bizarrement arrangé à mon goût. Il est plein de bibelots artistiques dans lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus de la famille ; M. Danestal en a la passion !… Peu m’importerait tout cela, la plus ou moins grosse dot de Colette, si ma mère n’avait, tenace, la déplorable idée que je dois épouser une héritière.
— Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné que vous êtes plus largement pourvu qu’un garçon de votre âge n’aurait le droit de l’être !… Allons, Asseline, ayez un peu d’énergie ! Déclarez votre flamme à votre famille, et conquérez la dame de vos pensées !
Naïvement, il avoua :
— J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant ma mère…
— Qui ne la connaît pas encore ?
— Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le monde, et une quatrième au Grand Prix. Ces dames étaient dans la même tribune…
— Eh bien ?
— Eh bien ! je crois que ma mère a été un peu effarouchée par la beauté et le chic de Mlle Danestal. Vous savez, ma mère est extrêmement simple et elle a les idées de son jeune temps. Elle ne conçoit pas que les jeunes filles d’aujourd’hui soient différentes de ce qu’elle était elle-même. Et puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un milieu de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs affaires… Mlle Colette, au contraire, appartient à un monde très parisien, très artiste, très intellectuel, qui ne peut lui permettre de ressembler en rien aux jeunes personnes du genre « oie blanche » que ma mère goûterait aveuglément… Tout cela est bien compliqué à arranger !
— Bah ! avec un peu de volonté et d’adresse !… Et votre père, de quel parti sera-t-il, lui ?
— Oh ! mon père sera bien plus facile à gagner. Il aime beaucoup les jolies femmes. Il a vu Mlle Colette dans le monde et il la trouve ravissante… J’espère son appui…
Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné activa l’allure de son cheval. Il avait hâte que sa promenade fût achevée pour être bien certain de se trouver sur la digue à l’heure où Colette Danestal y paraîtrait, peut-être…