Le mal d'aimer
IV
Trois jours s’étaient écoulés.
France, maintenant, connaissait la physionomie d’un dimanche en province. Une sortie de messe d’onze heures qui offrait aux toilettes amiénoises l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à elle-même un succès de curiosité. Puis, dans l’après-midi, quelques tours sur les grands boulevards baignés de soleil, où les promeneurs circulaient dans leurs atours du dimanche. Et, avant de regagner les hauts quartiers où s’abritait le petit foyer de Marguerite, une première visite à la cathédrale ; une visite exquise au jour baissant, alors qu’un dernier reflet du couchant empourprait les verrières, que l’ombre envahissait les allées et, autour de la vaste nef, les chapelles où, devant l’autel, tremblait la flamme de quelques cierges.
Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la grande basilique silencieuse où flottait encore le parfum d’encens d’une cérémonie achevée ! Mais il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait, Marguerite rentrée auprès de ses petites filles qu’elle devait garder tandis que l’unique servante s’affairait dans les préparatifs du repas du soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale, pensant à sa sœur dont, tout bas, elle plaignait l’esclavage de toutes les minutes.
Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle se trouvait auprès de la jeune femme ; et elle savait déjà quelle vie de complet dévouement aux siens était l’existence de sa sœur.
Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans cesse, avec les difficultés de tout petits revenus, la lourde charge de trois enfants à élever, le soin d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une physionomie coquette et confortable… Aussi combien fallait-il que Marguerite se prêtât, sans compter, à toutes les tâches, même les plus humbles ; des tâches tellement multiples que France, observatrice discrète et aimante, était, tout à la fois, remplie d’admiration pour la vaillance si simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser ainsi, en vulgaires besognes, toutes les belles heures de sa jeunesse. Quel temps lui restait-il pour cette vie intellectuelle et artistique qui semblait aussi indispensable à France que l’air pour respirer ? Tout juste, elle avait le temps de parcourir, dérangée par les enfants, une revue ou un journal ; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture qu’André offrait de lui faire, car lui, avait des loisirs pour se distraire.
Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations littéraires autant que France elle-même. Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice comme tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment, lui parlait d’un livre qui venait de paraître, elle avait répondu, avec son charmant sourire :
— Ne me demande pas si je connais tel ou tel ouvrage. Il n’existe plus pour moi aujourd’hui que deux auteurs : Robert Danestal et Francis Danes. Les autres, hélas ! je n’ai plus le temps de les lire… Il est si rare que j’aie le loisir même d’ouvrir un volume, maintenant, qu’il me semble goûter au fruit défendu quand cela m’arrive par hasard.
— Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite ? avait involontairement laissé échapper France.
— Chérie, il faut bien que je m’en passe ! Les mamans, tu verras cela un jour, les mamans doivent lire surtout la vie de leurs tout petits !
Et raccommoder leurs affaires, les promener, leur donner la becquée, les faire jouer, voire même leur apprendre à lire… De plus, être la compagne d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes femmes du monde, pomponnées, parfumées, et qu’il fallait savoir garder tout en étant, par la force des choses, une humble ménagère, obligée à des prodiges d’économie qui devaient être dérobés à la maligne clairvoyance du monde…
Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la seule idée réveillait, chez France, l’ivresse de son indépendance, était fait le bonheur de Marguerite !
Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite de son sort, pourtant ; heureuse de se dévouer à ses enfants, au mari à qui elle gardait le fervent amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé.
Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience du prix d’une telle affection, prendre souci de la reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger la tâche de la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la puissance de sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement, l’idéale conception du mariage ?
Cela, c’était une belle œuvre que comprenait l’âme ardente de France ! Mais à elle, il eût semblé impossible de donner son amour à un homme qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de lui son maître, si elle connaissait la nécessité de le garder et de le soutenir pour qu’il marchât sans mesquine défaillance.
Ah ! quel mystère c’était un cœur de femme ! Et savait-elle ce que la vie ferait du sien ? La veille, à cette messe où elle était allée avec Marguerite, elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que chacun doit chercher sa voie… Se trompait-elle donc en croyant avoir trouvé celle qui devait assurer son bonheur ?…
Vaguement, elle songeait à toutes ces choses, pendant que, dans le tranquille petit jardin, elle surveillait les jeux de Bob et d’Étiennette, afin de donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut et, une seconde, en silence, elle considéra France qui, son livre tombé sur ses genoux, regardait dans l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle lui jeta :
— France, ma chérie, j’ai une peur terrible que tu ne t’ennuies dans ma calme province !
France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre où s’encadrait la tête blonde de la jeune femme.
— Marguerite, tu me calomnies ! Je me sens déjà, au contraire, une vraie âme de provinciale.
— Tu en es sûre ?
