Le mal d'aimer
VIII
A son ordinaire, Mme Danestal était en courses et visites avec Colette ; et France qui rentrait pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle pouvait espérer une heure de pleine liberté pour faire de la musique tout à son gré, sans être incessamment dérangée par sa mère qui n’avait jamais cure qu’elle fût occupée.
Parce que, la veille, il y avait eu réception pour quelques hôtes de choix, la pièce, riche de meubles artistiques, demeurait somptueusement fleurie, les roses de juin épanouies en profusion dans ces vases précieux qu’affectionnait le goût de Robert Danestal. Mais quelques-unes déjà s’effeuillaient et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la soie des tapis, distillant une senteur capiteuse. Pourtant, du balcon s’épandait un souffle d’air chaud, sous le store encore baissé que le soleil poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous la menace de lourdes nuées d’orage.
France s’assit devant le piano à queue, mais elle ne joua pas. Elle se mit à feuilleter un cahier de mélodies un peu étranges que, la veille même, elle avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien, qui, très empressé à lui être agréable, les lui avait envoyées le matin même.
— Tout simplement parce qu’il sait combien j’aime la musique et qu’il m’a vue intéressée par la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier, voyait des intentions matrimoniales dans le plus insignifiant hommage offert à sa fille…
Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement que son charme de femme, tout autant que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste garçon du Nord pour qui elle était la révélation d’une race féminine qu’il ne connaissait pas encore. Et de même elle savait que la soirée de la veille avait été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses ont conscience…
Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi quand elle s’était regardée dans la glace, au moment de quitter sa chambre, svelte dans sa longue robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec une hardiesse discrète ; car elle avait, en toute simplicité, la coquetterie de sa forme très pure, comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes.
Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la glace, elle avait murmuré, comme s’il se fût agi d’une étrangère :
— Tiens, je suis jolie, ce soir !
Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle ne se trompait pas, l’approbation d’autrui, le seul regard de Rozenne surpris par hasard sur elle, eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette, elle pouvait être comparée…
Rozenne… Qu’il avait encore été bizarre avec elle, la veille !… Sa pensée ramenée vers lui, elle ne songeait plus aux mélodies qu’elle avait voulu revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier ; et, les mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit… Rozenne avait dû arriver dans la soirée, vers dix heures et demie, tandis qu’elle écoutait, avec un plaisir, évident sans doute, la musique originale de Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas vu entrer. Encore un long moment, elle était restée à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre une conversation qui l’intéressait profondément, puisque c’était un échange d’idées et d’impressions sur la composition musicale…
— Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec Stavensend ?… Vingt minutes, peut-être ? songea-t-elle les yeux arrêtés sur le battement léger du store que la brise soulevait.
Tout à coup, tournant la tête pour répondre à une question de sa mère, elle avait aperçu Rozenne qui la regardait… Et, dans les yeux, il avait cette expression qui, bien autrement que les paroles, dit à une femme qu’elle est mieux que belle…
Mais, en même temps, elle avait remarqué que son visage était celui des mauvais jours, un visage douloureux et révolté qu’elle avait appris à reconnaître, même sous le masque impassible que le monde imposait.
Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller à lui, qui ne venait pas même la saluer cependant. Mais elle était prisonnière des convenances et elle se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient avec une attention flatteuse.
Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de Claude, elle lui avait demandé, rieuse et amicale :
— Alors, décidément, vous ne voulez pas même m’honorer d’un pauvre salut ?
— Je me serais fait scrupule de vous enlever à des admirations qui paraissent vous charmer !
Lui, ne souriait pas ; et son accent était âprement ironique. Elle avait riposté :
— Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux ! Et les amis, vous savez, n’ont pas le droit d’être jaloux !
— Je le suis, moi ; et je ne partage mes amis avec personne…
Elle avait pensé :
« Mais les vôtres doivent être moins exclusifs ! »
Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de telles paroles. Elle avait dit simplement.
— Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques…
Sa voix avait quelque chose d’un peu dur ; elle l’avait senti et, tout de suite, regretté… Alors, avec la grâce caressante que, inconsciemment, elle apportait maintenant dans leurs rapports, elle avait repris, la voix changée :
— Nous nous disputons comme des enfants ! Faisons la paix, voulez-vous ?
Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré :
— A quoi bon ?…
Puis il s’était détourné, profitant de ce que Mme Danestal appelait de nouveau sa fille.
