Le mal d'aimer
II
Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement achevé, France eut à elle un long moment de liberté avant l’heure de s’habiller ; car Mme Danestal avait regagné sa chambre pour y commencer sa toilette, occupation aussi longue pour elle qu’au temps même de sa jeunesse.
C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience, se prit à faire la sienne seulement quand elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin un heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même s’habilla avec un soin instinctif, parce qu’elle était artiste en toute chose. Elle s’intéressait à sa toilette comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait harmonieuse, pour satisfaire son propre goût ; mais dans l’attention qu’elle y donnait, il y avait une étrange absence de coquetterie.
Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se servir seule, la femme de chambre absorbée par sa mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image que lui renvoyait la glace : celle d’une mince créature qui avait une fraîcheur de fleur blanche, de larges prunelles profondes dans un iris très bleu, sous les cheveux châtains où couraient des moires d’or, qui était modelée comme une pure statuette par l’étoffe soyeuse, couleur d’une rose jaunissante, étroitement drapée sur sa forme svelte.
Dans l’échancrure du corsage elle glissa des roses vivantes qui confondirent le doux coloris de leurs pétales avec la teinte délicate de la robe et le jeune éclat de la peau… Puis, rapidement, elle s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds, chaussés de satin, exposés à la flamme du foyer, elle se mit à lire des feuillets d’épreuves, à les annoter avec une attention qui creusait un pli entre les sourcils, tracés d’un seul jet.
— France, tu es prête ? vint enfin dire à la porte de sa chambre Mme Danestal qui était toute souriante, sortant à son gré des mains de sa femme de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment très majestueuse, ses cheveux, dont la poudre unifiait la blancheur, lui donnant un air de jeune douairière. France le lui dit ; elle parut ravie et arriva au bal d’humeur charmante.
Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis beaucoup de temps pour parfaire l’œuvre de sa toilette. Les salons étaient encombrés par des couples si nombreux de danseurs qu’à peine les plus intrépides pouvaient accomplir la lente évolution du boston.
Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes s’étaient réfugiés. Les curieux s’entassaient dans les embrasures des portes pour contempler le très brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup de femmes étaient jolies, où toutes étaient habillées, pour la joie des yeux, par les soins d’experts couturiers.
D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir une place sur les banquettes de la galerie, devisaient librement et, volontiers, appréciaient les danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la danse ni les femmes, que le seul devoir mondain avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient discrètement, les yeux ouverts à demi, sous les paupières fatiguées, aspirant à l’heure du retour, dans la bonne nuit glacée où ils oublieraient les salons surchauffés et la senteur trop forte des fleurs répandues à profusion pour fêter les vingt ans de la petite Jacqueline de Tavannes.
Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement de sa robe de tulle, dansait avec des yeux rieurs où, par éclairs, passait une gravité tendre, quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine, correctement confondue dans la foule des habits noirs.
Parmi leur phalange, France distingua tout de suite son beau-frère qui, conscient d’être le mari de la reine, s’effaçait discrètement, fier de la beauté de la jeune femme, attendant, docile, son bon plaisir pour regagner leur gîte fastueux.
Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il se précipita, s’empressant afin de leur découvrir des sièges. Mais il n’eut pas la peine d’en chercher un pour France. Tout de suite entourée d’un cercle de danseurs, la jeune fille devait inscrire une série de noms sur son carnet ; puis s’éloigner au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent de se faire agréer avant les autres et la conduisait adroitement à travers le flot des couples dont la musique rythmait l’évolution.
La grâce souple de France faisait d’elle une incomparable danseuse de boston et le cavalier qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec un plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une ondulation berceuse et lente qui enroulait autour d’elle la soie molle de sa robe, les joues un peu plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont l’expression était distraite, errant autour d’elle pour reconnaître, au passage, des visages connus. Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui, admirablement habillée, décolletée comme le méritaient ses belles épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet. Aussitôt, elle détourna la tête et ses yeux effleurèrent un groupe masculin immobilisé dans l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une surprise enleva à son regard l’expression indifférente et une question lui monta aux lèvres :
— Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune homme debout, là-bas, près de la porte du petit salon ?… Il me semble que je le connais…
— Là-bas ?… qui cause avec Luzarches ?… C’est un artiste, je crois, un certain Claude Rozenne qui a, dit-on, beaucoup de talent…
— Claude Rozenne… C’est bien ce qu’il me semblait, fit-elle la voix un peu lente.
Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit pas.
