← Retour

Le mal d'aimer

16px
100%

III

C’était l’heure de la haute mer.

Par le chemin de la digue, blanche de soleil, par les jolies rues claires aux lointains ombreux, les promeneurs affluaient vers la plage. Avec un entrain souriant, ils venaient sans hésitation s’écraser sur l’étroite terrasse de planches attenant à l’établissement des bains, d’où ils pouvaient suivre de tout près les évolutions des baigneurs, en particulier des baigneuses, tout en papotant, potinant, flirtant à souhait, sous l’ombre protectrice des tentes que brûlait le soleil d’août.

Et le spectacle était joli de toutes ces élégances féminines, baignées par l’air lumineux dans le cadre clair des sables et de l’eau bleue dont l’horizon s’estompait sous la brume des journées très chaudes.

Pourtant, France, qui sortait de la petite salle où elle se réfugiait en dehors de l’hôtel pour faire de la musique, se détourna alertement de la brillante cohue ; et, les yeux ravis par la houle éblouissante du large, elle se mit à gravir la montée de la falaise.

Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte, toujours solitaire le matin, où elle trouvait délicieux d’aller travailler en paix, devant l’infini des eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur d’enfant, elle se hâtait pour y arriver, insouciante du soleil qui flamboyait sur le chemin sans ombre. A peine même elle en avait conscience, tant elle était encore toute dans le monde merveilleux où la musique lui faisait vivre des minutes incomparables.

Les harmonies continuaient de chanter dans son âme, dans sa pensée toute vibrante, dans ses nerfs demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que la musique allumait en son être avivait encore l’éclair bleu de son regard, rosant la mate transparence de la peau.

France allait vite, un peu grisée par la jouissance de marcher dans la lumière, enveloppée par le grand souffle du large dont la fraîcheur baignait son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait pas, sa main dégantée serrant son livre et le buvard qui enfermait « ses paperasses », comme elle disait.

Sur le haut de la falaise, au moment de gagner l’ombre de l’allée, elle s’arrêta, regardant les yeux mi-clos, car l’intense clarté l’éblouissait, l’horizon large, où se fondaient, en un délicat lointain, les eaux et le ciel ; puis plus près, à ses pieds, l’étendue blonde des sables que longeait l’étroit chemin de la digue… Et soudain, un petit sourire retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre, parmi le flot des promeneurs, elle apercevait, en silhouette menue, Colette qui marchait correctement entre sa mère et Asseline, tous trois avançant d’une allure flâneuse de créatures privilégiées qui n’ont qu’à se laisser vivre.

Elle pensa, moqueuse :

« Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait famille. Madame Asseline, l’heure de votre défaite approche, croyez-en mon expérience ! Ah ! vous n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi jolie, aussi résolue et volontaire que ma sœur Colette… »

Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner, dominé par l’ombrelle rouge de Colette, qui semblait une large fleur dressée vers le ciel clair… Et alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur qui marchait près d’Asseline, très grand, d’une sveltesse robuste, dont elle connaissait bien l’allure, maintenant, Claude Rozenne.

Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur sa bouche. Elle savait très bien que si celui-là avait soupçonné quels yeux le regardaient, il aurait aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen d’aller rencontrer, par hasard, la petite personne à qui appartenaient les yeux dont le bleu de lapis le charmait…

Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition ne l’avertissait ; il continuait à causer, sans doute, avec cette ironie subtile, joyeuse et nonchalante qui lui était familière… Et, peut-être, — sans vanité, même avec toute sorte de raisons, elle pouvait le penser, — il cherchait à apprendre quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade de « l’insaisissable Mlle France », comme il la qualifiait avec un peu de dépit.

Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique déjà sur la valeur des admirations masculines. Alors elle secoua sa jolie tête volontaire, pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa marche vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable coulée de verdure qui s’arrêtait court sur l’horizon de la mer.

Sous le dôme léger des branches, la chaleur s’apaisait vraiment un peu. Joyeusement, France respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant des ombres et des clartés ; et plus loin, le miroitement radieux des eaux, entrevu à travers la dentelle des herbes frêles qui hérissaient la falaise.

Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau, écarta les cheveux fous dont le vent nimbait son front, et les mains croisées sur son buvard entr’ouvert, elle demeura immobile, assise dans l’herbe, les prunelles rêveuses, songeant à mille choses imprécises qui flottaient dans sa vivante pensée.

Mais la brise souleva soudain les pages du cahier fermé devant elle. Alors, elle baissa la tête vers les feuilles ainsi agitées et, au passage, ses yeux virent la date écrite la veille même sur ce cahier où elle aimait à causer avec elle-même, « 19 août ».

Le 19 août ! Déjà tant de jours, trois semaines qu’elle vivait sur cette plage souriante ; des jours qui tous, ou presque tous, avaient laissé leur empreinte légère, délicate ou profonde dans son cœur, dans sa pensée. Cette empreinte, elle n’avait qu’à feuilleter les pages griffonnées presque quotidiennement pour la retrouver… Tout à coup, une curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions, si multiples et si complexes qu’elle n’eût vraiment su dire de quelle trame lumineuse, sombre ou grise, elles étaient faites.

Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage, sur l’un d’eux, un nom l’arrêta, « Marguerite »… Elle lut, quelques lignes plus haut, « 6 août ! »… La date de l’arrivée de sa sœur. Qu’avait-elle écrit ce jour-là ? Quelles avaient donc été ses impressions de la première heure qu’elle ne se rappelait plus très nettes, maintenant que d’autres, nées du rapprochement de leurs deux vies, les effaçaient peu à peu ?…

« 6 août.

« Marguerite arrive !… Marguerite est arrivée !… Et en moi, c’est un chaos où se heurtent la joie, la surprise, l’anxiété, et aussi une tristesse que je voudrais tant qualifier d’absurde !…

« Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé ? Non, je ne peux plus retrouver en elle la Marguerite d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au fond de ses yeux, j’ai aperçu le je ne sais quoi qui imprégnait ses lettres de mélancolie. Il y a quelque chose de résigné, je dirais volontiers de désillusionné, dans leur expression de douceur pensive… Ah ! si je pouvais croire que son état présent de fatigue en est la cause !…

« Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts de joie, chaque fois que cette délicieuse pensée se précisait dans mon esprit, « c’est aujourd’hui, aujourd’hui ! que Marguerite arrive !… » O ma chère grande sœur, par personne ta présence n’a jamais pu être désirée davantage qu’elle l’a été ce matin par ta « petite enfant » d’autrefois !… J’en avais la fièvre !…

« Pour occuper mon impatience, je suis retournée encore dans la toute petite maison — si modeste, hélas ! — que je suis enfin arrivée à lui découvrir, presque dans la campagne, avec le bout de jardin, — plutôt de jardinet, — qu’elle souhaitait tant pour elle et surtout pour son petit Robert, dit Bob. Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus hospitalier, j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon mieux pour rendre moins criante cette affreuse banalité des maisons de passage.

« Enfin l’heure, l’heure bienheureuse ! est venue, de partir pour la gare. Mais, tout à coup, à voir si proche, maintenant, la minute que j’avais tant désirée, il me prenait une peur folle de retrouver Marguerite autre, trop différente de la Marguerite qui a été la lumière, la joie, la passion aussi de ma jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne l’avais vue, après la naissance de Bob !… Elle vivait dans son village des Alpes, au bout de la France, et le voyage était très cher pour aller la voir… Dans la famille Danestal, l’élément féminin ne se permet que les voyages… utiles !

« Maman et Colette, qui détestent la marche, sont parties pour la gare en voiture. Moi, je m’en suis allée toute seule, librement comme j’aime, mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu d’un gris très doux, un peu mélancolique… Ce n’était pas le ciel de fête que j’avais rêvé… Dieu ! que de souvenirs de mon court passé me revenaient au cœur…

« Vraiment, ce que je possède de meilleur en moi, je le dois à Marguerite… Ah ! si, malgré les apparences, je ne suis pas tout à fait, du moins pas trop profondément, une jeune fille modern style, avec tout ce que l’expression peut enfermer de moins que flatteur dans les jugements maternels, — et masculins aussi, — c’est bien à elle que je le dois ! C’est elle qui m’a sauvée de… ce que j’aurais pu être… Aujourd’hui encore, comme au temps où j’étais fillette, je ne pourrais supporter, même à travers la distance, le blâme de ses yeux.

« En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient toujours un peu pensifs, ces chers yeux, — couleur des fleurs de lin, — sans doute, parce que ma grande sœur avait vu et compris trop de choses, rien qu’en regardant tout près, autour d’elle… Que de fois elle a apaisé des orages où semblait devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les vents, et ainsi empêché peut-être entre père et maman une de ces séparations sur lesquelles on ne revient plus… Maman le sait bien tout ce qu’elle aussi doit à Marguerite… Seulement, mon Dieu ! son existence continue à être tellement occupée de soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de songer à ces choses du passé…

« J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore, quand, enfin ! le train est apparu, en retard à son ordinaire. Mon cœur battait stupidement… Les wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes. Sans bouger, figée dans mon émotion, je crois, je cherchais des yeux Marguerite… C’est André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours joli homme, mince, blond, n’ayant rien perdu de son allure de clubman très chic, appartenant à une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans ses bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la terre, d’où maman l’a enlevé incontinent. Puis il a tendu la main à Marguerite pour l’aider à descendre. Je me suis glissée dans le flot des voyageurs… Mon regard l’a enveloppée, et avec quelle tendresse… Ah ! c’était bien toujours son visage fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux, très aimants, — un peu graves, — son sourire charmant… Cependant comme j’ai eu, forte, l’impression de retrouver une Marguerite autre que celle dont la présence, jadis, était ma gaîté !

« Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente, surtout parce que sa future maternité la déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune fille.

« Nous nous sommes embrassées… Mal, devant tous ces étrangers. Pourtant, ces baisers-là, c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient…

« André, très aimable, avec une courtoisie joyeuse, s’empressait autour de nous, et, évidemment ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait de compliments discrets et délicats, tant et si bien qu’il en oubliait tout à fait de s’occuper de ses bagages. Maman, cessant d’être en contemplation devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite était seule à chercher ses malles ; et alors, heureusement, elle a dit les mots qui me brûlaient les lèvres et que je n’osais articuler :

«  — André, aidez donc votre femme à rassembler vos bagages… Elle se fatigue à le faire. C’est très mauvais pour elle !

