Le mal d'aimer
XII
Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer. Leurs regards se croisèrent. Elle eut la peur de ce que le sien pouvait trahir. Dans celui de Rozenne, il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi d’indéfinissable souffrance, et elle le connaissait trop pour ne pas le deviner énervé jusqu’à l’angoisse… De quoi ?
Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il ne lui était permis de trahir la joie éperdue qui s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un souffle de tempête. Ah ! où était-il, le temps où, près de lui, elle était si calme !
Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul, son extrême usage du monde lui permettait de rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien de l’émotion qui la brisait, elle put aller à Mme Chambry et lui dire en souriant :
— Votre parc est une merveille, madame. Mais il est, je crois, enchanté un peu, car les allées y sont sans fin… J’ai cru, un moment, que jamais je ne retrouverais le chemin du tennis !
— C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite dans notre labyrinthe dont nous sommes très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre !
Mais France ne distinguait pas le sens de ses paroles. Elle sentait sur elle, pareil à un appel, le regard de Rozenne qui semblait la supplier… Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha. Ses yeux avaient la même expression, amère et douloureuse.
Elle dit, très doucement, et son cœur battait toujours à gros coups pressés :
— Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Vous êtes donc de ceux qui oublient leurs amis ?…
— Dites que je suis de ceux qui ont la prétention d’être discrets…
— Discrets ?… En quoi ?
— On m’avait offert une partie de tennis avec vous, en m’engageant à aller dans le parc à votre rencontre. Mais il semblait vous plaire de demeurer seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas voulu vous troubler.
Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il souffrait. Il avait l’accent des jours où il semblait jaloux d’elle… Puis, avec la même douceur, elle murmura :
— Qu’avez-vous, mon ami ? Ce n’est pas ainsi que vous devriez me parler, la première fois que nous nous retrouvons !
Qu’allait-il lui répondre ? Quelque chose, sûrement, qu’il ne devait pas lui dire, car il mordit sa lèvre violemment comme pour retenir les mots inutiles ; puis, entre les dents, il jeta, pour elle seule :
— J’admire la femme nouvelle que j’ai vue surgir en vous !…
Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne pouvait lui demander aucune explication dans un milieu où tous les regards l’examinaient, pleins d’une médiocre bienveillance… De plus, Albert Chambry s’empressait pour lui servir une tasse de thé ; et son beau-frère, venu près d’elle, lui murmurait que l’après-midi était bien avancée et qu’il fallait songer à regagner Amiens.
Docile, elle dit :
— Quand vous voudrez !…
Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à l’idée qu’il allait peut-être lui falloir partir sans avoir une minute encore de conversation avec Rozenne, sans pouvoir lui demander ce qu’il avait contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle strictement féminin, attendant la voiture que Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition pour regagner Amiens.
Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant absorbé par les péripéties d’une nouvelle partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait même plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression confuse d’un entretien grave qu’elle avait eu avec lui. Tout son être frémissait de l’humiliation et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais pareillement mesurée ; et aussi d’une joie, qui la pénétrait divinement parce que, sans cesse, le regard de Rozenne la cherchait, comme insatiable de la contempler… S’il eût été détaché d’elle, il n’eût pas eu cette expression dans les yeux qu’il arrêtait sur elle…
Ah ! que n’avait-elle le droit de courir à lui pour lui murmurer ce que répétait son faible cœur de femme :
— Ne soyez plus triste !… Oubliez le passé et pardonnez-moi de vous avoir fait souffrir autrefois… Je suis à vous et je vous aime !
Mais elle ne disait rien de semblable ; et lui, il parlait de son très prochain voyage en Espagne, où il désirait aller faire des études, et qui l’entraînerait peut-être jusqu’en Afrique.
— La voiture est avancée, vint annoncer le domestique.
Partir ! Il fallait partir ! André se fût étonné que sa belle-sœur prolongeât encore la visite. Partir, il le fallait… Elle se leva ; et sans se trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant les autres visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne. Alors, souverainement, une résolution la domina ; et sans hésiter, presque impérative, elle prononça :
— Je voudrais bien causer avec vous, avant de regagner Paris. Si vous avez un moment, demain, voulez-vous passer chez ma sœur ?… Nous ne sortons jamais avant trois heures.
Il s’inclina :
— Je suis tout à vos ordres.
Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert Chambry les accompagnait jusqu’à la voiture. Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se souvenant de tout ce qu’il lui avait offert ; mais elle se savait si loin de lui !
La voiture roula, et elle se trouva seule avec son beau-frère. Il était trop courtois pour se permettre de la questionner ou même lui faire une allusion à sa longue promenade solitaire avec Albert Chambry. Mais peut-être il pensait qu’elle en avait rapporté une préoccupation sérieuse, car, la voyant distraite dans ses réponses, il cessa de lui parler. Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de ses pensées la bouleversait.
Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa sœur et aux petits, laissant à André le soin de raconter la promenade, elle monta dans sa chambre, car elle avait soif de silence et de solitude. Très vite, au hasard, elle rejeta son chapeau, sa veste ; puis, sans allumer de lampe, elle vint s’asseoir devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle chercha à voir dans son âme… Si fort elle avait le sentiment que, de nouveau, elle arrivait à une heure très grave de sa vie !… Qu’allait-elle faire, vouloir, devenir dans la tempête morale qui s’abattait sur elle ?… En son cœur elle trouvait le confus souvenir des paroles d’Albert Chambry ; une allégresse affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir près d’elle, dans la même ville ; de posséder l’espoir de sa venue, le lendemain ; mais aussi l’inquiétude lancinante de son attitude à Dury, de l’incertain avenir qui échappait à sa volonté…
Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie quand elle avait demandé à Rozenne de venir lui parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne pouvait plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté de lire en lui… Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait, ainsi qu’il l’avait fait tant de fois depuis l’été, pour une raison qu’elle ignorait…
Comme une enfant, elle murmura passionnément :
— Mais je ne veux pas qu’il parte… surtout qu’il parte ainsi !… Nous pourrions être si heureux !…
Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps, être les deux qui vont en une seule âme…
Ah ! comme elle comprenait maintenant la sublime simplicité de l’amour de sa sœur !… Comme elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis par les cœurs qui se donnent !… Bizarrement, revenaient à son esprit des paroles de l’Imitation que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises sous les yeux, le matin même : « C’est quelque chose de grand que l’amour et un bien au-dessus de tous les biens… Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte… Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer… Il faut que celui qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de plus dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le détache de lui… »
C’était vrai, vrai, vrai, tout cela ! De toute son âme, elle le sentait !… Elle avait été insensée de croire que nul bonheur ne vaudrait jamais les joies de la pensée, les enthousiasmes, les admirations dont elle se leurrait, misérablement ignorante du divin poème de l’amour.
Comme si elle eût répondu à quelque reproche, elle murmura :
— Je ne savais pas… J’étais bien sincère et je n’ai jamais dit que je voulais garder mon cœur… J’attendais que le désir me vînt de le donner… Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense… Je l’ai fait souffrir… C’est juste que je souffre par lui…
Elle cacha dans ses deux mains son visage que l’émotion brûlait. Qu’allait-il arriver s’il était détaché d’elle et ne l’aimait plus assez pour la vouloir sienne à jamais ?… S’il souhaitait garder sa liberté reconquise ?… C’était bien possible, cela, après tout, et ce serait l’expiation de son orgueilleuse témérité…
Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue, elle le pressentait, par Albert Chambry qui aurait pour alliés sa mère, sa famille entière, ses amis, unanimes à approuver ce brillant mariage ?…
Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne, était inutile, s’il partait pour revenir… Dieu seul savait quand !… s’il ne prétendait plus qu’à des Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle à la douce et tenace volonté d’Albert Chambry ?… Il ne lui serait pas offert une seconde fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement dévoué… Ce qu’il lui offrait, c’était une vie large, paisible, honorée…
Un mariage comme celui de Colette, alors ?… Un mariage d’argent, d’ambition ?…
Elle dressa vivement sa tête enfiévrée :
— Non ! Albert Chambry est, intellectuellement, bien supérieur à Paul… N’importe qui le jugerait un homme de valeur !
Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle aimait, lui laissant toute l’indépendance qu’elle réclamerait dans sa vie morale… D’esprit, oui, elle serait libre… Mais de corps…
Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge ignorante ; et elle savait bien que, mariée, elle ne pourrait ni ne devrait se refuser à l’homme dont elle aurait accepté la fortune, la protection, le serment d’éternelle fidélité, après être librement venue à lui… sans amour… Car elle n’en avait ni n’en aurait pour lui… Tout au plus, elle lui donnerait une reconnaissante affection et une estime profonde… Peut-être, cela lui suffirait, à lui… Il était si calme, si pondéré… Mais elle-même, que pourrait-elle devenir dans une pareille union ?… Ah ! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus ! Le cœur qui, maintenant, battait dans sa poitrine, était autrement exigeant… Il voulait, pour en faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre saint, l’amour dont on souffre, dont on vit, dont on meurt…
Et elle pensa, farouche :
— Si Claude me repousse, non, je n’épouserai pas Albert Chambry… Je resterai seule !… Je reprendrai ma vie de cérébrale. J’aimerai seulement — avec mon travail — les belles choses créées par Dieu et par les hommes ; et aussi, les pauvres êtres dont j’aurai pitié !… J’ai été heureuse ainsi pendant des années. Pourquoi ne le serais-je plus ?
Pourquoi ?… Parce qu’elle n’était plus la même !…
La flamme l’avait touchée ; et la destinée qui jadis lui semblait meilleure que toute autre ne lui suffisait plus. Tout son être se révoltait devant la seule vision d’un avenir semblable, si mortellement vain dans sa solitude glacée, avec ses joies et ses consolations illusoires, autant que le bruit des grelots qu’un enfant agiterait dans une boîte vide pour passer les heures…
Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de femmes demeurées sans époux, presque toujours par la force des choses, hélas ! et qui, n’ayant pas le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle créature née de leur chair et de leur cœur, restaient de pauvres épaves tristes, dans la foule des couples unis.
Ah ! la vie, c’était de se donner à un autre être, pour sa joie, généreusement, corps et âme, avec le beau mépris de l’épreuve, acceptée bravement, comme la rançon de l’ivresse d’aimer…
Et tout bas, avec la même sincérité passionnée, France murmura encore :
— Ah ! je veux vivre !… vivre par lui !