Claude Rozenne ! Brusquement, dans son souvenir, se dressait la vision du bois d’Houlgate, où un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait d’amour, devant la splendeur du couchant sur la mer. Et cela lui paraissait vieux, si vieux, comme le dernier épisode d’un roman lu dans sa toute jeunesse et un peu oublié… Depuis ce jour-là, elle ne l’avait pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu seulement dans la cohue du mariage de Colette. Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union imprévue.
Que s’était-il passé ensuite ? Au bout de près de deux années d’absence, Rozenne avait été revu seul à Paris, pendant quelques semaines ; il n’avait cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était parti pour des voyages sans fin, semblait-il, ne se rappelant au souvenir de personne… Aussi était-il bien oublié quand, au commencement de l’hiver, il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le monde parisien. De sa femme, pas un mot ; tout juste, aux quelques indiscrets qui avaient osé aventurer une allusion à son mariage, il avait répondu que Mme Rozenne vivait en Angleterre ; et son accent eût suffi pour arrêter toute investigation.
Ces détails, France se souvenait de les avoir entendu donner par Paul Asseline, en diverses circonstances ; et, récemment, l’entrefilet d’un journal lui avait appris, par hasard, qu’une exposition allait avoir lieu d’œuvres et croquis rapportés de ses voyages par Claude Rozenne, exposition qui était annoncée comme devant être absolument remarquable…
Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur la ramenait, la valse finie, et il lui semblait un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu. De silhouette, il restait un jeune homme ; mais sur les tempes, les cheveux grisonnaient un peu et la dure empreinte de la vie s’accusait dans les rides précoces du visage fatigué, dans l’expression de lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait la bouche, au repos… Quelle tempête avait donc passé sur cet homme qu’elle avait connu si joyeusement insouciant, pour qu’il eût à ce point changé ?… Un impérieux désir s’élevait en elle de lui parler, d’évoquer avec lui les quelques semaines d’un passé dont le souvenir lui demeurait souriant. La reconnaissait-il ?…
D’un signe, elle appela Paul Asseline.
Toujours complaisant, il approcha aussitôt.
— Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui est là, n’est-ce pas ?
— Oui… Ç’a été pour moi une stupéfaction de le voir ici. Il ne m’avait pas donné signe de vie depuis son retour à Paris.
— Je pense que vous n’êtes pas brouillés ?… Amenez-le-moi… Cela me ferait plaisir de causer avec lui du vieux temps de Villers…
— Très bien… Je vais vous le chercher…
Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait si différent du Rozenne d’autrefois, qu’elle ne songeait plus à la scène du bois d’Houlgate… Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau danseur ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait pour une valse… Mais Paul Asseline reparut. Rozenne le suivait. Un éclair de plaisir passa dans les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne. D’un geste spontané, elle lui tendit la main, avec un joli sourire :
— Alors, vraiment, c’est bien vous ?… Et vous ne venez pas même saluer vos anciens amis ! Il faut que ce soient eux qui vous reconnaissent !
Il s’était incliné très bas ; mais à peine il avait effleuré les doigts qu’elle lui donnait. Un pli barrait son front et il n’y avait pas de sourire sur son visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc de quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs, il se ressaisit et la regardant il dit :
— Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle, de venir si tardivement vous saluer. Mon excuse est que vous aviez autour de vous une telle cour que je n’ai pas osé aller vous importuner.
— Hum ! Quelle cérémonie !… Peut-être, tout simplement, la vérité est-elle que vous ne m’avez pas reconnue !
— Avant même d’avoir vu votre visage, je vous avais devinée en vous apercevant de loin qui dansiez… Vous avez une silhouette qu’on n’oublie pas !
Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage, peut-être involontaire.
— Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru revenu à Villers ! Ah ! que ce temps est loin déjà !…
— Oui, bien loin !… Il y a des moments où il m’apparaît comme un bon rêve dont la vie s’est chargée de me réveiller.
Il s’arrêta court… Sa voix était rude et, de nouveau, une contraction fugitive avait crispé ses traits, une seconde. Elle eut sur lui un regard rapide, un peu saisie de son accent. Les années qui venaient de s’écouler lui avaient donc été bien lourdes ? Pourquoi et comment ?…
Encore une fois elle eut, très forte, l’impression que quelque événement douloureux avait ainsi transformé l’homme qu’elle avait rencontré autrefois, goûtant la vie comme un fruit savoureux.
Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette grâce qui la rendait si attirante :
— Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce moment, la tentation de bavarder un peu avec vous sur ce séjour à Villers… Donnez-moi votre bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque… Mon danseur n’aura pas l’idée d’aller m’y chercher.
Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation qui passait dans ses yeux. Évidemment, la conversation qu’elle souhaitait lui était pénible, à lui… Mais il se domina et la conduisant vers la bibliothèque, il interrogea, avec une politesse un peu machinale, comme s’il voulait échapper à la hantise du souvenir, même par une question banale :
— Alors, vous n’aimez pas à danser ?
— Oh ! vous comprenez bien que c’est un plaisir sur lequel je suis blasée depuis que j’en use… Je suis maintenant presque une vieille fille, pas selon les apparences, peut-être, mais au moral…
— Non, c’est vrai, pas selon les apparences, répéta-t-il après elle, avec un étrange sourire, s’effaçant pour la laisser passer.
La petite pièce où ils entraient était à peu près déserte dans l’instant. Quelques hommes âgés y causaient ; ils s’éloignèrent à la vue du jeune couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler un flirt.
France le devina et, une seconde, ses lèvres eurent une expression malicieuse. Elle et Rozenne pensaient si peu à flirter !… Elle s’assit dans un grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme mince se découpa d’un trait délicat sur les verdures sombres de la tapisserie. Lui resta debout, adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux d’artiste, il remarquait, même en de menus détails, la charmante vision féminine qu’elle évoquait ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive, les épaules, les bras, d’une rare pureté de ligne…
Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné d’elle, sa destinée, à lui, eût été autre, peut-être très heureuse. Et, tout à coup, une sorte de colère contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les bas-fonds creusés par la vie. D’un accent bizarre, il jeta :
— Comme l’on devine mal la vérité !… J’aurais juré que je vous retrouverais mariée !
— Pourquoi ? Je ne montrais pourtant pas dans ma prime jeunesse de très grandes dispositions matrimoniales, si je me rappelle bien.
Il haussa imperceptiblement les épaules.
— Parce que vous êtes de celles que les hommes veulent à tout prix conquérir.
La bouche de France eut une moue gaiement moqueuse.
— A la condition, toutefois, que celles-là soient des héritières… Et ce n’était pas mon cas.
— Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée comme il m’a été donné de le constater tout à l’heure…
Elle inclina sa tête fine.
— Très entourée, comme vous dites… Vraiment, je crois bien qu’il y a, pour le moins, ce soir, dans le grand salon, une dizaine d’hommes, jeunes ou mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout prêts à me faire la cour pour peu que le jeu paraisse m’agréer… Mais laissons là tous ces enfantillages et parlons de choses plus intéressantes, comme aux beaux jours de Villers, quand nous bataillions si bien… Alors, vous devenez un homme célèbre ?… Vous allez, paraît-il, exposer des pastels dont on parle déjà…
— Sans les connaître, oui. Je vais, en effet, exposer le fruit de mes labeurs, comme disent les bonnes gens. Car je travaille maintenant.
— C’est très bien !… Vous êtes devenu tout à fait un homme sérieux !
— Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite, fit-il ironique. C’est la nécessité qui me fait accepter le joug… austère du travail. Ayant eu de fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse idée m’est venue de jouer ; et j’ai perdu si remarquablement que ma modeste fortune en a subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il est peut-être fort heureux que je me sois vu dans l’obligation de « peiner ». Quand la jeunesse est finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie est supportable à la seule condition de la surcharger d’occupations qui en comblent le vide effroyable !…
Comme ces paroles sonnaient étranges dans une atmosphère de fête… Mais avant que France y eût répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un regret peut-être de son aveu pessimiste :
— En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être, je vous rencontrerais, car je dois être présenté à monsieur votre père, dont il m’est offert d’illustrer les poèmes.
— Ah !… c’était vous l’artiste dont mon père m’a encore parlé tantôt ?… Comme c’est curieux !… Je serais ravie que ce soit vous qui vous occupiez des Gloires…
— En attendant que vous me fassiez l’honneur de me confier vos propres œuvres… Car vous avez tenu tout ce que vos amis attendaient de vous. Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est arrivé plusieurs fois de lire de vos vers… Ils n’étaient pas signés de votre nom ; mais je ne sais quelle intuition m’avait fait deviner qui était Francis Danes. Il pensait et sentait tellement comme Mlle France Danestal… Pas en tout, pourtant…
— Vraiment ?…
— Oui ; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul culte du beau et, d’instinct, fuyait la pensée et le spectacle de toutes les laideurs, des problèmes de la misère, de la maladie qui sont le partage de la pauvre humanité et n’ont rien d’esthétique…
— Autrement dit, j’étais un petit monstre d’égoïsme !
