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Le mal d'aimer

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Septembre s’achevait, avec une température d’été, aux heures lumineuses du jour ; et seul, l’or fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient l’approche de l’automne.

Tout particulièrement, Colette était ravie de ces beaux jours persistants. Elle recevait beaucoup en son château de Chevregny, pendant la saison des chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées féminines par de longues promenades en voiture, à travers la jolie campagne de l’Aisne, tandis que les hommes abattaient le gibier.

— Colette, quel est, en définitive, le programme de la journée ? lui demanda sa mère, comme elle arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la pelouse, à l’ombre des tilleuls, confortablement installés dans de larges fauteuils de paille, attendaient que les voitures fussent annoncées.

La jeunesse était encore dispersée dans les allées du parc. Seules, les « personnes d’âge » étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal : les femmes causaient ; les hommes fumaient ou parcouraient les journaux ; quelques-uns somnolaient un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains dorés… Tous, en vérité, avaient un air de béatitude parfaite ; et, leur attention réveillée par la question de Mme Danestal, ils regardèrent, avec des yeux charmés, la belle maîtresse de maison qui approchait, vraiment digne de toutes les admirations. Habillée de mousseline blanche ourlée de précieuses guipures, des roses pourpres dans sa ceinture, sa jolie tête blonde coiffée d’un grand chapeau fleuri, elle réalisait, en vérité, la vision d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir se dire heureuse.

— Ce que nous faisons tantôt, mère ?… Eh bien ! nous allons goûter au bois de la Brosse et nous reviendrons par Vauclair. La voiture va nous attendre à trois heures ; mais s’il y a des amateurs de marche, ils pourront aller à pied jusqu’à la Brosse.

— Nous autres, alors ! jetèrent des voix jeunes, celles de la petite Jacqueline de Tavannes et de son fiancé, Maurice Derombies, qui passaient, sortant de la bibliothèque, dont l’asile leur était gracieusement abandonné pour abriter l’intimité de leurs tête-à-tête.

Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la grande liberté qu’elle jugeait nécessaire d’accorder aux fiancés pour qu’ils pussent bien se connaître.

— Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à pied ! Tu auras chaud ! Tu seras fatiguée !

— Oh ! maman, vous savez bien que jamais je ne suis fatiguée.

— Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois seule avec Maurice !

— Eh bien !… nous demanderons à… à… à France de nous chaperonner. Elle est aussi marcheuse que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au tennis… Ah ! la voilà !

Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de petites mèches folles moussant autour du front, sous la paille du chapeau, très rose de l’animation de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat des prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée pour le jeu, elle avait l’air d’une toute jeune fille et elle semblait, absolument, la contemporaine d’âge de Jacqueline, malgré les quelques années qu’elle avait de plus.

La petite fiancée avait couru vers elle.

— France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir à pied avec nous à la Brosse ? Dites oui, chérie, vous serez si bonne !… En voiture, c’est tellement ennuyeux !… Nous sommes tous en « paquet » et Maurice et moi, nous ne pouvons causer !…

France, amusée, se mit à rire.

— Oui… oui, je comprends… C’est convenu, Jacqueline, nous n’irons pas à la Brosse en « paquet », mais tous les trois, gentiment ; et je vous promets d’être très discrète, de marcher toute seule, en avant, sans me retourner !

La petite l’embrassa joyeusement.

— France, vous êtes un amour ! Maurice, c’est arrangé ! Maman, soyez satisfaite, nous aurons France pour veiller sur nous !…

Mme de Tavannes — qui était paisible et douce — eut un sourire indulgent.

— Allons ! bien, bien… Seulement, je trouve que le chaperon n’a pas l’air plus respectable que les chaperonnés !… Enfin…

— Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez pas l’air de vous le rappeler… Je n’ose plus dire mon âge, glissa France gaiement, tandis que d’un doigt vif elle détachait les épingles qui avaient raccourci sa jupe.

— France, vous avez l’air d’une vraie gamine comme Jacqueline.

— Ah ! elle devrait bien lui ressembler en choisissant enfin un mari ! soupira Mme Danestal, qui ne se consolait pas de voir sa fille libre encore du lien conjugal.

Le brillant mariage de Colette était pour elle la félicité quotidienne ; d’autant qu’elle-même profitait fort du luxe de la jeune femme, grâce à l’aimable bonté de Paul Asseline et à la communauté de ses propres goûts mondains avec ceux de sa fille.