« Il y avait un peu d’impertinence dans la voix de maman. Mais André n’en a pas paru troublé du tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué :

«  — Ma mère, je suis tout à fait de votre avis… Mais détrompez-vous si vous croyez que Marguerite me céderait sa place en la circonstance !… J’imagine que je lui inspire à peu près autant de confiance que Bob lui-même… Marguerite, comme toutes les femmes, — excusez-moi, — ne trouve bien que ce qu’elle fait elle-même !

« Tout en parlant, par hasard, il avait tourné la tête de mon côté. Je ne sais ce qu’il pouvait y avoir au fond de mes yeux ; mais, nos regards s’étant croisés, l’expression de son visage a changé ; son front s’est rayé d’un pli… Et, aussitôt, il nous a quittées pour aller vers Marguerite qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait de nous, un sourire sur sa pauvre figure amaigrie où paraissaient presque trop grands ses yeux que la fatigue cernait…

« Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir que quand, enfin, elle a été dans sa toute petite maison, assise devant son minuscule jardin où, tout de même, il faisait très bon, très frais ; où flottait une exquise senteur de réséda et d’héliotrope.

« Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils, avait emmené Bob pour que Marguerite pût se reposer un peu. Colette et André causaient, sans beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait accomplir tout de suite la formalité d’un rigoureux inventaire… Moi, sous prétexte d’aider Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée près d’elle ; un désir fou me bouleversait le cœur de sentir, enfin ! toute vivante encore, notre immense tendresse de jadis.

« Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins inconfortable de la maison. Je lui ai glissé un tabouret sous les pieds. Elle m’a dit « merci ! » avec un sourire heureux et lassé ; et sa voix avait tellement l’accent inoublié que, comme un bébé, je me suis glissé à genoux contre elle, et les mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son épaule, j’ai murmuré :

«  — Oh ! Marguerite ! que c’est bon de te retrouver ma Marguerite d’autrefois !

« Ses doigts caressaient mes cheveux.

«  — Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite ? C’est vrai qu’elle a vieilli ; qu’elle n’est plus, oh ! plus du tout, une élégante Danestal, ni de visage, ni de taille, ni de toilette !… Mais je t’assure qu’elle aime comme autrefois sa petite fille France !

« Comme autrefois… Eh bien ! non, ce n’était plus, ce ne pouvait plus être comme autrefois, quand j’étais sa première tendresse. Maintenant, il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son mari ! Moi seule de nous deux, je n’avais pas changé, et je l’aimais toujours de même !

« Dieu ! comme de cela j’ai eu le sentiment triste, oh ! triste ! une seconde, avec le regret passionné de ce qui avait été et ne pourrait plus être… Une seconde, seulement ! Je sentais tellement encore Marguerite prête à être pour moi l’amie par excellence, que l’impression douloureuse s’est enfuie, et, assise à ses pieds, je me suis mise à réveiller avec elle tous les souvenirs qui nous étaient précieux ; puis, nous avons effleuré le présent, avec des mots rapides qui se croisaient, des interrogations dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec d’autres questions. Vraiment, cette petite chambre inconnue cessait de nous être étrangère par la grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers.

« Mais tout à coup André est entré et a demandé :

«  — Marguerite, êtes-vous un peu reposée ? Il vaudrait mieux que vous fissiez vous-même l’inventaire avec notre propriétaire qui prétend compter du linge… Et puis, je voudrais descendre avec Colette jusqu’à la plage et prendre les journaux du soir.

«  — Très bien, allez… En rentrant, vous voudrez bien demander à maman de me renvoyer Bob.

« Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel qu’il ne s’inquiétât pas de la fatigue qu’elle éprouverait à inventorier avec la propriétaire. Et lui, avec une simplicité parfaite, trouvait non moins naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un écolier délivré de sa tâche, il se préparait à sortir. Il a gentiment embrassé Marguerite sur les cheveux, tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait en devoir d’accomplir sa fastidieuse tâche dans toutes les pièces de la maison.

« Et il est parti pour se promener. De la fenêtre devant laquelle j’étais debout, j’ai entendu leurs voix très gaies, à Colette et à lui. Vraiment, ils étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes d’être frère et sœur ; arrêtés devant la petite grille, ils causaient ; puis André a ouvert la porte devant Colette et s’est effacé. De toute évidence, sa vanité masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une aussi charmante personne.

« Et pendant que je les regardais s’éloigner, tels des êtres libres de tout souci ; que j’entendais l’accent lassé de Marguerite qui comptait des serviettes, des draps, des torchons, que sais-je encore ?… je me rappelai le temps des fiançailles de Marguerite… Alors André était, auprès d’elle, si attentif, qu’il faisait de moi une petite fille follement jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait trop pour lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors, avait été mon bien…

« Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité de mon souvenir, la vision de certains regards, de certaines attitudes, de mots ou de sourires d’André, dans lesquels il y avait tant d’amour pour Marguerite qu’alors, tout bas, j’avais compris que, pour être aimée ainsi, on acceptait joyeusement l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation d’avec les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois ans et demi de cela. Avec la naïveté de mes quinze ans, m’étais-je trompée ?… Ou bien ai-je tort de croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas longtemps ?… oh ! non, pas longtemps ! J’en ai eu tant d’exemples déjà !

« Mais s’il ne nous est donné que pour nous être enlevé, et ce doit être la pire douleur, celle des élus à qui l’on ravirait leur ciel… alors, mon Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites créatures qui ont peur de souffrir, faites-moi la grâce de n’aimer jamais ! »

« 7 août.

« Ce matin, première rencontre solennelle avec la colonie Asseline.

« Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse comme un hérisson, et plutôt chaleureux de M. Asseline, que la beauté de Colette paraît vivement impressionner.

« L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise sur elle des yeux admiratifs dont elle reçoit l’hommage avec une grâce parfaite, la même qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille dame revêche, qu’elle s’est juré de dompter. C’est un dressage qui lui fera honneur, car il n’est pas commode… Je n’oserais dire qu’il sera glorieux, étant donnés sa cause et son but.

« Maman, hélas ! s’est fait aussi, sans doute, un serment de conquête, car elle ne semble pas s’apercevoir de la maussaderie de Mme Asseline et cause, très aimable, très souriante, remplissant avec son habituelle aisance son rôle de femme d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme Asseline ni ses amis n’ont lu.

« Ah ! les belles-lettres ne doivent guère les passionner… Il suffit de les entendre causer un moment pour être édifié sur la qualité de leurs goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture artistique.

« Mais, en revanche, ce sont des gens riches, très riches, bourgeoisement riches, — à vous donner envie d’être pauvre ! — de grands marchands, des fabricants de toute sorte de produits qui leur rapportent évidemment beaucoup plus d’espèces sonnantes que les impeccables sonnets de papa.

« Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison de la fortune dont ils les savent ou les croient possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je suis éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation de ces femmes « pratiques », de ces grands industriels ou financiers, ces mêmes phrases : « Est-il très riche ?… A-t-elle une grosse dot ?… Le chiffre de cette maison est superbe, tant et tant, etc… » Ça ne se compte pas !

« Pendant les dix premières minutes, je me suis presque amusée à écouter, parce que je me trouvais dans un milieu qui m’était tout nouveau, et cela m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité de toutes ces dames si bien habillées par des couturiers de choix, — et de prix ! — parce que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien être les goûts et idées de ces adorateurs du veau d’or.

« Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux… Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que je me sentais en train de m’acheminer vers un de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de trépigner, de crier, comme un enfant mal élevé, pour échapper à la torpeur où vous jettent ceux qui vous entourent… J’ai pourtant trop souvent entendu la conversation des gens du monde pour être difficile sur la qualité de ce qu’il faut écouter.

« Mais là, vraiment, c’était autre chose encore !… Non plus de gentilles pauvretés, coquettement troussées, mais des platitudes vulgaires, des plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages sans drôlerie, ni esprit, ni rien, rien qui leur prête une certaine saveur.

« Comment maman et Colette, accoutumées à une tout autre atmosphère, n’avaient-elles pas, ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir ! Elles continuaient à se mettre en frais déplorables pour Mme Asseline qui s’amadouait un peu, — bien malgré elle ! — impressionnée favorablement sans doute par leur grand air de femmes du monde, par l’énumération discrète de quelques-unes de nos belles et innombrables relations, par le récit adroitement placé des ovations reçues en Allemagne par père ; et peut-être plus encore, par l’attention que maman et Colette accordaient à toutes ses paroles.

« Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de ci de là, en calembours lourdement épicés, ponctués d’un gros rire de bonne humeur qui lui valait un regard courroucé de sa femme, troublée dans les oracles qu’elle rend sur toutes choses, — petites et grandes, — sur les salades, les ministres, les domestiques, les chevaux, les appartements, le clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière et l’autorité que lui donnent ses millions…

« Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner ! Voilà le monde où elle prétend entrer… Et où elle entrera !… Car ce qu’elle veut, elle le veut bien…

« Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai, à tout hasard, murmuré que le soleil me gênait ; et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant. Personne, d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir la sauvage petite personne qui se montrait silencieuse autant que l’excellent Paul, absorbé dans la béatitude de contempler Colette.

« Ah ! quelle jouissance ç’a été de me retrouver à peu près seule, d’entendre de presque loin l’écho de toutes ces voix bruyantes, de ces rires trop éclatants, de pouvoir oublier l’insipide bavardage dont j’étais saturée…

« Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait un bain rafraîchissant. De petits reflets nacrés erraient sur l’eau couleur d’opale qui se retirait vers la pleine mer, avec des ondulations caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans les nappes transparentes laissées par la marée descendante. Et de cette eau si fraîche, du ciel bleu adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle luisait au soleil, montait une ardente symphonie, un chant d’été que tout moi écoutait et recueillait ravi.

« Je regardais deux petits qui jouaient sur le sable, et je pensais à notre Bob ; je regrettais de ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses jambes menues dans cette poussière chaude que ses pieds nus foulent avec délices, sur lequel roule, si volontiers, son joli corps de bébé !

« Une voix derrière moi a demandé :

«  — Est-il permis, mademoiselle, de troubler votre contemplation ?

« C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons le même hôtel, qu’il est lié avec Paul Asseline, un camarade de collège à lui, un semblant de relations s’est établi entre nous et lui.