— Dame, il me semble…
— Eh bien ! tu vas être mise à l’épreuve bien vite. Aujourd’hui, je dois recevoir pour la première fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon arrivée ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va être abondant…
— Si abondant que cela ? laissa échapper France, la mine un peu effrayée.
— Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère petite sauvage, d’autant plus qu’il va se mêler à l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton endroit. Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A l’heure actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va m’honorer de ses relations sait que j’ai chez moi une jeune personne extrêmement chic, poétesse, compositeur, qui mérite d’être vue de près.
— Marguerite, tais-toi, je t’en supplie ! Tu vas me faire sauver avec André et les petits dans les champs pour toute l’après-midi !
— Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi qui es une personne d’expérience. Mais je bavarde et il me faut aller fleurir le salon.
— Laisse-moi faire ; par la fenêtre ouverte, je surveillerai très facilement les enfants ; et tu sais que je m’entends à arranger les fleurs !
Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses qui, avec ensemble, affluèrent quelques heures plus tard dans la petite pièce, s’avouèrent — avec plus ou moins de bonne grâce — que peu de luxueux salons avaient meilleur air que celui de la « jeune Mme d’Humières… ». Et comme celle-ci était une femme du monde accomplie, sachant mettre chacune sur son sujet favori, elle fut, ce jour-là, sacrée « une charmante Parisienne ».
France, habillée avec cette simplicité d’une élégance si personnelle dont elle avait le secret, l’aidait de son mieux ; mais, en dépit de sa bonne volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait d’elle peu à peu, devant ce défilé d’inconnues, banales la plupart, qui toutes disaient les mêmes paroles quelconques de politesse, racontaient les mêmes menues histoires de la ville et, invariablement, parlaient de la kermesse de charité qui se préparait pour le mois de mai, dont les préparatifs occupaient fort la société amiénoise.
Une grosse dame, haute en couleur, qui était une des dames patronnesses et s’en montrait ravie, dit à France, d’un air entendu :
— J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir, pour notre concert, un programme illustré par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste !
Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence de France. Dans son souvenir, jaillissait l’image du promeneur entrevu le jour de son arrivée… Elle demanda :
— Est-ce que la famille de M. Rozenne habite Amiens ?
— Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà. Elle est Amiénoise, d’ailleurs. Mais lui, Claude, y vient fort peu, et seulement en passant, depuis son malheur.
Un tressaillement secoua les nerfs de France. Jamais, jusqu’à cette heure, elle n’avait eu le désir bien précis de savoir quel douloureux secret semblait enfermer désormais la vie de Claude Rozenne. Comme sous un choc mystérieux, ce désir, tout à coup, s’avivait en elle, si impérieux que ses lèvres prononcèrent, interrogatives, avant que sa volonté les eût closes :
— Depuis son malheur ?
— Mais oui… Est-ce que vous ne savez pas ?… Pourtant vous le connaissez…
— Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers.
— Avant son mariage… Son lamentable mariage !…
France resta muette, s’interdisant une question. Mais ses yeux parlaient, tandis qu’autour d’elle les propos se croisaient ; et la vieille dame, enchantée de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui expliqua :
— Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence il s’était toqué d’une Anglaise très belle et très riche, qui y passait l’hiver avec une parente. Eh bien ! cette Anglaise était d’une famille de fous. Elle s’est gardée d’en rien dire. Cet absurde Claude, aveuglé par sa passion, ne s’est pas renseigné. Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger. Et un an après, à la naissance d’un enfant, la crise a éclaté. Elle aussi est folle… Et inguérissable, m’a dit Mme Rozenne.
Sans en avoir conscience, France avait pâli, le cœur frémissant d’une infinie pitié pour Rozenne. Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris, un peu inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles ardemment attentives, elle demandait encore :
— Et l’enfant, il est mort ?
— Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à Amiens. C’est un pauvre petit bonhomme très délicat. Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison.
— Et… la mère ?
— Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans son château, à moins qu’elle ne soit dans quelque maison de santé. Je ne sais au juste. Jamais Claude ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de personnes, ici, croient qu’elle est morte. Mais je suis sûre que non… Claude, alors, ne serait pas si sombre ! Le fait est que c’est épouvantable de se trouver ainsi lié à une folle.
Ah ! oui, épouvantable !… Mais France n’eut pas à répondre à la bavarde vieille dame ; de nouvelles visiteuses entraient dans le salon exigu, si bien que quelques personnes se levèrent et prirent congé.
— France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces dames ? demanda Marguerite.
France obéit aussitôt, avec l’impression vague qu’elle allait échapper à un cauchemar… Mais non, elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre, il lui suffisait de regarder le visage animé de la grosse dame qui venait, si aisément, de lui raconter la triste aventure conjugale de Claude Rozenne et n’y pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de la kermesse.
Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper du salon ; d’avoir quelques minutes au moins de solitude pour se reprendre, pour réagir contre l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée la révélation du lamentable roman de Rozenne. Mais c’était impossible ; elle était prisonnière dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait de nouveau ; cette fois, devant un homme jeune, — d’une trentaine d’années, — vêtu avec un soin correct, l’air provincial. Il avait des traits réguliers, une physionomie intelligente, douce et un peu froide…
Profondément, il s’inclina devant la jeune femme qui lui tendait la main et disait, l’accueillant d’un sourire :
— Comme c’est aimable à vous, si occupé, de venir me voir !… France, je te présente M. Albert Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé à notre arrivée ici… Ma sœur, Mlle Danestal.
Le jeune homme salua de nouveau ; et, volonté ou hasard, prit une chaise voisine de celle de France qui, la pensée distraite, avait à peine entendu les paroles de sa sœur…
Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une politesse courtoise, entamait la conversation par une question banale :
— Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle ?
— Depuis trois jours.
— Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère parisienne ?… Notre ville doit être tellement morte, pour une femme habituée à une existence remplie de distractions…
— Vous voulez dire une femme mondaine ? Je le suis si peu, que vraiment ce n’est pas la peine d’en parler.
— C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus…
Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie s’anima :
— Votre réputation de poète vous a précédée, mademoiselle.
— Par les soins de mon beau-frère.
— Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité de Francis Danes, j’avais remarqué, dans la dernière Revue, des vers dont l’inspiration m’avait donné le très vif désir de connaître le poète qui les avait écrits.
— Ah ! vraiment ?… pourquoi ? interrogea-t-elle machinalement, tant sa pensée demeurait obsédée de la révélation qui venait de lui être faite…
— Parce qu’il me semblait tout à fait sincère dans sa pitié pour les humbles… Et c’est chose très rare chez les auteurs qui, les trois quarts du temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre.
— Croyez-vous ?… dit-elle saisie d’un impérieux désir d’échapper à la hantise du souvenir de Rozenne.
— Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai peu de loisirs pour lire les poètes. Je suis un homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je dirige une des plus importantes filatures du département. Et c’est une tâche très absorbante.
— Et intéressante ?
— Intéressante… A vous, mademoiselle, elle semblerait sans doute insipide… Mais il ne saurait en être de même pour ceux qui en connaissent les moindres rouages. De plus, elle me fournit de très utiles documents pour des études sur les questions ouvrières qui m’occupent beaucoup. C’est un problème si grave aujourd’hui !
— Oui, bien grave, je crois, dit France devenant attentive.
Pour la première fois de l’après-midi, son esprit trouvait où se prendre dans la conversation ; et c’était pour elle un plaisir dont elle savait gré à cet étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente sympathie il trouvait dans cette pensée de femme, car il expliqua, avec une sorte d’abandon qui ne devait pas lui être familier :
— Vous ne sauriez croire quelles natures on trouve dans ce peuple d’ouvriers !… Certes, il y en a de misérables, de vicieuses ; mais il s’en rencontre aussi qui ont une véritable valeur morale… Tenez…
Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait bien, presque trop bien, avec une parole facile d’avocat, comme il eût parlé devant un auditoire. Mais ce qu’il disait — en somme — était observé, senti ; et, s’animant un peu à le dire, il sortait de sa froideur correcte, légèrement compassée… Cette froideur, dissipée peut-être, sans qu’il en eût conscience, par la chaude clarté du regard bleu. France, à son tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes ouvrières, voulant savoir ce qu’il y avait de vrai, rigoureusement, dans les études écrites à leur sujet, pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de sa philanthrope amie, Suzan Mackley.
Bien volontiers il répondait à une curiosité qui le stupéfiait chez cette jeune fille ; car elle lui semblait ne devoir être qu’une créature de luxe. Par quel phénomène, éprise de poésie, de musique, comme il savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant, s’intéresser si vivement à la sombre prose d’humbles existences ?… Une telle femme ne ressemblait à aucune qu’il eût encore rencontrées ; et si peu romanesque qu’il fût, il se félicita d’avoir eu, ce jour-là, l’inspiration d’aller présenter ses devoirs de politesse à Mme d’Humières.
Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses coupa net sa conversation avec France, que sa sœur appelait d’un signe. Et alors, seulement, à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux toujours de l’étiquette, avait totalement oublié les personnes présentes en causant avec Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en être tirées !… Et une irritation contre lui-même troubla son calme habituel, tandis qu’il s’appliquait à réparer sa faute en se mêlant à la conversation générale.
Mais malgré lui, son regard allait encore par instants chercher France Danestal, assise maintenant à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne causait plus avec son animation charmante, et il y avait le reflet de quelque pensée absorbante dans le regard distrait qu’elle attachait sur les hôtes de sa sœur. Quand il s’inclina profondément devant elle, pour prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir qu’elle s’était intéressée à causer avec lui et, avec un regret singulier, il la sentit lointaine…