Aussi, il lui semblait intolérable que France, douée comme elle l’était, d’une incontestable séduction, ne se mît en peine nullement de trouver, à l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné ; même plus, eût, jusqu’alors, laissé échapper avec une indifférence absolue les partis, quelques-uns vraiment tout à fait « convenables », qui lui avaient été offerts.

Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait fort satisfaite de sa destinée. Elle ne s’inquiétait point de la modeste position de sa fille Marguerite, puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants la ravissaient, ceux de Colette surtout qu’elle se faisait une joie de « pomponner ». Il y avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des excursions — à peu près constantes — de son mari hors du foyer conjugal, et elle se tenait pour satisfaite de vivre dans le rayonnement de sa célébrité ; à la longue, résignée à le voir dépenser comme s’il eût possédé d’inépuisables rentes. L’habitude l’avait rendue habile à réparer tant bien que mal — surtout en apparence — les brèches ainsi causées dans leurs piètres revenus.

Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus rien désiré. Mais quand se produirait enfin l’événement tant désiré ?…

La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation de sa mère. Tout en causant avec Jacqueline et Maurice Derombies, caressant d’un geste instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de ses doigts rafraîchis, elle regardait approcher son beau-frère suivi d’un domestique porteur du courrier que venait d’apporter le facteur.

Cinq années d’existence sans souci et de complète félicité — Paul Asseline n’était pas difficile sur la qualité de son bonheur — avaient fait de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu paraître un peu vulgaire d’aspect s’il n’avait eu, stylé par Colette, des allures de parfait homme du monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant.

La mine épanouie, il avançait vers Colette qui respirait discrètement le parfum d’adulation dont l’entourait sa cour masculine, et lui tendant une petite boîte :

— Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant d’un regard enchanté. Même après cinq années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle femme lui eût été donnée.

Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage est dû, elle prit l’écrin, trop accoutumée aux gâteries pour s’étonner ; un peu ennuyée que devant tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité. Heureusement, à son gré, le domestique qui présentait à chacun son courrier distrayait l’attention ; et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt les mouvements de sa fille, dont la calme lenteur, en la circonstance, l’impatientait un peu :

— Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis pas d’ouvrir cette boîte !…

— Voici, voici, maman. Quelle curiosité !

Elle pressa le bouton de l’écrin ; et sur le velours pâle une bague étincela d’une somptuosité princière, arrachant à Mme Danestal une exclamation enthousiaste :

— Oh ! Paul, c’est superbe !… Vous comblez votre femme, mon ami.

— Rien n’est trop beau pour elle ! Est-ce bien ce que vous désiriez, Colette ?

Elle souriait, regardant les jeux de lumière dans les gemmes étincelantes, serties avec art.

— Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement rappelé le modèle qui m’avait plu. Je vous remercie.

Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de prix, qu’elle lui tendait. Puis, heureux de l’idée qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant de ton :

— A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que je vous dise tout de suite… Le courrier m’a apporté un mot de Rozenne ; il m’écrit qu’il ne peut venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu à Paris par toute sorte d’affaires, paraît-il, car il part pour l’Espagne le mois prochain, afin d’y passer une partie de l’hiver.

Une voix masculine jeta :

— Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne ne pourraient pas s’appeler Gillette Harcourt ?

— Chut ! chut !… glissa discrètement Mme de Tavannes. Nous avons ici des jeunes filles. Les hommes ne respectent rien !

Colette n’avait pas répondu. Mais son regard, facilement aigu, avait glissé vers sa sœur. Elle n’aperçut pas le visage de la jeune fille. Auprès des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait vers l’étang dont la nappe luisait sous le voile des saules ; et Mme Asseline ne vit pas que, dans les plis de sa robe, la main de France s’était crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique venait de lui remettre.

D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le break était avancé, et sur le pavé de la cour, on entendait battre le sabot impatient des chevaux. De la maison, des allées, surgissaient les « jeunes », que le flirt, le tennis et autres occupations avaient distraits avant l’heure de la promenade ; les femmes, toutes non moins élégantes que Colette.

— Décidément, alors, mes enfants, vous allez à pied ? soupira Mme de Tavannes. Elle avait, pour sa part, horreur de la marche.