« Maman le trouve « un garçon chic », Colette un homme très aimable, et le traite comme un ami du précieux Asseline ; moi, je bataille agréablement avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales, m’invitent à une contradiction moqueuse qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec une bonne grâce spirituelle, très amusante.

« Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline me rendait à son égard d’une mansuétude incomparable… Aussi avons-nous causé comme de vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes de juger, à huis clos, leurs semblables.

« Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers le groupe Asseline :

«  — Vous avez fui la terrible dame ?

«  — Oui, et son entourage aussi !

« L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu ma lèvre pour le retenir. Il me regardait avec malice. Je me suis mise à rire. Et nous avons repris notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de silences durant lesquels nous étions ressaisis par le songe intérieur…

« La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait maintenant un gigantesque ruban de moire azurée qui barrait l’horizon et s’immobilisait sous le regard brûlant du soleil de midi. La plage se dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux s’échangeaient. Je ne bougeais pas, ni Rozenne. Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la tête.

«  — France !

« Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner. Il souriait de son air satisfait de l’existence, habillé irréprochablement de laine blanche. Je lui ai demandé :

«  — Comment va Marguerite ?… Elle était sortie quand je suis allée chez elle ce matin.

«  — Marguerite ?… Mais elle est en excellente santé, toujours absorbée par ses travaux de ménagère ou ses soucis de mère de famille…

«  — C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant la peine pour elle seule et leur laissant le plaisir…

« Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre de Colette qui venait me chercher.

« 8 août.

« Sans vanité aucune, pour constater tout simplement un petit fait, je reconnais ici que Claude Rozenne semble vraiment me faire l’honneur de me trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je voulais m’y prêter, il engagerait volontiers avec moi un flirt gentil et sans conséquence que nous n’aurions l’un et l’autre qu’à oublier, la saison finie, pour peu que nous jugions préférable une telle conclusion.

« Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant tout à fait édifiée sur les charmes de cette sorte de distraction. Et je devine qu’en son for intérieur, il est un brin surpris de mon insensibilité devant une recherche aussi flatteuse que discrète, son amour-propre masculin étant habitué à de plus favorables traitements. J’ai, à tout instant, l’occasion de le constater ici même…

« Parce que c’est un jeune homme à marier, de haute allure, maman l’honore d’une estime particulière, et le lui témoigne volontiers. Colette s’applique à se faire de lui un allié pour la conquête qu’elle s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement pénétré, je suis sûre, le mobile de la diplomatique amabilité de ma jolie sœur ; car il m’a tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des manœuvres féminines, qu’il observe avec un plaisir assaisonné d’ironie et de curiosité…

« Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais ; pourquoi nous traitons de puissance à puissance ; pourquoi encore, l’estimant un adversaire de valeur, je le laisse discrètement rôder autour de mon humble personnalité dont les imprévus tiennent son attention en éveil et me donnent, sans doute, une certaine saveur qui lui paraît digne d’être dégustée par lui…

« Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles tant de galantes intentions ; et cela m’amuse prodigieusement à certaines heures. En d’autres, il m’intéresse fort : c’est un garçon très intelligent, d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste. Il crayonne avec un don naturel qui ferait de lui bien mieux qu’un amateur de talent, s’il daignait en avoir la volonté… Seulement, il ne daigne pas du tout !

« Pour son plus grand dommage, — c’est moi qui parle, — il est pourvu de rentes honnêtes dues à sa situation de fils unique d’une excellente dame veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui simplifier l’existence.

« Il trouve, naturellement, la chose charmante et se complaît dans cette existence capitonnée, se laissant vivre avec une insouciance joyeuse, une nonchalance délicate de dilettante, et le désir très avoué de goûter à toutes les friandises intellectuelles et autres que la vie, la vie parisienne en particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter, d’ailleurs, spirituellement, avec une pensée très fine, une âme légère et changeante qui ressemble à un brillant miroir où, sans cesse, se reflètent toute sorte d’images, divertissantes pour sa curiosité…

« En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait pas le flirt banal, mais agréable au contraire, d’autant qu’il apporte dans ses rapports avec les femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante dont le charme peut être puissant…

« Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt, à un point qu’il ne peut comprendre, lui qui ne sait quelle sceptique et clairvoyante personne le monde s’est chargé de faire de la dernière des « petites Danestal »…

« Oh ! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu coquet, parce que j’ai eu trop souvent l’occasion de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient des flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des curiosités, de la tendresse, des espérances plein le cœur et l’esprit… et d’où elles s’échappent presque toujours misérablement déçues, conscientes, trop tard ! d’avoir seulement servi à distraire une fantaisie masculine. Ah ! je le connais, l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé, j’ai entendu, j’ai compris… et tant que je conserverai un atome de sage volonté, je ne flirterai pas. Non, non, oh ! non !…

« Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude Rozenne ne dépense pas ses soins pour moi avec une inutile espérance, je lui ai, en toute franchise, fait ma profession de foi… Trois ou quatre petites phrases bien nettes, et la chose était servie. Sans doute, il ne s’attendait pas à pareille déclaration, car il m’a regardée une seconde, comme pour essayer de démêler si je plaisantais… Puis il s’est écrié avec sa gaîté drôle :

«  — Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas dans le monde, qu’est-ce que vous pouvez bien y faire pour vous distraire ?

«  — J’y regarde flirter les autres.

«  — C’est beaucoup moins amusant…

«  — Croyez-vous ?… C’est amusant… autrement… voilà tout !… Et puis c’est très instructif, et je suis encore à l’âge où l’on doit s’instruire, vous savez…

«  — Je sais… je sais… Seulement, il me paraît que l’un des fruits les plus remarquables que vous devez à votre instruction mondaine, c’est, à l’égard des hommes, une sévérité de jugement que vous me permettrez de regretter…

«  — Pour moi ou pour les hommes, vos frères ?

«  — Si j’osais, je dirais… pour tous les deux… Mais je n’ose pas et je parle seulement pour ceux qui souhaitent vous conquérir…

« Conquérir !… Toujours ce mot qu’ils ont aux lèvres quand ils songent à nous, qui ne leur paraissons pas autre chose, mon Dieu ! qu’une proie à saisir…

« Une petite révolte avait fait bondir tous mes instincts de créature jalousement indépendante. Et j’ai répliqué vite :

«  — Ce serait un souhait bien inutile ! Je ne veux pas me laisser conquérir !

«  — Parce que ?…

«  — Parce que l’état de puissance conquise me paraît peu enviable.

«  — Quel que soit le conquérant ?

«  — Il y en a si peu qui soient dignes de leur conquête !

« Il lui est échappé une espèce d’exclamation impatiente ou dépitée.

«  — Encore ! Mais quels sujets d’observation avez-vous donc rencontrés pour avoir tant de scepticisme à votre âge ?

« Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant que j’ai grandi, vécu dans un foyer désemparé, sans union, ni dévouement, ni amour !… Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et avec quelle angoisse ! ce que peut faire même un homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur de femme lui appartenant tout entier…

« Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu aussi ; mais dans la nuit, — car c’était en marchant sur la digue que nous causions ainsi, après le dîner, — je devinais au fond de ses yeux cette attention que mes réflexions y amènent parfois.

« Sûrement, il avait très envie de savoir quelles idées enfermait ma cervelle féminine sur le sujet abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune question, moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que si je n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais pas…

« Et nous avons avancé un moment, sans plus rien dire. La mer chantait sourdement sur le sable ; et au-dessus de nos têtes, il y avait un ruissellement d’étoiles, sur le velours sombre du ciel.

« Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement et de silence qui s’empare impérieusement de moi à certaines heures, de ces heures où je me sens capable d’écrire des choses qui me feront encore battre le cœur, quand je serai une vieille femme, parce que j’y verrai ressusciter l’âme même de ma jeunesse…

« Mais Rozenne ne pouvait pas savoir… Et soudain, avec tant de bonne grâce que je lui ai pardonné de me ramener à lui, il m’a demandé drôlement :

«  — Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions pas causer un peu… comme deux vieilles personnes très sages ?

« Et ainsi qu’il disait, comme « deux vieilles personnes très sages », nous nous sommes mis à parler musique et poésie…

« 9 août.

« Sous le ciel changeant, — lumineux ou gris, selon les caprices du vent, — continuent à se jouer, dans notre petit monde de Villers, toute sorte de menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs, et bien pareilles à celles qui se jouent tous les hivers à Paris.

« Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du conte, d’être appelée l’adroite princesse, poursuit avec un art merveilleux qui m’humilie pour elle la rude conquête des millions de Mme Asseline. La vieille dame, très clairvoyante, les défend de son mieux, prodigue de paroles discrètement malveillantes ou grincheuses, exaspérée que Colette ne les paraisse pas entendre…

« C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera vaincue et elle en a conscience… Le bon Paul n’a plus d’autre volonté que celle de la dame de ses pensées. Et M. Asseline père est presque aussi absolument subjugué, Colette l’ayant attaqué par son grand point vulnérable : à savoir, un goût effréné pour la pêche et la navigation.

« Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible aux ondulations de la mer, a accepté des promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage. Elle s’est intéressée, avec une attention flatteuse, aux exploits, comme pêcheur, de ce richissime fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par la belle Colette Danestal.

« Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit et oublie, un instant, combien est mauvais pour notre bourse étroite le séjour du premier hôtel de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne la tête et la comble de joie en lui faisant faire ses trente-six menues volontés.

« Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je travaille à souhait, je vagabonde solitairement à pied ou à bicyclette dans de jolis chemins verts, ce qui m’attire la toute particulière réprobation de Mme Asseline. Colette s’en était agitée, craignant l’effet de cette réprobation pour ses ambitions matrimoniales. Mais, cette fois, je me suis regimbée et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme le fait Colette elle-même, quitte à être considérée par la correcte mère du bon Paul comme un fâcheux petit produit d’une éducation parisienne. J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait que je suis couramment traitée de « sauvage » par nos mondaines relations sur la côte, qui ne peuvent comprendre mon horreur des casinos, des parties de toute sorte organisées quotidiennement par des gens insatiables de distractions.

« Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie joie, c’est de demeurer auprès de Marguerite, ma pauvre chère Marguerite, trop souvent seule, que je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine, ne l’est guère…, du moins, comme elle espérait l’être au temps de ses fiançailles.

« Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui devrait être en adoration devant le trésor de femme qu’il possède.

« En adoration ? Ah ! Dieu, non, il ne l’est pas, il se laisse aimer. Il accepte avec une simplicité révoltante que, même dans l’état où elle est, en toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à son bien-être, à sa parfaite tranquillité, elle se dérange, se fatigue pour lui. Et, à peine s’il l’en remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant, il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout, il est d’une légèreté inouïe qui le rend parfois, sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme monstrueux.

« Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa vie d’homme n’aurait pas plus d’ardeur pour jouir de toutes les distractions qui s’offrent à lui. Peut-être parce qu’il vient de passer trois années dans un pays perdu, il est atteint maintenant d’une sorte de fièvre de vie mondaine. Et comme il a des allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant, son succès est complet. Il est maintenant de toutes les parties, quand il ne file pas à Trouville où les petits chevaux l’attirent fort, hélas !

« Et pendant ce temps, Marguerite souffrante sort à peine de son jardinet, où elle surveille Bob, où elle travaille pour lui quand, malgré les prescriptions du médecin, elle ne s’épuise pas, à « faire le ménage », comme dit André dédaigneusement. Je bondis d’indignation quand il parle ainsi !… Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas tout à fait le modeste petit home dont l’humilité lui paraît mal supportable. Elle le sait bien, la pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner un semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe tant de minutes énervantes à chercher les moyens d’équilibrer leur mince budget, toujours culbuté par son insouciance, à lui.

« L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était si absorbée dans ses comptes, qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle murmurait :

«  — Comment peut-il être si léger et jouer pareillement ! S’il continue, jamais nous n’arriverons à finir notre séjour sans dettes !

« Quelle anxiété il y avait dans son accent !… Cinq minutes plus tôt, je venais d’apercevoir André qui, toujours très chic, parcourait les journaux, installé sur la terrasse du Casino, ayant tout à fait un air de gentleman possesseur de rentes sérieuses.

« Cela, tandis que sa pauvre petite femme, habillée d’un méchant peignoir d’indienne, ne valant pas cinq francs ! s’énervait à compter, pour lui donner la possibilité de jouer quelques semaines un brillant personnage. Oh ! cet égoïsme masculin !… Jamais encore je n’en avais eu, peut-être, la conscience plus nette. Dans la famille d’Humières, c’est bien comme dans la famille Danestal ! Ce sont les femmes qui portent le poids si lourd des soucis d’argent que font naître les hommes !… Maman, elle, en gémit hautement. Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans nos causeries qui redeviennent bien intimes, grâce à Dieu ! jamais il ne lui échappe même un mot de blâme indirect pour son mari, ni une réflexion amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude où il la laisse sans scrupule, parce qu’elle paraît trouver tout simple que lui jouisse de distractions dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il en profite si, par aventure, pour la forme, il s’avise de quelques cérémonies et lui offre de rester avec elle. Oh ! ces propositions faites avec le secret désir qu’elles soient repoussées !… Comme je comprends que Marguerite les accueille sans joie et ne les accepte pas !…

« Avec son joli sourire doux qui enferme tant de mélancolie, elle lui répond, indulgente, comme si elle parlait à Bob :

«  — Allez, André… Cela me fait plaisir que vous vous amusiez !

« Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt à lui offrir.

« Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle, tellement autre, je craindrais moins que, tout bas, elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu des joies trop fragiles et sans prix…

« 10 août.

« Maman, docile aux injonctions de Colette, a demandé à Mme Asseline quand elle recevait, et cette désagréable personne, prise sans doute au dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent les « gros » propriétaires bourgeois de Villers et les baigneurs parisiens de ses amis.

« Il est évident que l’adversaire de Colette, douée d’une jolie dose de vanité, s’est avisée, nous voyant pourvues de brillantes relations sur toute la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même ; s’est avisée que, même dénuées de millions, nous pouvions cependant n’être pas tout à fait à dédaigner, d’autant que nous portons un nom qu’on lui a dit être illustre.

« Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle marche vers une catastrophe où elle perdra son cher Paul ; n’était la certitude si cruelle pour ses instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la souriante et ferme volonté de ma sœur, elle serait même très flattée de compter dans son cercle habituel l’épouse et la fille d’un homme célèbre.

« Je dis « la fille », car, en toute humilité, il me faut reconnaître que ma chétive personne continue à attirer toute la rigueur de ses jugements sur les jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance, que nous sommes donc vertement traitées par cette horrible bourgeoise qui me tient, en particulier, pour une gamine mal élevée, pas du tout Sacré-Cœur, férue d’idées subversives et saugrenues sur la vie, les gens, les choses ; une petite fille romanesque, ne rêvant qu’artistes, poètes, romances à la lune… Cela dit sous forme de considérations générales dont l’intention est évidente, grâce aux regards qu’elle dirige avec soin de mon côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne pas entraver la marche de Colette vers le succès, laisse passer philosophiquement ces boutades furibondes, sans paraître se douter qu’elles sont offertes à la dernière des « petites Danestal ». Il lui suffit de constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline est beaucoup moins « porc-épic ». Mon adroite sœur la dompte insensiblement. C’est un merveilleux et pitoyable dressage par la patience. Rien ne rebute Colette, ni paroles, ni allusions désagréables. Sans se troubler, toujours gracieuse, elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même, qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner, au pli léger creusé une seconde entre ses sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à Mme Asseline de justes représailles.

« Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à ce point !… oh ! non ! Elle eût été une remarquable ambassadrice. Avec quel art elle joue de la célébrité de père, dont elle s’enveloppe comme d’un joli rayonnement de gloire !… Tantôt, pendant l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a remplie d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître y prendre garde, elle a placé le récit des ovations faites au poète Robert Danestal par un cercle de lettrés de Munich, juste après avoir mentionné incidemment notre rencontre, ce matin, avec la princesse Blancovana.

« Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire hurler d’horreur un artiste ; auprès de cette femme aux allures de mercière enrichie, elle avait l’air d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus ; et elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat, que je ne m’étonnais pas que le gros Asseline père s’appliquât de toutes ses forces — elles sont considérables — à diriger un peu vers lui l’attention de cette princesse des contes de fées.

« Vraiment, comment, douée si bien pour la conquête, ne place-t-elle pas ses ambitions plus haut que Paul Asseline !… Il est riche… considérablement ! Il est doux, généreux, docile, très bien habillé, et si peu transcendant !… Et elle est bien trop intelligente pour ne pas savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste, à ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera tout ce qui lui plaira, qui l’adorera et l’admirera comme une idole précieuse, qui la comblera de cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses belles épaules se trouveront déchargées à jamais du faix des embarras d’argent. Elle sera très élégante, très enviée et très satisfaite, son idéal rempli. Heureuse Colette ! Il y a des minutes — pas nombreuses — où je l’envie de n’être pas, comme moi, une misérable petite chose toujours vibrante, désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien sûr, la vie ne les lui accordera pas, si elle ne veut plus se contenter de ceux que lui donnent divinement la poésie et la musique.

« La « petite chose » en question s’est, en son for intérieur, très mal comportée pendant la visite qui lui était imposée. Elle trépignait, en son cœur, d’impatience devant les déclarations omnipotentes de Mme Asseline, et résistait à peine à la tentation, combien violente ! de dire justement les choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature. Je vois d’ici la mine de père quand il sera introduit dans un pareil milieu, quand il lui faudra subir, par exemple, les conversations de M. Asseline père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt, tandis qu’il nous faisait visiter son parc ; résolument, Paul avait accaparé sa bien-aimée, et dans le salon, maman restait la proie de Mme Asseline…

« Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire pardonner à la villa d’être une somptueuse bâtisse où un architecte inqualifiable a pris soin de réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de Mme Asseline, eux, sont de véritables artistes en leur empire. Ils ont créé des massifs qui sont un enchantement pour les yeux et dessiné des allées qui ont des lointains de songe, sous une voûte d’ombre transparente, pailletée d’éclairs de soleil ; des pelouses d’herbe veloutée, distillant une fraîcheur d’eau limpide !… Oh ! l’admirable parc où, dans l’air chaud, errait la petite âme odorante des fleurs…

« Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline, il était tellement exquis à contempler, qu’il m’a soudain donné des trésors d’indulgence pour accepter la société de son prosaïque propriétaire, ravi de mes admirations. Tandis que Colette avançait devant moi, escortée de son chevalier ; que nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans les allées embaumantes où c’eût été une douceur divine de marcher seule, avec du rêve plein le cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il m’entretenait, et avec quelle abondance ! des plaisirs de la navigation et de la pêche, pour lesquelles il manifeste une passion excessive. Où donc ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un pareil amour des choses de la mer ?…

« Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il possède la distinction d’un épicier, c’est un fort brave homme, très intelligent en sa sphère, et qui aurait la richesse supportable s’il consentait à ne pas juger de si haut les gens qui ne sont pas, comme lui, de grands manieurs d’argent. Ceux-là seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe dans un mépris de potentat, égal au dédain que papa éprouve, lui, pour les hommes d’affaires, égal à celui dont Mme Asseline accable les jeunes personnes sans dot.

« Ce soir, comme maman discourait sur les potinages racontés par Mme Asseline, j’ai murmuré à Colette :

«  — Cela t’amuse, des visites comme celle de tantôt ?

« Elle m’a répliqué avec une résolution froide qui nous a jetées très loin l’une de l’autre :

«  — En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser !… Cela viendra plus tard !

« Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en suis allée batailler sur la terrasse avec Rozenne, en regardant la lune, qui était une admirable faucille d’argent…

« Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin ambitieux, j’ai été pour lui pleine de grâce au cours de nos escarmouches habituelles, et il en a paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui exposer, à l’aide de considérations philosophiques, le pourquoi de mon humeur conciliante.

« 12 août.

« Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes dans leur brièveté, qui m’ont redonné un regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme lui. Non avec lui, je le gênerais !… Avant tout, il aime sa liberté et ce doit être de lui que je tiens mon besoin d’indépendance.

« Aller là-bas, à Bayreuth ! Quel rêve réalisé c’eût été. Un instant, j’ai espéré qu’il n’était pas impossible. Une matinée entière, je m’étais plongée, tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir si, réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais à rassembler une somme assez convenable pour que maman voulût bien la compléter avec l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors j’aurais supplié papa de se charger de moi, lui promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre présence si peu désirée.

« Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes comptes mont prouvé, avec une impitoyable évidence, que mon souhait était digne de ceux qui font la joie des tout petits, dans les contes de fées… Je n’ai rien dit à papa qui, d’ailleurs, sans doute, m’aurait, avec un sourire distrait, répondu en me caressant les cheveux :

«  — Un peu de patience, enfant… Tu iras à Bayreuth en voyage de noces ! Ce sera bien mieux… Demande à ta mère ce qu’elle penserait d’une telle fugue aujourd’hui.

« Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu… «  — Que j’étais une bien égoïste créature de souhaiter pour moi seule une telle dépense, alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à Villers ; que… que… » Ah ! toujours les mêmes propos qui me prouvent qu’avec mes dehors de fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables ouvrières qui, du moins, possèdent un argent gagné par elles.

« Oh ! de l’argent ! de l’argent ! Comme je voudrais, moi aussi, en gagner !… Même avec ma musique, même avec mes vers !… Autrefois, quand j’étais encore une petite fille fermement confiante en ses illusions, une telle idée m’aurait fait bondir d’indignation, comme un sacrilège !… Maintenant, je suis sage, et je serais bien heureuse si les deux vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu, un tout petit peu, d’indépendance personnelle ! En mes rêvasseries, la musique et la poésie m’apparaissent comme des magiciennes puissantes qui peuvent me donner tout, pour me récompenser de me donner à elles ! Dans quel monde divin elles me font vivre !

« Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille à mon poème nouveau, des jouissances telles, si enivrantes, que jamais je n’en pourrai, même sous une autre forme, goûter de comparables, de meilleures, de plus fortes, de plus prenantes, qui me fassent pareillement oublier le monde entier… Non, je ne les paye pas trop cher par mes heures, terribles pourtant ! de découragement, où mon inspiration me semble morte…, où il me vient la terreur de ne plus pouvoir composer, écrire jamais, de m’être illusionnée sur mes œuvres…

« Ah ! la délicieuse communion en laquelle nous vivons, l’Art et moi ; moi, toute petite, tout humble, craintive et ravie devant lui, si grand !… Mais aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée, à lui toute !… Avec quel amour je me consacre à l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment, qui est née autant de mon cœur que de mon cerveau, que je vois se développer lentement, peu à peu, sortir des limbes de ma pensée, revêtir insensiblement la forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra bien ! telle que je la sens.

« Oh ! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon Dieu ! une ivresse à faire plaindre comme des déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais… J’ai vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un infini de bonheur, alors que, sur la falaise, devant la mer, recueillie dans la solitude de ma petite allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait, adorant la beauté des choses…

« 16 août.

« Maman a fait ses comptes, et le résultat de toutes ses additions est, comme à l’ordinaire, plutôt regrettable ! A Villers, de même qu’à Paris, nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour l’équilibre instable de notre budget… L’hôtel de premier ordre, — nous autres Danestal ne fréquentons que ceux-là, dans les pays où nous pouvons être rencontrées, — les promenades à Trouville, les soirées au Casino, les excursions en voiture, tout enfin a contribué à jeter, une fois de plus, le désarroi dans les finances de maman.

« C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les voyant venir et les redoutant, — sa sagesse les juge bien inutiles, — s’en était allée sur la plage poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette difficile victoire n’est pas remportée à la fin du mois, il nous faudra cependant quitter Villers, sous peine de nous endetter piteusement, et regagner Paris, où nous devrons sans doute demeurer. En effet, la sévère Économie — avec un E majuscule — nous interdira d’accepter les nombreuses invitations qui nous sont adressées dans les châteaux de très fortunés amis, lesquels possèdent des kyrielles de valets ; ce qui est ruineux pour les invités de modeste bourse.

« Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle se fût volontiers, je suis sûre, arraché les cheveux devant le pitoyable de notre situation.

« Pauvre maman ! quand je l’ai ainsi entendue gémir, j’en arrive presque à pardonner à Colette sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère où depuis tant d’années nous devons parader élégamment, déguisées en filles riches. Est-ce que la vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes, amour et billevesée ?

« Pourquoi suis-je plus exigeante ? Pourquoi aurais-je horreur d’acheter si cher le luxe dont — mon Dieu, c’est vrai… — je suis désireuse, autant qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il peut donner ?… Pourquoi aussi suis-je incapable d’accepter comme ma vaillante Marguerite une existence besogneuse dont il faut dorer les apparences ?… Pourquoi n’aurai-je jamais la résignation de maman qui, satisfaite dans sa vie mondaine, s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse d’un homme illustre, ne se révolte pas de n’être en sa maison qu’une façon de femme de charge bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances, reçoit ses invités et fait bonne figure dans son salon ?… Pourquoi enfin, dans la jeune Parisienne bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature qui se rebelle désespérément devant de pareilles destinées ?… Pourquoi cette même créature réclame-t-elle le droit de donner son cœur seulement à celui qui méritera qu’elle ait foi en lui… s’il paraît jamais ce désintéressé, qui voudra faire sienne une fille sans dot ?

« En ce moment, Claude Rozenne — après les autres — me fait une cour discrète, mais empressée, telle que si je n’avais mon expérience, je pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le voir apparaître dans le salon de maman, pour lui demander mon cœur et ma main, sinon ma fortune absente.

« Pourtant, il est certain que dans la sympathie très évidente, très vive, dont il veut bien m’honorer, il n’entre pas le moindre sentiment matrimonial. Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable à la généralité des filles de mon âge. Il est agacé de voir que ses attentions très marquées ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur et d’esprit et, en son petit amour-propre masculin, il s’est peut-être juré de ne pas me laisser quitter Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son souvenir… Peu lui importerait de jeter ainsi en moi un espoir d’avenir qu’il ne songe pas du tout à réaliser, car il déteste les charges, entraves, devoirs, en parfait dilettante, soucieux de ne connaître que les distractions de choix.

« Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera la douceur d’aimer, de vivre deux en une seule âme. Qu’importe ? Je n’ai besoin ni de lui ni d’un autre même. Je me sens si forte pour suivre toute seule mon chemin, sans le semblant d’une protection masculine.

« Ah ! oui, le semblant, presque toujours, quoi qu’en disent les doctes matrones qui veulent en faire accroire aux petites filles. Mais quand les petites filles ont beaucoup entendu parler les grandes personnes, qu’elles ont vu leurs actes, elles ne peuvent plus avoir une foi d’enfant. Bon gré mal gré, il leur a fallu — avec quelle déception cruelle ! — apprendre que l’amour, le bel amour généreux, dévoué, plus fort que la mort, ne se rencontre guère que dans les livres et dans leurs rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu d’hommes existent qui méritent le don sans prix d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme féroce et elles les dédaignent pour tous leurs calculs, leurs mensonges, leurs petites et leurs grandes cruautés, dissimulées parfois sous de si beaux dehors… Alors elles en arrivent, tout naturellement, à penser que pour elles le bonheur, c’est de ne leur rien devoir ni demander, de ne compter que sur elles-mêmes.

« Comme à la terre promise, je rêve à l’existence que je voudrais… Vivre pour ce qui est la beauté, pour l’art ; pour donner un son, une langue harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en mon âme que j’ai la grâce de posséder vibrante comme une corde sonore. Vivre pour apprendre… Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent mon esprit jamais rassasié… Vivre avec quelques amis très chers, des livres, de la musique, des fleurs, et contempler des paysages qui sont une poésie vivante ; en savourer la forme, la couleur, la pensée… Vivre en goûtant cette jouissance — une de celles que j’envie le plus ! — de pouvoir donner à tous ceux qui viennent à vous…

« Et penser que ce sont là des rêves irréalisables !… Que cela ne « rapporte » rien du tout d’écrire des vers ni de la musique ! C’est un plaisir des dieux, des dieux qui n’ont rien — les privilégiés ! — à démêler avec mille quotidiennes dépenses, plus ou moins stupides. A moi, pauvre mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein ciel. Quand je m’oublie dans mon beau palais enchanté, bien vite j’en suis rappelée par quelque prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience et de regret, dans la poussière terrestre où ma destinée est de piétiner piteusement.

« 18 août.

« C’était un pressentiment que cette appréhension éveillée en moi par la passion de M. Asseline père pour les plaisirs maritimes.

« Dans quelle aventure nous jette-t-elle !…

« J’en rage et je ris quand j’y pense.

« A midi, comme je redescendais de ma falaise où j’avais délicieusement conversé avec les règles de la prosodie, je rencontre Colette qui rentrait de la plage, escortée des deux Asseline.

« Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me rendre la fuite impossible, et pendant que je réponds aux saluts du père et du fils, elle me dit, souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse :

«  — France, j’ai à te transmettre une aimable proposition de M. Asseline qui nous offre de nous emmener à la pêche au congre.

« Ahurie, je répète :

«  — A la pêche au congre ?…

«  — Oui… On y va, vers trois heures du matin, en barque.

« Malgré moi, je considérais Colette, me demandant si elle parlait sérieusement ou se moquait de ma crédulité.

«  — Et nous irions la nuit, avec…

«  — Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne, le ménage Détreil et des marins.

« Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline. Un couple — très riche, bien entendu — qui est toujours en quête de parties, quelles qu’elles soient.

« Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline est parti en explications abondantes sur la pêche au congre. J’attendais la minute où il perdrait haleine pour me dérober à son invitation… Colette a vu mes lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a lancé un tel regard que la phrase est restée dans ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer les adieux, entrecoupés de ses remerciements. Et nous nous sommes retrouvées seules, marchant d’un pas vif vers l’hôtel.

« J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout d’humeur souriante, toute la joie de ma bonne matinée de travail disparue :

«  — M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que cette ridicule aventure où tu veux m’entraîner ?

« Elle, toujours calme, m’a dit :

«  — Il n’est question d’aucune ridicule aventure, seulement d’une promenade originale à laquelle on te convie.

«  — Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide, cela te tente d’aller barboter la nuit dans la mer, avec tous ces gens, pour voir attraper des congres ?

« Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée dans un mouvement de défi :

«  — Cela me tente de gagner la partie que je joue. Après, sois sans crainte, je rattraperai mes avances !

« Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline.

