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Le mal d'aimer

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V

C’était un joli matin clair et la Somme luisait au soleil, creusée d’étincelants sillons quand, lourdement, descendait vers la ville quelque large bateau plat qui s’éloignait entre les rives poudrées par la floraison blanche des cerisiers.

— Quelle bonne promenade ! s’écria France. Toute rose, elle revenait d’une course sur le chemin de halage avec son beau-frère et Bob, ses deux fidèles cavaliers.

— Comme il est dommage que Marguerite n’ait pu nous accompagner !… Il fait délicieux !

Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air tiède où le voisinage de la Somme mettait une senteur fraîche ; et, une seconde, elle s’arrêta, ravie, à considérer cette souriante aurore du renouveau. Ce paysage lumineux, si proche de la ville, ce n’était pas tout à fait la campagne ; mais pour une Parisienne, cependant, c’était presque cela…

— Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas rentrer encore, proposa André, qui se plaisait fort à promener sa jeune belle-sœur.

— Oh ! oui, tante, restons en route, appuya Bob bondissant comme un jeune chevreau.

Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être utile à Marguerite en revenant sans tarder ; et elle ne se laissa pas séduire par la proposition d’André. Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent le paisible quartier où les passants se comptaient. Dans la rue qu’ils suivaient, seule une vieille servante marchait, tenant par la main un tout petit garçonnet, presque un bébé, quatre ans à peine, qui avançait près d’elle, trop sage, d’une allure lente et fatiguée. Quand il passa près de France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands yeux dont le regard était vague, un petit visage nerveusement contracté… Et une fugitive idée courut dans son esprit :

— Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne ?…

Instinctivement, elle regarda vers les maisons closes… L’une d’elles, peut-être, abritait l’homme dont, la veille, on lui avait raconté la triste destinée…

La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle n’entendait plus le joyeux bavardage de Bob qui trottinait près d’elle… Soudain, elle s’arrêta saisie. Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant à une femme âgée qui semblait l’accompagner, il y avait Claude Rozenne… C’était bien lui !… Elle n’était pas trompée par une ressemblance…

Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne entendit. Il regarda :

— Oh ! Mlle Danestal !

Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il ne l’eût pas considérée avec plus de stupeur et d’angoisse… Ce ne fut d’ailleurs qu’une seconde.

La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser…

Avant que France eût fait même un mouvement pour reprendre son chemin, il s’était découvert, et, s’avançant, il s’exclamait d’un accent de politesse dont elle distingua l’altération :

— Quelle surprise de vous voir ici !… Vous êtes à Amiens en touriste ?

— Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur, Mme d’Humières.

— Madame votre sœur habite Amiens ?

— Mon beau-frère y a été nommé récemment.

Du geste, elle indiquait André que, dans son désarroi, Rozenne n’avait pas remarqué.

Les regards des deux hommes se croisèrent tandis que dans leur esprit s’élevait le confus ressouvenir du passé qui, jadis, les avait rapprochés. France sentit combien était forcé le sourire de bienvenue de Rozenne. Sûrement il pensait que par l’inévitable force des choses elle allait apprendre — si elle ne le connaissait déjà ! — son lugubre secret, et il en souffrait…

Avec un désir instinctif de le distraire de sa pensée, elle reprenait, souriant un peu :

— Je ne vous savais pas ici… Je vous croyais voyageant au loin… Depuis quinze jours, vous vous êtes fait invisible !

— J’étais venu travailler dans le calme… sans pareil !… d’une maison de province, auprès de ma mère…

Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui était demeurée dans le vestibule, occupée à examiner des plantes vertes, et que son nom prononcé ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa porte.

— Voulez-vous me présenter à madame votre mère, dit France délicatement, car elle lisait une question dans les yeux de Mme Rozenne.

Il s’inclina :

— Maman, Mlle Danestal, la fille du grand poète pour lequel tu me vois travailler ces jours-ci…

Le visage de Mme Rozenne s’éclaira :

— Je sais… je sais… Et je sais aussi que mademoiselle est un vrai poète comme son père… Je n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à lire, signés par elle… Comme au temps de ma jeunesse, j’aime la belle poésie.

Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait de ses paroles toute autre chose qu’un compliment banal. France le sentit, et son joli sourire lui vint aux lèvres.

— Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir bien me dire que mes poèmes de débutante vous ont plu un peu.

— Ah ! mon enfant, vous faites trop d’honneur à ma sympathie !… Vous devez être habituée à recevoir l’hommage de lecteurs dont le jugement a une valeur bien autre que celui d’une vieille femme de province…

Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon, mais si frêle… un sourire de femme qui a beaucoup pleuré. Et France eut l’impression qu’elle devait souffrir encore, comme au premier jour, du malheur qui avait brisé la vie de son fils. Quelle mélancolie il y avait sur son mince visage creusé de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair qui demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable expression !… Ainsi elle devait contempler toute jeune fille qui eût pu être la femme de son fils…

Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles échangées entre sa mère et France Danestal ; son regard errait sur le clair lointain de la rue, et du bout de sa canne il tourmentait une imperceptible motte de terre jaillie entre deux pavés. Mais, comme s’il eût pris une résolution, il se tourna alors vers André et demanda :

— Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur, j’irai présenter mes hommages à Mme d’Humières.

— Elle aura grand plaisir à renouveler les relations si agréablement commencées autrefois à Villers… Vous êtes encore à Amiens pour quelque temps ?

— Je ne sais cela !… Comme au temps de ma jeunesse, je me laisse diriger par le hasard des circonstances… Et du jour au lendemain je puis repartir pour Paris…

— Où tu vas faire de fréquentes apparitions, remarqua doucement Mme Rozenne.

Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir de la belle comédienne dont elle savait le nom lié à celui de Rozenne, dans les propos du « Tout Paris »… Et sans qu’elle en eût conscience, des paroles d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne…

— Au revoir… Faites des merveilles ; et quand vous serez redevenu Parisien, venez nous les montrer…

Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant, s’inclina pour prendre congé de Mme Rozenne, qui la regardait de ses yeux tristes.

— Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant ? Vous n’êtes ici qu’un oiseau de passage, sans doute.

— Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une dizaine de jours, madame.

— Eh bien ! si vous avez une minute à perdre ; si la maison d’une vieille femme ne paraît pas trop triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir à vous recevoir, ainsi que madame votre sœur.

France eut un remerciement et quelques mots de politesse, sans vouloir engager Marguerite. Mais son beau-frère, lui, acceptait ; se répandait en propos courtois auxquels France, impatiente, sans trop savoir pourquoi, coupa court en reprenant la main de Bob pour partir. Rozenne, lui, n’avait rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un pli dur creusait son front. Sans un mot, il s’inclina devant France, puis serra la main d’André d’Humières.

— Il paraît avoir terriblement changé d’humeur depuis Villers, votre ami Rozenne, remarqua André quand, de nouveau, il marcha auprès de sa belle-sœur qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait rien et répondit par quelques paroles vagues ; puis elle détourna la conversation avec une question à Bob.

Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement de cette rencontre, la lui racontant dans un moment où la jeune femme était distraite par la garde des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa pensée soudain occupée de Rozenne ; d’être hantée par le souvenir de l’expression d’angoisse désespérée qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il l’avait aperçue soudain ; d’éprouver pour lui un intérêt jailli de la pitié que lui inspirait son malheur… Mais ce malheur, après tout, il en était responsable ; et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il s’en consolait…

Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail, s’absorbant vite dans ses Croquis de province, que lui inspirait la révélation d’existences orientées si différemment de la sienne.

Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien ne la distrayait de son œuvre de création et les minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle, dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait d’un coup d’aile enivrant. Puis, les vers esquissés, elle se mit au piano pour se les réciter à demi-voix, rythmés par le murmure des sons…

Le tintement de la sonnette la fit tout à coup tressaillir, l’arrachant au songe où elle venait d’oublier le monde entier…

Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix ; puis, presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et la petite bonne, peu stylée encore, déclara :

— Entrez, monsieur ; madame est sortie, mais Mlle France est là…

France, stupéfaite et mécontente, s’était levée du piano, se demandant quel visiteur provincial il allait lui falloir accueillir…

Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant dans le cadre de la porte Claude Rozenne… En le voyant, elle comprit qu’elle avait été certaine qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle savait…

Elle eut un battement de cœur qu’un effort de volonté domina ; et maîtresse d’elle-même, en souriant, elle lui tendit la main :

— C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous recevoir de son mieux, en attendant le retour de sa sœur, qui ne tardera pas beaucoup…

Il dit :

— Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret sans le vouloir, en venant ainsi vous troubler… Peut-être vous travailliez…

— J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est finie… J’ai bien droit maintenant à une récréation.

— C’en est une piètre que la venue d’un visiteur tel que moi !

Elle l’interrompit du geste :

— Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues de vérité, pour vous comme pour moi !… Vous savez bien que les amis sont toujours les bienvenus…

Une étrange expression — douloureuse et résolue, presque rude — passa sur le visage de Rozenne. Il interrogea :

— Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est vrai ?… Eh bien, alors, il me faut vous faire une confession pour ne pas pécher davantage contre la sincérité…

Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux d’un geste d’attention. Il continua durement :

— J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en venant ici je savais fort bien, grâce au hasard d’une rencontre, que je ne trouverais pas Mme d’Humières et que vous étiez seule.

Elle comprenait trop bien pourquoi il avait souhaité la voir sans présence étrangère entre eux.

Cependant, ses lèvres articulèrent :

— Et vous désiriez me trouver seule ?

— Oui ; et cela, je le désire depuis que, ce matin, je vous ai soudainement vue apparaître. Ah ! la destinée est une terrible force… Pourquoi vous a-t-elle amenée dans cette ville ! Il y en a tant d’autres où votre beau-frère eût pu être envoyé !…

Il allait vers le but de sa visite, insouciant de garder à ses paroles le caractère mensonger d’une conversation mondaine.

Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait silencieuse, hésitant sur ce qu’il fallait lui dire :

— On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas ?

Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait à battre à coups pressés…

— On vous a dit une histoire que, usant de toute ma volonté, j’étais parvenu à taire, pour qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu. A l’expression de vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude que vous aviez appris… Avant même que la réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû se trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous renseigner, si vous aviez adressé la moindre question à mon sujet.

Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle sentait d’émotion poignante dans la rudesse de son accent :

— Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous taisiez ne me regardait pas. C’est un hasard qui a fait prononcer votre nom et amené une explication que je n’avais pas à demander.

Il eut un haussement d’épaules.

— Qu’importe après tout !… Je suis toujours à la merci d’un hasard qui renseignera le premier venu sur ma misérable aventure et m’en rappellera, bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver que mon histoire ressemblait terriblement à un roman d’outre-Manche. Mais je vous jure que cela n’a pas été un roman drôle à vivre…

Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement :

— Je le crois… Et quand je l’ai appris, je vous ai plaint de toute mon âme… Et je vous plains toujours autant !…

Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette expression d’ironie et de colère qu’elle y avait surprise déjà, sans parvenir à se l’expliquer. Puis, âprement, il jeta :

— Oui, vous pouvez être compatissante pour moi, et ce ne sera que justice ! Car, dans une mesure que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous êtes responsable de mon malheur !

— Moi !

— Oui… vous ! Aussi, combien de fois je vous ai maudite !

— Pourquoi ?… fit-elle ardemment.

Il la regardait en face.

— Parce que je savais clairement que si, à Villers, surtout le jour de notre dernière promenade, à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé, c’est à vous que ma vie aurait appartenu… Et aujourd’hui, je ne me trouverais pas jeté dans un enfer dont je n’ai aucune espérance de sortir !

Elle le regarda avec une sorte de stupeur.