— Oh ! oui ! certes !…

France avait laissé répondre les deux fiancés. Elle demeurait silencieuse, derrière eux, sans prendre garde qu’autour d’elle rôdaient quelques membres de la cour masculine de Colette, qui se seraient très volontiers arrangés de l’accompagner à travers bois. Mais comme elle ne les y invitait pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où, très empressé, Paul installait les femmes les plus âgées. Les jeunes bavardaient autour du grand break, tandis que Colette embrassait au passage ses enfants que la gouvernante emmenait jouer dans le parc. Elle était fière de son fils qui avait hérité de sa propre beauté, mais supportait mal que sa fille fût une vraie Asseline.

Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la capote de batiste ; puis, la dernière avant Asseline, elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit place à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière et s’élança près du cocher qui, raidi sur son siège, enlevait les chevaux, en maître conducteur, les faisant évoluer par une courbe savante, dans la cour seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette brillait avec cette expression de muet orgueil que lui donnait encore, au bout de cinq années, la conscience de posséder la fortune qu’elle avait voulue… Une fortune dont elle jouissait si pleinement, qu’il ne restait pas en elle place pour le désir d’une vie sentimentale.

France et les fiancés étaient demeurés devant le perron, regardant sortir la voiture. Quand elle eut disparu, la petite Jacqueline eut un bond de joie :

— Ah ! nous voilà libres !

— Oui, libres de nous mettre en route…

— Oh ! France, nous sommes si bien seuls !

— Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons quand les autres seront partis…

— Alors, nous irons très lentement ?

— Aussi lentement que vous le souhaiterez, mais il faut partir…

Elle avait un impérieux besoin de mouvement et en même temps de solitude ; un désir âpre de voir clair en elle-même et aussi une frayeur de ce qu’elle y découvrirait.

Ce qu’elle y découvrirait ?… Ah ! déjà, elle le savait bien, sans même se le demander. Il lui semblait que tout son être criait son regret que Rozenne ne vînt pas.

Pourquoi ne venait-il pas ?… A cause de Gillette Marcourt, comme on l’avait insinué ? d’une autre, peut-être ?… Ou à cause d’elle-même que, depuis quelques mois, il semblait fuir résolument.

Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et jamais plus dans l’intimité, depuis le jour de juin où elle avait eu, si forte, l’impression qu’elle lui était chère, plus encore que jadis…

Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il n’avait pas paru à la kermesse de charité. Elle avait écouté, sans la relever, l’explication brève qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand dîner chez Colette ; et, très simple, elle avait répondu à ses questions sur cette soirée dont il semblait, d’ailleurs, connaître déjà tous les détails.

Il avait dû venir à Villers, où elle passait le mois d’août. Et là, non plus, il n’avait pas paru, écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à chasser à Chevregny, toujours pour une raison ou une autre il s’était excusé. Et voici que, de nouveau, il ne tenait pas une promesse qui semblait cependant bien précise… Elle avait entendu Colette lire la lettre à sa mère, devant elle.

Pourquoi ?… Et pourquoi, aussi, ce désir presque douloureux, à cause de son acuité sans doute, qu’elle avait de le revoir comme au printemps ; de causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui le touchait, lui ! de ce qui l’intéressait, elle !… Pourquoi eût-elle souhaité sentir de nouveau autour d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de son âme ?…

Ah ! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler, elle ne le pouvait plus, maintenant qu’elle se savait encore toute meurtrie de la déception qui s’était abattue sur elle quand elle avait entendu les paroles de son beau-frère. Alors, en cette seconde, comme on voit les choses dans une lueur d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait…

Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura énervée :

— Je suis folle… mais je suis folle !… Que m’arrive-t-il ?

Et pour fuir sa pensée elle adressa une question à Maurice Derombies, qui marchait près d’elle, Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble, correctement, descendaient la grande rue du village, suivis par les yeux des vieilles qui tricotaient devant les portes, par la curiosité des filles qui les croisaient et se retournaient ensuite pour regarder les « demoiselles du château ».

Puis, les dernières petites maisons laissées en arrière, la route s’enfonça dans la pleine campagne, d’abord à travers les prairies veloutées par l’herbe drue ; puis sous le dôme léger des arbres, dont le feuillage se cuivrait çà et là, touché par le souffle de l’automne.

Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement pour ralentir son pas. France le vit et tout de suite, elle dit :

— Maintenant que nous sommes à l’abri des regards curieux, je vous abandonne et vais trotter en avant.

— Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers, mademoiselle France, lança gaiement Maurice Derombies.

Rêver à des vers !… Oui, autrefois, l’année précédente, même quelques mois plus tôt, marchant ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée de soleil ; ses yeux charmés par la floraison rose des bruyères, par la verte fraîcheur de l’herbe que foulait son pied, par les lointains délicatement embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle des branches ; oui, elle eût avancé ravie de la beauté des choses dont elle eût joui ardemment…

Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à cette beauté qu’elle la remarquait à peine. Et cela pourquoi ?… Parce que Claude Rozenne avait écrit qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il allait partir pour plusieurs mois ?…

De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour lui donner cette âme nouvelle qu’elle ne reconnaissait plus pour la sienne, à qui, tout à coup, ne semblaient plus suffire les idéales jouissances dont elle faisait son bonheur depuis des années, pourtant !…

Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure détresse, cet effroi d’une vérité pressentie, encore cachée en elle. C’était à Amiens, le soir du concert où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas ; quand réfugiée un instant dans le jardin désert elle avait, une minute, sangloté follement, comme on le fait seulement après une déception très cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise… Du moins, elle l’avait cru. Résolument, elle s’était appliquée à ne plus songer à cet homme dont la vie appartenait à une autre — à d’autres… Elle s’était donnée à ses multiples travaux, avec la fougue dont elle était coutumière ; à Villers, elle avait rempli des heures par les longues courses qu’elle aimait, que son insatiable pensée peuplait d’images et de souvenirs. Même, elle avait été mondaine, pendant cette saison ; elle avait accompagné Colette au casino pour les soirées musicales ou théâtrales — elle qui avait horreur des casinos !

Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même, échappée au charme que Rozenne semblait exercer sur elle — à son tour, lui qui, autrefois, n’était pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant…

Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère une branche fleurie qui avait jailli dans l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de subir les clairvoyantes révélations de sa pensée qu’elle cessa de marcher, pour se rapprocher des deux jeunes gens, qui cheminaient en arrière.

Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés au milieu de l’allée, Maurice le bras enroulé autour des épaules de sa petite fiancée et leurs deux visages si proches, si proches…

Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement comme des enfants en faute, avec des mines saisies et confuses dont elle eût souri en d’autres jours… Mais elle pensa seulement à l’amour qui joignait leurs bouches… Elle n’avait vu que l’expression de leurs visages… Et sourdement, sa pensée précisa, avec une telle netteté qu’une rougeur empourpra ses joues :

— Je voudrais que Rozenne fût près de moi, marchant dans cette allée, sous cette ombre… Je voudrais l’entendre me parler, comme il savait le faire ; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me dit que je lui suis chère, très chère… qui semblait me le dire il y a deux mois…

D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir et ses lèvres articulèrent avec une impérieuse résolution où frémissait sa détresse éperdue :

— Je ne veux pas penser à lui ainsi… Je ne veux pas… Oh ! comment me guérir ?… Comment ?

Se guérir de quoi ?… De l’aimer ?…

Les mots déchirèrent sa pensée… Aimer !… Elle aimait Claude Rozenne !

Là, dans la solitude de ce bois où elle était en face d’elle-même, dont le silence laissait bien haut parler la vérité, elle ne pouvait plus se le dissimuler… Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait possédé, à cette heure il appartenait tout entier à Claude Rozenne. Depuis deux mois, sans se l’être jamais avoué, elle l’avait bien compris…

— Je l’aime… mais je ne veux pas l’aimer ! Il est le mari de cette femme… Il est épris d’une autre et il ne songe guère à moi… Je ne veux pas l’aimer !