Un moment après, elle avait constaté qu’il n’était plus dans le salon. Et un regret, aigu à en devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il fût ainsi parti, irrité contre elle, si injustement !
Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses doigts erraient sur le piano, le murmure des notes berçant sa songerie :
— Comme il est bizarre avec moi, quelquefois !
Ah ! oui, bien bizarre ! fantasque d’humeur, parfois rude et agressif sous les dehors d’une politesse froide ; et pourtant, prodigue d’attentions délicates, toujours… Si attirant d’esprit avec sa pensée admirablement ouverte et sa sensibilité d’artiste ; et de cœur aussi, car il savait trouver des mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance de la sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis qu’elle savait…
Il ne faisait jamais allusion au tragique événement qui pesait sur sa vie ; et, pas davantage, il ne parlait de son fils. Mais cette connaissance qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir noué entre eux un lien dont elle avait conscience — et lui aussi… Vraiment, pour lui, elle paraissait être devenue l’amie par excellence, à laquelle il trouvait bienfaisant et doux de venir ; — à certaines heures surtout, quand il avait trop torturante l’angoisse du souvenir… Jalousement alors, il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa compassion, l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait à lui-même, le distrayait, berçait sa désespérance…
A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs le malheur avait mises en sa pensée. L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa conception de la vie, éveillant, en lui, une source vive de sympathie, que des actes trahissaient, pour la misère des destinées humaines.
Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse sagesse, elle savait bien que Claude Rozenne avait, à l’heure présente, une valeur morale bien supérieure à celle que possédait le nonchalant Rozenne d’autrefois.
Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une saveur qu’elle ne se dissimulait pas à cette amitié d’homme entrée tout à coup dans sa vie ; pourquoi elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence sentimentale qu’il partageait entre elle et d’autres auxquelles il ne donnait pas la meilleure part… C’est pourquoi elle ne s’irritait pas qu’une destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y mêler avec une mystérieuse force qu’elle subissait sans révolte… Toujours, pour faire du bien à une créature éprouvée, elle avait été prête à donner de son âme sans compter.
Cette fois, du moins, la charité lui était bien facile et apportait dans sa vie un rayonnement qui l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait pas avoir, depuis bien des années, passé un printemps comparable à celui qui venait de s’écouler, ni possédé une pareille intensité de vie intérieure ; ni joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la charmait ou de ce qu’elle aimait…
Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait emporter par la course des jours, reconnaissante parce qu’ils étaient bons…
… Ses doigts modulaient au gré de sa songerie…
Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation qu’elle n’était plus seule dans la pièce. Elle se détourna, regardant autour d’elle… Alors, à l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne…
Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées par la surprise, elle le contemplait :
— Comment, vous êtes là ?… Depuis longtemps ?…
— Non, depuis un instant… J’apportais pour votre père des croquis que je lui avais promis hier soir. J’ai entendu votre piano… Et je suis entré pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient tenté pour vous…
Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables œillets qu’il venait, sans doute, d’y poser.
Elle eut une exclamation ravie :
— Oh ! qu’ils sont beaux !
Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait son visage, si avidement que des gouttelettes d’eau mouillèrent ses lèvres.
Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli sourire affectueux où était un peu de malice :
— Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce pas ?… Pourquoi êtes-vous parti sans me dire adieu, hier, comme si vous étiez fâché après moi de… je ne sais quoi ?…
Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum des œillets dont elle avait doucement caressé les pétales. Il se pencha et baisa ses doigts. Puis, la regardant, il dit :
— Parce que j’étais à bout de résignation, de patience… de vertu… Mettez le mot que vous voudrez !
Elle s’était rassise sur le tabouret de piano ; les plis légers de sa robe, d’un bleu pâle de lavande, ruisselaient autour d’elle ; et elle l’écoutait, regardant droit devant elle, vers les sombres iris, au cœur tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée.
Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du même accent où elle mettait volontairement un badinage gai :
— Avouez, en toute humilité, que vous avez montré, hier soir, un détestable caractère, sans motif… Et n’en parlons plus.
— Sans motifs ? vous pensez, répéta-t-il amèrement. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup d’hommes qui, ayant… une amie telle que vous, accepteraient de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres… de la voir surtout se laisser très volontiers accaparer !