Elle était devenue blanche et sa main tourmentait, d’un geste inconscient, la même bague d’opale — couleur de mer — qu’elle portait en ce jour lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate… Ce qu’il lui disait, était-ce donc la vérité ?… Se pouvait-il que, vraiment, elle eût sa part de responsabilité — et une part bien grande — dans le malheur dont lui seul portait le poids !… C’était impossible !

Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse de cette idée, et lentement elle dit :

— Si je vous avais écouté, votre destinée eût été autre, mais peut-être elle n’eût pas été meilleure… Je n’étais pour vous… qu’un caprice…

Presque violent, il lui jeta :

— Qu’en savez-vous ?… Moi, je sais bien que de ce caprice, comme vous dites, vous auriez pu faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre bonheur… Si vous l’aviez permis alors, je vous aurais tant aimée !…

— Aimée pour toujours ?… Je ne le crois pas… Et puis, à quoi bon rappeler ces choses du passé, ce qui aurait pu être ?… Ce ne sont qu’inutiles paroles…

Elle disait cela sans le regarder, de la même voix un peu lente, avec des yeux qui contemplaient, sans le voir, le doux ciel d’avril dont l’azur se rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout bas que s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien vite oubliée ; et dans la profonde pitié qu’elle éprouvait pour lui, il y avait un détachement sceptique.

— Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles et vaines ! J’espère que je ne vous en ferai plus entendre de semblables… Mais retenez bien ceci, qui est la simple vérité… Au beau temps de ma jeunesse, ce temps que je n’aurai pas assez de larmes pour pleurer, vous avez été pour moi la seule que j’aie désiré faire ma femme… Si vous m’aviez écouté, à Houlgate, je suis sûr… vous entendez, sûr, que sous votre influence toute-puissante je serais devenu l’homme que vous souhaitiez… C’est pour vous oublier, par un besoin stupide de me détacher de vous qui m’aviez dédaigné, de vous rendre indifférence pour indifférence, que je me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie étrangère où j’ai trouvé… ce que vous savez…

Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme une soif s’emparait d’elle de savoir comment cette femme l’avait conquis. Il disait l’avoir aimée profondément, elle ; mais combien vite cette inconnue l’avait remplacée dans son cœur et sa vie…

Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait, car il reprit, d’un ton un peu étrange, envoûté par le souvenir :

— J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner dans la première aventure qui me tenterait. Ah ! cette femme était la séduction même, quand elle le voulait… Une séduction capiteuse, bizarre, malsaine, oui… — c’était celle d’une malade ! — mais qui aurait fait défaillir toute volonté chez de bien plus sages que moi… qui enivrait comme le font ces parfums très forts et pénétrants, dont on subit la griserie, affolé, avec une soif de les respirer encore et encore, dût-on en mourir !

Un pli s’était creusé entre les sourcils de France.

Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un sceau eût été soudain rompu sur ses lèvres, il continuait, du même accent assourdi et violent, oublieux peut-être même qu’une pensée recueillait la sienne :

— Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner, c’est de m’avoir caché à quelle race de misérables malades elle appartenait. Sa mère était morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était pas le premier accident de ce genre qu’on eût pu trouver dans sa noble famille qui, pour cette raison, sans doute, daignait s’ouvrir à un humble roturier de mon espèce.

— Elle savait la vérité et elle ne vous en a rien dit ?…

— Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine, la belle comtesse dans le salon de qui je l’ai rencontrée… Car elle était de très bonne naissance et de fortune… incontestable ! Si j’avais eu la prétention de faire un mariage d’argent, je pourrais m’estimer satisfait et j’aurais vraiment mauvaise grâce à me plaindre… Seulement, je n’avais pas tant d’ambition… J’étais absurdement conquis, comme on pouvait l’être par une telle créature !… J’imagine que la Circé antique eût pu être ainsi… Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine de ce qu’il adviendrait si le mal héréditaire se déclarait… Elles étaient lasses, l’une de chaperonner, l’autre d’être chaperonnée !… Elles ont rencontré un individu assez stupide pour se laisser affoler par une femme que n’effrayait pas une audacieuse partie à gagner…; assez naïf pour croire… tout ce qu’on voudrait bien lui faire croire… Et les choses se sont passées, comme elles l’avaient souhaité… Ah ! cette Maud, elle possédait une adresse de démon, comme disent les bonnes gens.