Sa bouche tremblante martelait tout bas les mots que nul ne devait entendre. Paroles vaines ! Elle pouvait se révolter sous le joug qui s’était lentement appesanti sur elle. A quoi bon ?… Elle était vaincue… Lui, Claude, triomphait à son tour. Elle le connaissait, et par lui !… ce mal d’aimer qu’il avait jadis appelé sur elle… Et c’était dans son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation, la colère, la souffrance de sa défaite — et aussi une sorte de joie éperdue dont elle avait peur…

Ah ! si Rozenne eût été libre encore, même se fût-il détaché d’elle, peut-être, insouciante de l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet amour qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait le mari d’une autre femme la révoltait comme une déchéance à laquelle elle se refusait… Pourquoi… comment l’avait-elle aimé ?… Elle avait eu pitié de lui… Oh ! oui, une pitié immense… Pour lui faire du bien, elle s’était montrée accueillante et douce infiniment, elle lui avait donné une place dans sa vie… Alors elle l’avait mieux connu ; et cette âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait peu à peu conquise, si absolument qu’elle se demandait, avec épouvante, comment elle recouvrerait jamais sa liberté…

Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres ! D’abord l’amitié… Puis l’amour… Folle, de s’être crue invulnérable, d’avoir ainsi marché droit devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine avait faite bien clairvoyante pour les autres !… Et maintenant, où allait-elle ?… Comment pourrait-elle guérir du mal d’aimer ? Elle savait bien, instruite par l’exemple, à quel prix l’on y échappe. Et puis, tout bas, il lui semblait qu’elle ne souhaitait pas sincèrement être guérie… Ah ! c’était doux et effrayant d’aimer !… C’était aller, dans un infini de joie, vers la souffrance… Ah ! quelle torture de penser toutes ces choses !… La solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice. Elle aurait voulu être jetée dans une foule qui l’arracherait à elle-même, entendre autour d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de songer, de comprendre, de se souvenir…; être comme les insectes qu’elle regardait voler dans la lumière, comme les feuilles luisantes de soleil, comme l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible…

Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent tout à coup le frôlement des lettres qu’elle avait glissées dans sa poche, d’un geste machinal, quand elle les avait reçues, au moment de sortir. Elle se souvint… Sur l’une des enveloppes, elle avait reconnu l’écriture de Marguerite… Puis elle avait oublié cette lettre comme le reste du monde. Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle allait calmer un peu la fièvre qui tendait tous ses nerfs…

Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls lisaient les lignes affectueuses de la jeune femme qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux premiers jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur les enfants. En finissant, elle racontait encore :

« Que je te confie aussi, ma chère aimée, une nouvelle apprise par hasard, hier, de source très sûre, dont je suis encore toute saisie. Il paraîtrait qu’il y a six semaines environ la femme de Claude Rozenne est morte subitement dans un accès de folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne se soit pas tuée ; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il parlé de cet événement dont sa mère ne m’a rien dit, convaincue, sans doute, que j’ignorais la situation de son fils… »

France releva la tête avec l’impression qu’elle rêvait… Et pourtant, c’était bien dans la réalité qu’elle marchait, suivant une longue allée moussue, la lettre de Marguerite dans les mains, sans tourner la tête, pour ne plus troubler les jeunes gens qui cheminaient derrière elle…

Était-il possible que Rozenne fût libre tout à coup, libre de recommencer sa vie, délivré de l’horrible lien… Libre !… C’était tellement inattendu, stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot, machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait la vérité… Libre !

Il était libre… Et à elle, qu’il appelait son amie, il n’avait rien dit d’un événement si grave… Il n’était pas venu à Villers, alors qu’elle s’y trouvait ; il se refusait à paraître à Chevregny où il savait la retrouver… Et il partait pour plusieurs mois en Espagne…

Ah ! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle s’était stupidement imaginé être encore aimée par lui… Peut-être, tout simplement, dans un désir de revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il était enchaîné à une autre femme ; puis, du jour où il avait recouvré son indépendance, il s’était dérobé, trouvant sans doute le jeu dangereux, n’ayant plus besoin d’une amie compatissante…, vengé parce qu’il lisait en elle, avant elle…

Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle eût voulu pouvoir arracher d’elle-même jusqu’au souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il existait… Oublier !… Est-ce que cela se pouvait ainsi, à volonté !… Comment ferait-elle pour y parvenir ?…

… Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline qui accourait vers elle :

— France ! France ! ne rêvez plus… Chérie, nous voilà arrivés… Vous allez toujours droit devant vous ; il faut tourner…

Avec un regard de songe, France contempla les deux jeunes gens, puis l’admirable cirque de verdure qui entourait la clairière où le goûter était dressé ; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix arrivaient à son oreille. Il lui semblait que tous étaient des étrangers pour elle qui revenait de si loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même…

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