Elle ne voulut relever que les derniers mots de Rozenne ; et, tout en détachant, de la gerbe, quelques œillets qu’elle glissa dans sa ceinture, elle dit, très simple :
— C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend m’intéressaient beaucoup… Et elles vous auraient intéressé également si, au lieu de bouder dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer avec nous !… Vous n’avez pas entendu ses mélodies ?… Voulez-vous que je vous en chante quelques-unes, pour vous tout seul ?… J’ai encore un petit instant de liberté !
— Pourquoi « petit » ?
— Parce que… C’est toute une histoire… Asseyez-vous là, près du piano, et je vous la conte en deux mots… Imaginez-vous que, ces jours-ci, j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au nom des Chambry, une bien singulière demande, celle de faire entendre, au concert de la vente de charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de l’Eau dormante, avec la musique dont je l’ai agrémenté… Cela, pour l’amour des pauvres !… Vous pensez bien que j’avais décliné l’honneur trop grand… Et puis, sur de nouvelles instances, de plus en plus pressantes, j’ai faibli et promis de demander à Marceline Herrène qui a récité l’Eau dormante, il y a trois semaines, chez Colette, si elle consentirait à la redire à Amiens, par charité ! Elle doit venir à six heures m’apporter sa réponse. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous disais n’avoir qu’un moment pour vous faire de la musique.
— Oui, je comprends que vous êtes insaisissable toujours et qu’il ne m’est presque jamais donné de vous voir à mon gré, mon amie…
Oh ! ce nom ! toujours il la faisait tressaillir, à cause de l’indéfinissable accent dont Rozenne le disait, avec une sorte de douceur tendre, qui lui donnait la même sensation qu’un baiser très aimant mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant, elle avait l’impression d’être chère encore à Claude Rozenne… Et cela lui semblait bon…
Mais, avec une instinctive volonté de fuir un charme qu’elle ne voulait pas subir, elle ouvrit le cahier des mélodies et le feuilleta. Alors, tout de suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse d’elle-même.
Il le sentit et une angoisse crispa tout son être, de l’avoir si près de lui, et pourtant lointaine, dans cette pièce solitaire, où la senteur trop forte des fleurs lui montait au cerveau comme une ivresse. Debout près d’elle, il la contemplait, fine sous le voile de sa robe pâle. Sur la floraison pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif se découpait d’un trait délicat, le regard voilé par l’épaisseur sombre des cils ourlés d’or, les lèvres entrouvertes, un peu humides car elle les mouillait, par instants, d’un preste petit mouvement de la langue, très jeune.
Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère à observer Rozenne. Elle disait, indiquant deux pages du cahier qu’elle feuilletait :
— Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises !
A mi-voix, elle les commença ; et ce quelque chose de contenu que prenait ainsi son accent donnait une émouvante intimité aux brèves chansons d’amour, passionnément plaintives et tendres, que la musique modulait en sonorités inattendues, d’une expression rare…
Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander :
— N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais petits chefs-d’œuvre ?
Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise, une question aux lèvres. Mais elle se tut… Dans le regard de Rozenne qui rencontrait le sien, elle apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante, qu’elle avait surprise déjà en d’autres regards arrêtés sur elle — expressive plus encore que l’aveu des lèvres… Seulement dans les yeux de Rozenne il y avait, de plus, quelque chose de douloureux et de désespéré, de suppliant…
Et une pensée bouleversa son âme :
— Il m’aime !… Il m’aime plus encore qu’autrefois !
Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait et dont elle avait peur — que cependant elle souhaitait ne pas voir s’éteindre…
Et ce fut une seconde telle que jamais encore elle n’en avait vécu de semblable — enivrante à lui donner le vertige, splendide comme ce couchant, pareil à une gloire, dont elle voyait luire le reflet d’or incandescent.
Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir de la misérable créature à qui Rozenne était lié… Et la clarté merveilleuse s’éteignit…
D’un geste vif elle referma le cahier et se leva. Un frémissement ébranlait tous ses nerfs. Elle respira profondément, avec un besoin d’air pur… Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit :
— Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce pas ?… Je voudrais, puisque Marceline est en retard, vous lire les vers que j’ai retravaillés dans le sens que vous m’avez indiqué… Mais, auparavant, montrez-moi les croquis nouveaux que vous apportez.
Instinctivement elle allait vers le balcon et releva le store. La lumière du couchant envahit victorieusement la pièce avec une bouffée d’air chaud qui emporta une seconde la senteur capiteuse des fleurs.
Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage altéré, une contraction aux lèvres, comme s’il eût voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses yeux, dont elle aimait le regard, cette expression qui attirait à lui toute son âme…
Elle eut peur un peu… de lui… d’elle ?… Sa pensée n’aurait pu préciser. Presque impérative, elle répéta :
— Montrez-moi vos croquis !
Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant, jeté sur une table et le lui tendit, sans un mot.
Comme si la pensée de Rozenne était devenue pour elle un livre ouvert, elle y voyait clairement, en cette minute, un détachement absolu pour les œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait, parce qu’elle le voulait, n’existaient même plus pour lui. Seule, une créature l’absorbait tout entier… Et cette créature, elle en avait l’intuition souveraine, en cet instant, c’était elle-même… Les mêmes mots alors palpitèrent éperdument en son cœur : « Il m’aime !… Il m’aime !… »
Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans sa ceinture. Elle se pencha vers le portefeuille qu’il lui avait ouvert, sur le piano à queue. Restée debout, elle regardait les feuilles, avec un effort pour fixer sa pensée qui lui échappait.
Tout à coup, pourtant, son attention se tendit… Un détail la frappait impérieusement, auquel, dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris garde… Mais elle ne se trompait pas… Cette jeune femme qui apparaissait presque sur chacune des esquisses… c’était elle-même, elle-même poétisée par le rêve d’un artiste, telle une créature de songe, soit ; mais cependant si reconnaissable ! Et avant que sa volonté eût fermé ses lèvres, elle avait laissé échapper :
— Comme cette femme me ressemble ! Vous m’avez fait poser sans me le dire, n’est-ce pas ?… Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela ?
Sans la regarder, il dit :
— Il s’agissait d’une œuvre de votre père…
Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre léger :
— Alors, cette ressemblance est volontaire ?
Il secoua la tête.
— Non, elle n’est pas volontaire… Je n’en avais pas conscience quand mon crayon a créé. Je travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi. Il y en a certaines qui me hantent… Je ne vous ai pas offensée ? dites… Vous êtes une petite muse, comme cette femme à qui j’ai donné vos traits.
Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard :
— Non, je ne suis pas offensée…
Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût ainsi usé de son image. Pourtant, elle éprouvait une joie mystérieuse à lui être si présente toujours…
— Non, je ne suis pas offensée… Mais cela m’effarouche un peu de me voir ainsi livrée au public.
— Vous lui livrez bien plus que vos traits quand vous lui donnez des vers où vous avez mis votre âme… Ah ! ces vers-là… Comme je voudrais les garder pour moi seul, jalousement !… être seul à en connaître certains dans lesquels vous êtes toute… A cause de cela, sans doute, ils me sont précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au monde, pour moi… Et cependant…
— Cependant ?… répéta-t-elle presque bas, enveloppée par la caresse des mots. D’un geste inconscient elle déchirait un œillet dont la senteur imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers le lointain du ciel empourpré où s’amoncelaient des nuages lourds, cernés de flamme ; mais son âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement à lui…
— Cependant je voudrais pouvoir, dans mes heures mauvaises, vous enlever à jamais ce don d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un monde où vous m’échappez, parce que vous y êtes heureuse seule… Je voudrais vous enlever, non pas seulement votre talent, mais aussi votre beauté qui appelle trop de regards…
— Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement.
— Ah ! si, vous l’êtes !… mais à la façon des glaciers qui se dressent orgueilleusement en plein ciel, en pleine lumière !… Et je voudrais que vous fussiez une simple femme, pitoyable et tendre, qui n’ait à donner que son cœur et en fasse le don suprême à celui qui crie vers elle…
Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante, elle articula, ses lèvres tremblaient :
— Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui ?… Vous déraisonnez !… Ne dites pas de ces choses inutiles et folles qui sont mauvaises et ne peuvent que nous faire du mal à tous les deux !
Il demeura silencieux… La tentation grondait en lui, si forte ! de crier à France Danestal qu’elle lui était chère, mille fois plus encore que jadis, quand un juvénile attrait le jetait vers elle… La tentation aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître enfin la saveur de ses lèvres, l’abandon de son corps souple, la douceur des paupières closes sous le baiser qui les fermerait… Oh ! la sentir entre ses bras, sur son cœur et l’emporter ainsi, vaincue enfin !… pour oublier tout ce qui ne serait pas elle.