De toute son âme, France écoutait :

— Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner, vous arrêter…

— Personne ne s’est trouvé… Mais après tout, ai-je même cherché à être renseigné ?… Elle m’avait ensorcelé… Et l’on prétend que le scepticisme nous ronge, nous autres enfants du vingtième siècle !… J’ai été candide comme un amoureux de dix-huit ans… J’ai accepté tout ce qui m’a été dit… Je n’ai consulté personne ; et les objections, les craintes, les questions de ma pauvre vieille maman qu’un semblable mariage épouvantait, ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure d’hésitation ou de doute… Je vous ai maudite !… C’est bien injuste à moi… Seul, je suis responsable de ma destinée, que j’ai faite… C’est par ma faute que je suis lié à une créature insensée, que je suis le père d’une misérable petite larve humaine à qui, charitablement, je ne peux que désirer une fin prochaine !

Elle eut une exclamation sourde :

— Pourquoi dites-vous cela ?… Vous ne devez pas… C’est cruel !…

Il passa la main sur son visage contracté.

— Cruel ?… Ce qui serait cruel, ce serait de lui souhaiter de vivre ! Avec le sang que sa mère lui a donné, que voulez-vous qu’il devienne ?… S’il dépendait de moi, — et je vous jure que ce n’est pas là une parole vaine, — je terminerais aujourd’hui même sa chétive existence, certain de lui épargner les pires douleurs…

Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée… Et elle l’avait connu si joyeux et ardent pour goûter la saveur de la vie !… Quelles heures il avait dû traverser depuis ce temps-là !… Elle aurait voulu trouver des mots qui lui eussent fait un peu de bien. Mais qu’étaient-ce que des paroles devant une épreuve comme celle qui s’était abattue sur lui ! Instinctivement, elle serra ses deux mains, écrasée par son impuissance, tandis qu’elle reprenait :

— Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se fortifiera… Il est votre fils aussi… pas seulement l’enfant de… de celle qui vous a fait souffrir…

— Je ne peux pas voir en lui mon fils ! Ah ! ce n’est pas de l’amour qu’il m’inspire, c’est du dégoût… C’est une espèce d’horreur… Si ma pauvre mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand elle a appris… la vérité, je l’aurais laissé bien loin de moi, dans sa vraie famille, celle de sa mère… Peut-être alors aurais-je pu oublier plus facilement… Ah ! oublier !! ! Je ferais l’impossible pour y arriver !… Il n’y a pas de folie devant laquelle j’hésiterais, si je croyais à ce prix ne plus me souvenir…

Comme elle le sentait d’une terrible sincérité ! et qu’elle trouvait triste, affreusement triste de lui entendre dire ces choses alors que l’idée, impérieusement entrée en elle, lui demeurait — telle une épine dans la chair — que peut-être elle avait été, sans le vouloir, la cause première de son malheur.

Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura :

— Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que tout, c’est le travail…

— Le travail ?… Pour moi, il est maintenant la nécessité… Ne vous ai-je pas dit que je m’étais à peu près ruiné en jouant ?… Vous voyez que je suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder un peu de pitié ; me pardonner cette colère contre vous qui m’a saisi quand, à ce bal où je vous retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement montré votre joie de posséder la vie que vous aviez souhaitée !

Très douce, elle dit presque bas :

— Je ne savais pas… je ne pouvais savoir… Je regrette de vous avoir fait souffrir et je vous plains de tout mon cœur…; aussi, avec le regret que vous me donnez de mon involontaire responsabilité…

Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait les yeux pleins de larmes. Un cri lui échappa :

— France, je vous en supplie, ne pleurez pas à cause de moi !

Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné son nom, jeté ainsi passionnément ; et le choc fut si fort que, une seconde, ses paupières s’abaissèrent avec un battement des cils, comme si elle avait peur qu’il ne lût en elle. Il y eut un silence entre eux…

D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit… Un frêle sourire effleura sa bouche. Alors elle dit, essuyant d’un doigt vif les larmes qui avaient glissé sur sa joue :

— Chut ! il ne faut pas m’appeler « France », mais me promettre que vous ne serez plus dur pour moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie profonde comme celle que je vous offre…

Il l’écoutait avec un regard où il y avait le regret aigu et douloureux de ce qu’elle aurait pu être pour lui, le désir irréalisable d’oublier par elle la souffrance connue ; où il y avait aussi une reconnaissance pour la pitié donnée par son cœur de femme. Quand elle se tut, il se courba et, prenant sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa. Avec la même amertume désespérée, il la regardait :

— Vous êtes bonne, très bonne ; vous faites généreusement l’aumône aux misérables… Vous oubliez que vous êtes heureuse — et par votre propre soin — pour compatir à l’épreuve des autres… Pourquoi vous ai-je parlé de moi ?… Parce que les hommes de mon espèce sont très égoïstes ; et comme les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin d’être plaints… Savez-vous que vous êtes la première à qui j’aie parlé de tout ce passé ?… Avec ma mère, jamais nous ne l’effleurons… A quoi bon lui rappeler le supplice que j’ai connu !… Elle n’y songe déjà que trop, la pauvre femme… Mais j’ai senti votre sympathie et je suis devenu lâche… J’ai succombé à la tentation de crier, au moins une fois, mon mal… C’est fini, je ne vous importunerai plus…

Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il parlait :

— Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée… Je voudrais tant pouvoir vous faire un peu de bien !…

— Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai, depuis si longtemps, le désir mauvais de troubler votre quiétude en vous révélant la part que je vous donne dans… l’événement qui a brisé toute ma vie… Car je vous connaissais trop bien pour ne pas savoir que cela ne vous laisserait pas indifférente…

Ah ! oui, il la connaissait bien !… Mieux encore qu’elle ne se connaissait elle-même… Car jamais elle n’eût soupçonné que le malheur de Claude Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion, ce désir éperdu de panser la plaie vive qu’elle devinait en lui, d’être pour lui douce et bonne infiniment, parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il avait souffert.

Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie ; et son regard errait autour d’elle avec une surprise inconsciente de sentir, demeurée la même, la paisible atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression de sortir d’une tempête… Debout devant la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait silencieux, les traits tendus, songeant à toutes ces choses du passé dont il venait de remuer les cendres…

Dans le jardin, une voix s’éleva ; par la croisée ouverte, la brise faisait frissonner les rideaux. Rozenne tressaillit. Alors il eut un geste instinctif comme pour effacer de la main l’altération de son visage ; et il dit, revenant vers la jeune fille :

— J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps que je vous retiens. J’ai été bien indiscret ! Voulez-vous m’excuser… et ne pas vous étonner si je n’attends pas le retour de madame votre sœur… Je n’aurais pas le courage, en ce moment, de causer de choses indifférentes. Je préfère ne pas voir aujourd’hui Mme d’Humières.

— Oui, je comprends… Allez, avant que Marguerite ne revienne. Au revoir… mon ami.

Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit tout ce que, spontanément, de toute son âme, elle lui donnait ; tout ce que, bien mieux que les lèvres, disait le regard…

Un instant, il la contempla, comme jadis il l’avait contemplée dans le bois d’Houlgate quand il savait l’avoir perdue, — avec le regret douloureux, comme une blessure, du bonheur insaisissable. Oh ! être guéri par son amour !… Pourquoi ne pouvait-il souhaiter cela ?… Ce que les autres femmes étaient incapables de lui donner, comme elle eût été, elle, puissante pour le lui apporter !…

Après elle, il répéta :

— Au revoir… et merci !

Puis, sans se retourner, il sortit.

Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas qui s’éloignaient sur les dalles du vestibule ; ses yeux étaient tombés sur les feuillets qui l’absorbaient quand Claude Rozenne était entré. Mais elle n’éprouvait nul désir de reprendre son travail qui, tout à coup, lui apparaissait misérablement vain… Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata en sanglots…

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