« Ainsi, la pêche au congre fait partie des moyens de conquête de Colette. Comme son assistance à la distribution des prix de l’école, où, auprès de Mme Asseline, elle a couronné force visages émus… Comme sa présence à la procession du 15 août… Elle, Colette, à la procession ! Et maman aussi !… Tout cela, pourquoi ?… Ah ! misère, misère, pauvre humanité !

« Mais moi qui ne prétends pas aux millions de Paul Asseline, je n’ai nul besoin d’aller à la pêche au congre avec toute cette bande !

« Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi. Elle seule, peut-être, m’en préservera en pénétrant maman de l’idée que nous allons courir un réel danger, sur mer, en barque, la nuit… Il est vrai que si Colette veut…

« Forte de sa décision, elle avançait, souriante et paisible, près de moi, exaspérée de mon impuissance. Et atteignant l’hôtel, nous nous sommes trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi ; son air allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est écrié gaiement, tout de suite, remarquant ma mine :

«  — Quel front chargé d’ennui !… Est-ce que vous avez appris une très mauvaise nouvelle ?

«  — Une détestable et stupide !… Vous pouvez la demander à Colette…

« Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie dans le vestibule, envahi par le flot des convives que la cloche appelait à la table d’hôte…

« 20 août.

« J’avais bien deviné que Marguerite penserait comme moi, au sujet de l’absurde équipée où nous entraînent les ambitions de Colette. Mais son intervention est demeurée nulle parce que maman voit les choses seulement comme Colette prétend les lui faire voir.

« Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous étions en parfaite sûreté ; qu’il était ravi de nous emmener et que nous ne pouvions nous dérober à son invitation sous peine de nous montrer fort impolies, etc., etc.

« Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne me restait plus qu’à m’exécuter, puisque j’étais indispensable pour chaperonner ma sœur.

« Et maintenant, si je veux être sincère, il me faut bien avouer que je ne regrette plus d’avoir dû subir la force des choses, car sûrement je n’aurai pas, une seconde fois, l’occasion de faire une promenade plus ridiculement comique. Aussi j’ai pardonné à Colette de m’avoir jetée dans cette grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle le résultat qu’elle voulait, la conquête glorieusement achevée de M. Asseline, qui est, à cette heure, son allié dévoué.

« Donc à trois heures du matin, toute la troupe des pêcheurs était venue nous chercher. En silence, nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de Rozenne, après que, des profondeurs de son lit, maman nous avait, en guise d’adieu, recommandé de ne nous enrhumer ni noyer.

« J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse à son ordinaire, avait des exclamations ravies, jolie à souhait sous son béret de drap, sa veste collante, sa jupe courte — une jupe de pluie sacrifiée, qu’elle avait passé son après-midi à raccourcir… Dame ! quand on n’a pas de femme de chambre à ses ordres !… Et dans cette tenue, si simple, elle n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la toilette de Mme Détreil, pimpante comme si le tout-Villers devait la voir passer.

« Asseline père, costumé en marin, paraissait, affublé de la sorte, aussi volumineux que jubilant et marchait d’un pas allègre dans son escorte de pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une silhouette drôle de vieux loup de mer et semblait si disposé à s’amuser des imprévus de cette absurde promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé sous une avalanche de paroles désagréables. Mais j’avais l’irritation muette ; et très digne, je cheminais sans mot dire près de lui qui, bien vite, s’était improvisé mon chevalier protecteur, avec une simplicité fraternelle et amicale dont je lui sais encore gré.

« Je devinais bien que mon silence l’intriguait et qu’il était aiguillonné par le désir d’en pénétrer la cause… Cela me détendait les nerfs de le voir ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de cette nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir, ce charme opérait délicieusement sur moi. Les rues endormies semblaient des chemins de rêve où frémissait la brise fraîche de la mer. L’air était tout vibrant du chant des vagues invisibles ; et leur musique berceuse apaisait si bien mon ennui que j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup, Rozenne me demander discrètement :

«  — Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur ? Ceci dit, non par curiosité, mais pour que mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de ces états d’âme.

« J’ai répliqué :

«  — Je suis de très méchante humeur.

«  — Pourquoi ? Cela ne vous amuse pas, cette pittoresque course dans la nuit ?… Une course que vous ne referez sans doute pas souvent.

«  — Oh ! je n’en sais rien ! S’il prend de nouveau fantaisie à M. Asseline d’aller pêcher des congres et de nous emmener, il faudra y retourner !

«  — Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte et forcée ?

«  — Bien entendu ! Et je n’aime pas du tout que l’on m’oblige à faire des choses que je trouve stupides !

« Il m’a lancé gaiement :

«  — Moi non plus ! Mais pensez que les choses stupides sont quelquefois bien amusantes, et pour vous consoler d’être avec nous contre votre gré, préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement, nous allons être gratifiés !

« Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne. Cela m’a semblé tout à coup si drôle que je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette équipée pour plaire à un Asseline. Autrement, la nouveauté de la promenade m’aurait bien vite séduite…

« Ah ! Rozenne avait raison de m’annoncer des spectacles réjouissants !… La représentation a commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense, fuyant vers un invisible horizon de mer. Le programme portait que nous irions en barque jusqu’aux rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse.

« Nous arrivons, impossible d’embarquer. La mer était déjà trop descendue. Les pêcheurs et leur grand chef Asseline père, dont rien ne troublait l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre hésitation, que nous n’avons qu’une chose bien simple à faire, gagner les rochers par les sables. Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous autres, faibles femmes, de piétiner dans ce sol encore détrempé, ils nous porteront sur leurs filets entre-croisés.

« Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en entendant cette décision. Elle se disait très amusée du mode imprévu de locomotion qui lui était offert… Mais… hum ! sûrement sa joie n’était pas égale à celle du bon Paul, qui exultait à l’idée seule d’avoir à soutenir sa bien-aimée. Quant à Mme Détreil, qui est une forte personne, il était évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la pensée de s’aventurer ainsi entre ciel et mer…

« Mais que faire ? Rentrer ?… C’était bien tôt abandonner la partie… Et marcher sur ce sable mouillé la séduisait encore moins…

« Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter dans ces chaises à porteurs nouveau modèle.

« Rozenne, toujours fraternel, je pourrais presque dire paternel ! m’a bien installée, puis s’est mis en devoir de me porter sur mon siège improvisé, avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre caravane dirigée par Asseline père, affairé comme un commandant en un jour de péril.

« Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis du genre plume, cette promenade discrètement aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient, enfonçaient dans des abîmes insoupçonnés et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil a ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse mais glaciale qui a failli amener celle de sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait, d’ailleurs, notre route de cris de terreur au moindre faux pas de ses porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui la sais peu brave, n’était guère plus rassurée… Mais elle ne bronchait pas et se contentait de tenir ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait pas… Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de ces péripéties… Je ne savais pas ce qui nous attendait !…

« Enfin, nous voici aux fameuses roches !

« Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le sol… Quel sol ! revêtu de varechs trempés d’eau de mer, glissants, oh ! combien… Une roche hérissée, fertile en entorses…

« Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance, commençait à regretter de s’être lancée dans une si périlleuse aventure… Comme moi, elle se demandait ce que nous allions bien pouvoir faire pour nous occuper, tandis que M. Asseline père et ses hommes se donneraient la satisfaction d’arracher à la mer tous les congres qu’ils pourraient saisir.

« Rozenne, lui, manquait de conviction comme pêcheur et se contentait de raconter à Mme Détreil des choses terrifiantes, dues à son imagination, sur les féroces instincts des congres ; si bien que, prise de panique, les pieds trempés et les yeux ensommeillés, elle voulait absolument s’en aller, sommant son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui, que l’eau de mer avait gelé, n’aurait pas demandé mieux. Mais le moyen !… Il ne pouvait l’emporter seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée à regagner le rivage en marchant à travers les petits lacs bien froids qui luisaient sur le sable.

« Ah ! quelle partie de plaisir !

« Sous prétexte de mieux faire voir à Colette les péripéties de la pêche, Paul l’avait emmenée avec précaution, à travers les roches, jusqu’au bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée des monotones évolutions des pêcheurs, je me suis résignée à me promener sur le sable humide, sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle chevalier qui était harponné par M. Asseline.

« Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une clarté laiteuse emplissait le ciel, qui avait des tons de nacre rose. La mer remontait avec de petites vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des voiles se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient plus fines, plus transparentes, découvrant des lointains pareils à des images de rêve, dans une incomparable lumière blonde qui s’avivait de lueurs pourpres. Un trait étincelant ourlait de frêles nuages qui erraient, petits flocons de neige dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur la plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont la verdure humide luisait…

« C’était un spectacle qui me prenait tellement que j’en oubliais les ridicules péripéties de la nuit. Dans l’intimité de mon cœur, je sentais s’ouvrir la chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient à y chanter, imprécis et fugitifs, mais si vivants que ce soir même, dans ma chambre, en regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais encore… Et docilement alors, je les ai écrits, tels qu’ils m’étaient venus, devant l’immense frisson de la mer, odorants de son parfum qui s’élevait avec le beau soleil matinal…

« Donc j’étais si absorbée par ma contemplation extasiée que le temps ne me semblait plus long.

« J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup la voix de Rozenne, qui avait couru après moi sur le sable. Il me demandait :

«  — Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable nuit ?

«  — Oh ! non, il fait si beau !

« Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me suis alors aperçue que j’étais très fatiguée ; et j’ai eu prosaïquement une furieuse envie d’aller me coucher, comme un bébé.

«  — Nous rentrons !… Venez-vous ? Comme vous vous êtes sauvée loin ! Je ne vous apercevais plus… Vous m’avez fait peur !

«  — Vous m’avez crue mangée par un congre ?… Combien en avez-vous pêchés ?

«  — Deux !

«  — Quelle richesse !

« Nous nous sommes mis à rire ; et très gais, nous sommes venus, en bavardant, rejoindre le groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil avaient des mines plutôt longues ; et certes autant que moi, elles aspiraient à leur lit !

« Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la villa Asseline pour satisfaire les instincts hospitaliers de son propriétaire, enchanté d’avoir barboté toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu, l’excellent homme ! que nous partagions sa satisfaction.

« Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies… Pourtant c’était encore mieux qu’après certaines nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce « mieux » insuffisant, a terminé la séance en disant que j’avais l’air fatiguée. O sollicitude fraternelle !