Si vague, la conscience lui demeurait encore que céder à une telle tentation serait une infamie, à lui qui était aussi misérablement enchaîné qu’un criminel… Car elle n’était pas une femme brûlée par la vie, mais une vierge ayant droit à son respect. Et parce qu’il sentait sa volonté défaillir, il eut peur, à son tour. Résolument, il se leva :
— Vous avez raison ; aujourd’hui, je ne saurais vous dire que des folies que je regretterais ensuite, comme j’ai dû en regretter bien d’autres. Adieu !
Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner l’appel du timbre. Ce devait être Marceline Herrène. Son arrivée allait le sauver de lui-même… C’était bien !
Comme lui, France avait entendu ; et en elle un bizarre sentiment s’élevait, fait d’un regret aigu et d’une sensation de délivrance.
Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne eût été là, déjà, pour l’entendre :
— Adieu, ma chère, bien chère petite amie… Faites-moi la charité de penser à moi avec beaucoup de douceur et de compassion parce que je suis très malheureux.
Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine. La porte du salon fut ouverte. Marceline Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne élégante, un joli sourire sur le masque tragique du visage où étincelait la flamme des prunelles. Gaiement, elle s’exclamait :
— Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle petite muse ?
Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement, prenait congé. France présenta :
— Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon père va devoir l’illustration de ses sonnets des Gloires !… Vous, Marceline, je n’ai pas à vous nommer, vous êtes une femme célèbre !
Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient un hommage pour la tragédienne. Puis, se courbant très bas, il baisa la main que France lui tendait. Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux, les yeux arrêtés sur elle :
— J’enverrai donc à monsieur votre père les autres esquisses.
Elle pencha la tête et dit simplement :
— Merci… Et au revoir.
Marceline Herrène les considérait de ses yeux brûlants dont l’expression était si franche. Quand la portière fut retombée sur Rozenne, elle demanda, affectueuse et spontanée :
— Est-ce enfin celui que vous épouserez ?…
France eut la sensation d’un choc en plein cœur, et une ondée de sang courut sur son visage.
— Claude Rozenne n’est pas à marier.
— Ah !
Leurs deux regards se confondirent : celui de la tragédienne sympathiquement sceptique et curieux ; celui de France, large ouvert, avec une assurance orgueilleuse… Mais, de nouveau, tintaient follement en elle les mots qu’elle ne pouvait étouffer : « Il m’aime !… Il m’aime ! »
— Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre. N’attendez pas trop tard pour aimer, France… Ne vivez pas seulement pour être une divine petite muse… Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement, vous sentirez qu’il ne suffit pas à un cœur de femme d’inspirer de beaux vers… Un cœur, c’est un être qui vit, qui appelle ; qui veut sa joie, son bonheur, ce bonheur comparable à nul autre, et à qui ne suffit pas l’immatérielle beauté des choses…
Elle se tut une seconde ; puis, plus bas, de sa belle voix de contralto, si aisément émouvante, elle dit, la main sur l’épaule de France :
— Écoutez mon conseil, petite France, aimez, aimez ! même dussiez-vous en souffrir… Et dans votre amour, donnez-vous toute, généreusement, pour en être enivrée, comme le plongeur se jette dans la mer, pour s’y perdre !… Autrement, vous arriverez à connaître, un jour plus ou moins proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur, le pire de tous les supplices, sentir qu’on n’est pour personne au monde, la vie, l’âme, le tout, l’Unique… Aimez, France, pendant que vous êtes jeune ; que, sûrement, il y a des cœurs qui appellent le vôtre… Aimez ; quand vous en aurez connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée d’avoir si longtemps voulu vivre dans votre beau rêve glacé !…
Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières s’étaient abaissées, voilant son regard. Sur ses joues blanches, les cils battirent très vite, tandis que Marceline finissait avec un sourire :
— Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit pas l’élu… Il semblait fait pour vous… Et je m’y connais en hommes, je vous jure !
Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête qui lui était familier et ses lèvres articulèrent les mots que sa pensée lui criait impérieusement :
— Je ne veux pas aimer… Je ne peux pas !…
Les yeux de la jeune femme disaient la question que sa bouche ne prononçait pas. Mais France, changeant de ton, jeta avec une vivacité gamine :
— Je ne peux pas aimer… Je n’ai pas le temps, j’ai trop de choses à faire ! Chère bonne amie, causons vite de ma requête, voulez-vous ?