« Et toujours escortée de Rozenne et de Paul Asseline, nous avons enfin… oh ! enfin ! regagné nos pénates.

« Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement bleu, inondé de soleil, dont la chaleur, douce encore, effaçait en moi toute lassitude. Cette aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine ! A la contempler, j’oubliais le sable glacial, les congres, les varechs trempés… Mais Colette maintenant était pressée de rentrer. Avec son adorateur fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en frais ; et son sourire avait disparu.

« Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant de quel air ravi je humais l’air tiède :

«  — Les vents ont changé ! Le ciel de Mlle Colette s’est voilé et le vôtre est tout rose. Savez-vous que cette nuit tant redoutée vous a été excellente ? Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais que vous êtes l’incarnation même de ce matin si frais ! Plus que jamais, vos yeux ressemblent à deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel…

« Il avait son accent coutumier de badinage ; mais il me regardait avec quelque chose de si sincèrement charmé au fond des prunelles, que mon stupide petit amour-propre de femme en a tressailli d’aise une seconde. Je me suis vite ressaisie et j’ai répliqué en riant, contente de sentir sur mon visage la brûlure de l’air de mer :

«  — Que je dois donc être jolie ! Je me sauve bien vite pour m’admirer dans ma glace !…

« Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de Colette.

« Maman nous a entendues et a demandé, d’une voix somnolente :

«  — Eh bien ! mes enfants, vous êtes-vous amusées ?

« Colette n’a pas osé dire oui…

« 21 août.

« Réjouissons-nous ! Ce n’est pas inutilement que nous aurons passé la nuit à la recherche de congres rares ! M. Asseline père a été si bien subjugué par notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi ; et, sans doute, de par sa volonté, très énergique à l’occasion, nous avons eu l’honneur d’une invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline.

« Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée et se prépare à avertir papa, indifférent aux machinations diplomatiques, qu’elle va lui présenter le gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil devant l’approche de son triomphe, et elle garde avec Mme Asseline l’incomparable souplesse qui lui a permis de dominer peu à peu l’opposition de la vieille dame.

« Mais quelle revanche prendra Colette, devenue sa belle-fille ! Pauvre Mme Asseline !… Sûrement, alors, Colette ne parlera plus avec elle, pendant des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages, sermons, — elle qui ne va jamais au sermon ! — Elle n’écoutera plus avec un sourire d’intérêt les propos insipides, les papotages malveillants, les commérages du petit cercle de matrones, cher à Mme Asseline, au milieu duquel ma jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et les lèvres frémissantes d’agacement, distribue de respectueux égards, et joue supérieurement son rôle de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse, autant qu’elle est belle… Aussi, toutes les vieilles dames sont-elles sous le charme. Quand, un moment, il m’est arrivé de lui voir jouer ce personnage, je m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie. Je cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique, aimant et dévoué, qu’André meurtrit si légèrement… Je lui demande de demeurer ma chère conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux de Colette, en faisant des pâtés de sable avec Bob, l’être heureux par excellence !…

« 24 août.

« Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le dîner a été ce qu’il pouvait être : d’une écrasante somptuosité ! Douze invités ; les plus jeunes des convives féminines, habillées, de toute évidence, par des couturiers de haute marque, et s’en faisant gloire avec une vanité indiscrète ; les convives masculins, célébrant l’excellence du festin, ne causant qu’affaires et politique, tous fort mécontents du gouvernement qui, paraît-il, néglige tout à fait les intérêts du commerce… Maman, souriante et digne, trônait — ô honneur ! — à la droite du maître de céans, peut-être en sa qualité de doyenne. Colette, habillée de blanc comme une fiancée, et jolie comme une princesse de légende, était, en revanche, placée loin de son adorateur, car sa future belle-mère ne désarme pas encore complètement, si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait sans relâche des qualités de ma sœur, de l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur qu’on doit éprouver à vivre près d’elle… Il était édifiant, mais monotone, à la longue… Et qu’il me faisait regretter Rozenne, sa causerie capricieuse et fine de dilettante, ses drôleries spirituelles, son scepticisme nonchalant qui m’exaspère et m’amuse…

« A mesure que défilait la suite des plats, que s’allongeait la litanie amoureuse de Paul Asseline, je me sentais prise d’une de ces terribles crises d’ennui qui me saisissent quand je me trouve isolée dans un milieu où je suis sans aucune attache. Maman, Colette, me semblaient, elles aussi, des étrangères, tout à coup… Maman, gracieuse, opinait à toutes les déclarations de M. Asseline et Colette était toute à son rôle. L’idée qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement insipide, me devenait aussi douloureuse qu’une souffrance physique et je n’avais même plus la curiosité d’observer autour de moi la comédie humaine. Oh ! cette heure pendant que les hommes étaient au fumoir ! Les histoires de domestiques et de nourrices, les potins de plage, l’échange des recettes, les appréciations sur les couturiers illustres, le tout entremêlé d’oracles rendus par Mme Asseline !…

« Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu, un moment, m’échapper dans le parc, pour me retremper par quelques bonnes minutes de solitude. Mais un vent furieux soufflait ; les averses alternaient avec les rafales et me retenaient, de force, prisonnière dans ce salon sans âme.

« Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec ma voisine, une grosse jeune femme, trop élégante, qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des embellissements qu’elle avait faits dans son château (!), du nombre de ses domestiques, des chasses qui avaient lieu dans son domaine… Je me sentais devenir féroce.

« Les hommes se sont enfin résignés à abandonner les délices du fumoir. Ils étaient plus ou moins congestionnés, bavards et parlaient très haut. Un baccara d’importance s’est alors organisé. Maman en a frémi, pensant à la pitoyable figure qu’allaient faire les maigres finances de la famille Danestal… Puis son visage s’est éclairé parce qu’elle a vu que les seuls joueurs étaient les invités masculins. Paul, lui, rôdait autour de Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge respectable faisaient cercle autour de Mme Asseline, qui a prié l’une d’elles de nous faire de la musique.

« Oh ! j’aime mieux ne pas me souvenir du grand air de la Reine de Saba chanté par elle !… Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux chants, véritable crime de lèse-musique. C’était terrible ! Ah ! comme je comprenais les braves chiens que certains accents font hurler !

« Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais ; que cette soirée ne finirait jamais ; que je ne pourrais plus m’échapper de ce salon trop doré et cesser d’entendre les commérages de Mme Asseline et de ses amies, les exclamations bruyantes des joueurs, les cris de cette infatigable chanteuse.

« Enfin, maman s’est levée ! Elle avait toujours son sourire, mais ses yeux étaient somnolents. Une imperceptible contraction rapprochait les sourcils de Colette… Pour elle aussi, l’épreuve avait été rude !

« Le bon Paul, toujours plein de sollicitude, avait fait atteler un de ses équipages pour nous ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que nous avions peur de dire des paroles trop sincères… Après tout, je crois que maman dormait un peu… Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait… à quoi ?…

« Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite chambre silencieuse qui sentait bon les roses, où m’attendaient mon travail, les livres que j’aime le plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon esprit de tant de pauvretés entendues.

« Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée, pour me laisser mieux envelopper par son calme, par son obscurité délicieuse, je n’ai pas allumé ma lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je me suis assise dans l’ombre, devant ma fenêtre large ouverte, et j’ai tâché d’oublier les Asseline, leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en contemplant la sereine immensité du ciel où luisait un mince croissant de lune. Le vent avait balayé les nuages et la nuit était pure infiniment, vibrante du chant grave de la mer, du frôlement de la brise dans les feuilles. De toute mon âme, je souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait la fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux…

« Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant Colette. Elle avait sans doute quelque chose à me demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit, étonnée :

«  — Comment, tu es déjà couchée ?

«  — Non, je me repose.

«  — Tu étais fatiguée ? Et de quoi ?

« Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement.

«  — De quoi je suis fatiguée ? De l’odieuse soirée que je viens de passer ! Oh ! Colette, comment peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans un pareil milieu !

« Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais d’humiliation et de révolte. Colette m’a sentie si sincère que son empire sur elle-même en a été ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de sa voix, tandis qu’elle me répondait :

«  — Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu, c’est Paul qui viendra dans le mien.

«  — Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée de subir le sien où il te conduira d’autant plus volontiers qu’il y sera dans son véritable élément, tandis que dans le nôtre, dans celui de papa…

«  — Dans celui de papa, il n’y serait pas ?… C’est là ce que tu veux dire ?… Il n’y serait pas parce que ?…

« Son accent était un défi.

«  — Parce que, intellectuellement, il est une nullité. Et tu le sais bien !

« Comment ai-je dit cela ?… Jamais en plein jour, jamais même sous une clarté de lampe, de telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre ; et devant ce large ciel paisible, seuls des mots vrais pouvaient être dits. Un reflet de lune baignait le visage de Colette, qui avait pris quelque chose de dur, dans son expression de volonté.

« Presque violemment, elle, toujours si calme, elle m’a jeté :

«  — Ah ! naturellement, parce qu’il ne vit pas hypnotisé par les livres, les opéras et les tableaux, c’est une nullité !… L’intelligence ! l’art !… Papa et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les lèvres… Eh bien ! pour ta gouverne, retiens-le : il y a autre chose que l’art et l’intelligence dans la vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces moyens, je veux les avoir… Je vais à qui peut me les donner !

«  — Sans craindre de préparer ainsi ton malheur ?

«  — Mon malheur ?… Pourquoi ?…

«  — Parce que tu seras liée toute ta vie… y songes-tu ?… toute ta vie !… à un être que tu n’aimes pas !

«  — Que je n’aime pas ?… Qu’en sais-tu ?

«  — Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un homme que tu puisses aimer.

«  — Pourquoi ? encore. Parce qu’il n’est pas un homme supérieur ? je le reconnais… Ah ! ils rendent heureuse leur femme, les hommes supérieurs !… L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il en est !… Et je ne veux pas du misérable et fugitif bonheur que leur égoïsme leur permet de nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les yeux abîmés dans la contemplation de leur mérite, grisés par l’admiration du public, toujours juchés sur leur piédestal d’où ils ne descendent que quand leur propre satisfaction les y invite. Ah ! non ! je n’ai jamais ambitionné, depuis que j’ai l’âge de comprendre, d’être la femme d’un homme illustre !… Paul Asseline est simplement bon, c’est vrai !… Mais au moins, ce n’est pas lui, c’est moi qu’il aime. Et cela me plaît qu’il en soit ainsi !

« Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette. Ses paroles montaient vers moi comme de grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle disait était vrai si tristement !… Alors, après un court silence, elle a repris, de la même voix martelée, comme si, pour une fois, il lui semblait bon d’ouvrir, un peu, son âme fermée :

«  — C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche ! Il n’y a que cela d’enviable, sagement ! Retiens-le encore, en passant, petite fille rêvassante… Une fois riche, je suis certaine, tu entends, certaine d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur des soucis d’argent, des odieuses et perpétuelles économies, de ces incertitudes d’avenir dont je suis lasse… à être prête à tous les sacrifices pour en être délivrée ! Cette fois, puisque la destinée — ou la Providence ! — amène sur mon chemin un homme qui ne me demande pas seulement un flirt de quelques mois, mais m’offre un mariage inespéré, je serais folle, absolument folle ! de ne pas saisir cette chance unique. Peu m’importe que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils peuvent me donner la sécurité que je veux… Les filles sans dot, comme nous, rappelle-le-toi, ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être sentimentales… Ce ne sont pas leurs beaux danseurs qui les épousent !…

« Il leur faut donc se contenter des autres, des braves garçons sans ambition qui s’estiment très heureux de leur offrir leur fortune, et se dire privilégiées, elles, quand elles les rencontrent… Et puis, jamais plus, n’est-ce pas, France, nous ne reparlerons de ces choses. Une fois pour toutes, je t’ai dit ce que je pensais… C’est vrai, je joue une partie que je veux gagner… Et je la gagnerai !… Bonsoir, enfant.

« Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser. Je n’ai pas fait un mouvement pour le lui rendre… Quand elle a été sortie de ma chambre, que j’ai été seule, je me suis mise à pleurer désespérément…

« Que la vie est donc triste et mauvaise pour les filles pauvres ! »

....... .......... ...

France cessa de lire et elle demeura immobile, les mains jointes sur les feuillets, contemplant avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant des vagues.

Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête des choses qui, une heure plus tôt, lui emplissait l’âme d’une sorte de joie enivrée.

Sa pensée venait de soulever trop de graves questions pour qu’elle n’en demeurât pas troublée.

Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation avec Colette. Ni l’une ni l’autre n’y avaient fait allusion et toutes deux savaient bien que jamais même elles n’en rappelleraient le souvenir. Peut-être Colette n’y pensait déjà plus, absorbée par son rêve. Mais elle, France, n’avait pas oublié une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui demeurait singulièrement amère et douloureuse…

— Tante ! voilà tante France ! jeta une petite voix d’enfant.

Elle redressa la tête… Et alors elle aperçut, débouchant sous la voûte ombreuse de l’allée, Rozenne qui avait Bob dans ses bras. Une bonne suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma son cahier et se leva, un peu effarouchée de voir sa retraite si lestement troublée.

— Comment m’avez-vous découverte ? fit-elle prenant la main du petit garçon qui, séduit par l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre.

— C’est un heureux… hasard ! fit Rozenne tranquillement.

Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux gris.

— … En quittant la plage qui ressemblait au Sahara, j’ai eu la nostalgie des arbres et je suis grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce jeune personnage qui se promenait sous l’œil de sa bonne. Ensemble nous vous avons aperçue et nous sommes venus bien poliment dire bonjour à « tante France ». Est-ce que vous nous en voulez ?

Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait parce qu’il l’avait retrouvée, ne croyant guère que le hasard seul l’eût conduit dans cette allée. Pourtant, elle dit, sincère :

— Je ne vous en veux pas parce que, ce matin, mon esprit flânait… Autrement, je vous en voudrais… Je suis très jalouse de ma solitude parce qu’il me la faut absolument pour bien travailler.

— Travailler ! Toujours !… C’est donc un vœu ?

— Pas du tout, c’est un plaisir… Et une nécessité aussi. Je vous félicite si vous ne la connaissez pas.

— Vous me dites cela comme vous me diriez « tant pis pour vous » !

Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle s’était mise à marcher lentement. Au loin, des sonneries de cloches annonçaient, dans les hôtels, l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait l’air, même sous les branches, que brûlait le soleil. La mer était une nappe étincelante et, sur la plage, il n’y avait pas la découpure d’une ombre.

De l’accablante température, France ne semblait pas même s’apercevoir. Un peu plus rose, peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de paille, elle cheminait, en avant, souple et fine, avec cette allure de jeune nymphe qui ravissait toujours les yeux de Rozenne… Mais, tout à coup, il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue sérieuse et il eut l’intuition que, dans la pensée de France Danestal, il pouvait bien y avoir un blâme à son adresse.

Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il dit, la rejoignant :

— Vous avez très mauvaise opinion de moi, n’est-ce pas ?

— Sur quel chapitre ?

— Celui de mon amour passionné pour la flânerie ; si vous êtes une sévère moraliste, je mérite, en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse consiste à vivre, tant qu’il est possible, à sa fantaisie, sans souci de rien d’autre.

Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière expression, ses prunelles profondes. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea, impatient :

— Pourquoi me considérez-vous ainsi ?

— Je me demande jusqu’à quel point vous êtes sincère ?

— Je le suis en toute simplicité et humilité.

— Ah !…

Elle se tut ; puis, la bouche soulignée d’une petite moue dédaigneuse, elle jeta avec une drôlerie qui atténuait sa sincérité :

— Cette fois, je vous le dis : tant pis pour vous ! Je regrette bien que votre idéal ne soit pas de plus haute envolée !…

Rozenne la trouva délicieuse d’expression ; mais en même temps, son amour-propre tressaillit désagréablement de la sentir si convaincue.

— Alors vous me mettriez en meilleure place dans votre estime si je m’appliquais, toutes les heures de ma vie, à opérer des affaires productives ; ou si, comme un garçon bien pondéré, je passais des journées à griffonner des chiffres dans un bureau, ou je brandissais un sabre devant mes recrues ahuries, ou…

Elle se mit à rire ; et de sa manière gaîment moqueuse, elle interrompit :

— Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher là ?… Et quel honneur excessif vous me faites, en vous appliquant ainsi à vouloir me persuader que vous avez bien raison de vivre à votre seule guise, puisque la bonne destinée vous y autorise !… Je vous assure que ma modeste opinion est sans importance aucune… Vous savez bien que j’ai parfois des idées de ma façon, un peu bizarres, sur les gens et les choses… Mais je les tiens pour ce qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que lorsqu’on m’y invite expressément.

— Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la conscience bien nette, ont eu l’imprudence de vous questionner à leur sujet !

Du bout de sa canne il fouettait les herbes minces qui bordaient le chemin dévalant sur Villers. Et après un imperceptible silence, il jeta en boutade :

— C’est étonnant combien il m’est désagréable de sentir peser sur ma chétive personne la sévérité de vos jugements. Je suis navré que vous ne soyez pas un tantinet paresseuse… Du moins, à Villers !

— Parce que ? interrogea-t-elle, curieuse.

— D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être plus souvent sur la plage, que vous fuyez dès qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à l’heure du bain…

— A cette heure-là, elle est trop chic pour moi !

— Ou vous l’êtes trop pour elle…

— Ce serait une question à débattre !

— Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos frères les hommes, et vos sœurs les femmes y figureront brillamment ?

— Vous parlez comme saint François d’Assise !… Et vous vous trompez ! Si la fantaisie me prend d’aller admirer les belles toilettes des femmes mes sœurs, pour employer votre langage évangélique, vous êtes certain de m’y voir arriver un matin, à l’improviste.

— Dieu ! que vous êtes taquine… autant que méchante !

— Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout bonnement l’honneur de vous informer, en toute sincérité, de mes opinions, et je suis très convaincue qu’il ne vous déplairait pas de faire, le matin, un brin de causette avec moi, sur la plage, tandis que Colette éblouit Paul Asseline… Seulement…

— Seulement, vous ne daignez pas me faire la charité de ce brin de causette.

— Parce que j’estime que vous n’êtes pas des pauvres gens auxquels on fait l’aumône. Voilà… Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres raisons vous me souhaitiez paresseuse ?

Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie ; mais une séduction émanait de son sourire, du regard d’eau bleue jailli entre les cils noirs, très longs… Et un peu brusquement, il lança :

— Ensuite, parce que si vous ne viviez pas, comme vous le faites, en l’habituelle société des individus supérieurs qui sont les auteurs de vos livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être alors quelque chance d’attirer un peu votre attention !

— Mon attention ? N’en ayez donc pas cure ! Elle est fantasque, de façon déplorable… Elle se donne à des sujets, à des occupations, à des objets qui la passionnent et que les gens raisonnables qualifieraient d’absurdes, neuf fois sur dix.

France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues claires où s’épandait la splendeur du soleil de midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les villas enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés d’or roux, la mer d’un bleu profond, à peine ridé de frissons légers, mouillait doucement le sable de la plage déserte.

Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau et de lumière et s’immobilisa à le contempler. Mais vers elle monta la voix de Rozenne qui disait d’un ton mi-sérieux, mi-plaisant :

— Comment, vous, qui sentez si vivement la beauté des choses, ne vous contentez-vous pas, pendant quelques semaines, de contempler les spectacles offerts par la nature à ses fidèles ?… vous laissant vivre, tout simplement, comme une exquise petite fleur humaine…

Elle secoua la tête et sourit.

— Cela ne me suffirait pas… Ce que je sens très profondément, il faut, presque malgré moi, que je le traduise en des vers… Et ensuite, ces vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils ne soient pas trop indignes de ceux de mon père. Vous savez, noblesse oblige !

— Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces vers qui m’apparaissent comme le fruit défendu ?

— Que sait-on ? Je crois bien que je demeurerai jalouse de les conserver pour moi seule, jusqu’au jour où quelque grave raison me décidera à les livrer au public… Et puis, là-dessus, je vous quitte, car je voudrais reconduire Bob, afin d’embrasser Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas ?

Une expression très douce, bien féminine, souriait dans son regard bleu, entr’ouvrait ses lèvres, dont le souple dessin avait une grâce caressante.

Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée qu’elle lui tendait :

— Sans rancune !

Elle se détourna et descendit la pente raide qui conduisait chez sa sœur. Lui, continua son chemin, impatienté contre lui-même pour toute sorte de complexes raisons.

Chargement de la publicité...