— Non ; vous étiez seulement une artiste, éprise de beauté, comme les jeunes Hellènes auxquelles vous ressemblez. Mais votre vision de la vie s’est élargie, si j’en crois vos vers…
— Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire. Les années nous apprennent à voir et à sentir tant de choses !… Vous souvenez-vous qu’à Villers vous me taquiniez sur mon audacieux désir de savoir et de comprendre toujours plus ?… Je crois qu’avec l’âge ma curiosité s’est encore avivée ; mais elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les choses du passé qui m’intéressent le plus, mais celles du présent… Mon temps me passionne tel qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses erreurs, ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je ? Peut-être parce que je me sens tellement sa vraie fille !
Elle disait tout cela très simple, jouant avec son éventail, dont le battement effleurait son bras nu. Lui, l’écoutait, la pensée envahie par le ressouvenir de leurs causeries d’autrefois.
Tout haut, il songea :
— Comme vos vers portent l’empreinte de cette évolution de votre pensée !… Je ne suis, moi, qu’un profane en matière de poésie ; mais je me permets pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents, qu’ils sont absolument remarquables.
Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis dont la sincérité donnait une singulière force à son éloge. Une flamme rose courut, puis s’éteignit sur le visage de France ; et doucement, elle dit :
— Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque vous avez été un peu, en somme, mon parrain littéraire… Je ne l’oublie pas et je vous en garde un reconnaissant souvenir…
— C’est beaucoup trop pour le peu, très peu, que le hasard m’a fait faire…
— Le peu ? Non, j’ai su comme vous aviez mis en goût de connaître davantage ma poésie l’éditeur qui en avait entendu quelques bribes, au passage. Et ce premier succès a été pour moi un immense encouragement ! Peut-être, si je ne l’avais pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire des vers… Et je me serais privée d’une telle jouissance !
Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque chose de dur. Lentement, il dit :
— Alors, votre vie est ce que vous désiriez la faire ? Vous êtes heureuse ?
Une lumière passa dans les prunelles ardentes.
— Je suis très heureuse !… J’ai la vie que je souhaitais sans oser la croire réalisable… Mes rêves les plus ambitieux ont été dépassés… Non seulement, le public lettré — oh ! pas la foule, sûrement ! — commence à connaître un peu le nom de Francis Danes, — poète et compositeur ! — mais…
Ici sa bouche prit une expression gamine.
— … Mais ce qui me paraissait le plus enviable des dons, je gagne de l’argent, — pas des sommes considérables !… et avec ma prose plus qu’avec mes vers et ma musique, bien entendu ! — mais enfin !… Je n’ai plus à demander toujours des capitaux à ma famille ! Et cela seul suffirait déjà à me faire trouver le travail un délice…
— Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps votre existence de bénédictine ?
— Oh ! de bénédictine !…
Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que son regard effleurait la soie rose de sa robe et les fleurs qui se fanaient sur sa peau fraîche. Il corrigea, toujours railleur sans gaîté :
— Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle et s’accommode des mœurs, des goûts, de l’esprit de son temps… Et l’avenir que vous vous préparez ainsi, volontairement, ne vous effraie pas ?
— Pourquoi m’effraierait-il ? Je me donne à moi-même mon bonheur, je ne me l’enlèverai pas !
— Soit ; mais ce que vous voulez bien appeler aujourd’hui du bonheur ne vous suffira peut-être pas toujours…
Elle se redressa inconsciemment ; et, avec une imperceptible hauteur, elle jeta :
— Je verrai bien, alors.
— Oui, c’est vrai, vous verrez bien — et peut-être trop tard !… Ainsi, l’heure n’est pas encore venue.
— L’heure ?…
Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient.
Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils se rapprochèrent.
— Me permettrez-vous de vous dire que je vous trouve bien indiscret ?
— Pourquoi ? fit-il, la regardant en face. Parce que j’émets l’opinion que vous n’avez pas encore trouvé votre maître ?
— Quelle perspicacité !… Eh bien ! croyez, s’il vous convient, que j’attends encore l’heure, comme vous dites… l’entraînement de la passion… C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de me voir goûter ?
Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis qu’elle soulignait les mots avec une emphase moqueuse, ouvrant son éventail dont les paillettes étincelèrent.
Oh ! cette insolente quiétude de vierge sûre d’elle-même… Un désir jaillit en lui comme une flamme… Obtenir dans l’avenir, à n’importe quel prix, l’audacieuse et exquise créature ; la sentir à son tour, vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer… Il se souvint ; jadis, sur la route d’Houlgate, quand elle marchait insouciante devant lui, épris follement, il avait connu déjà cette tentation insensée de la saisir dans ses bras pour la meurtrir de baisers, en lui murmurant, sur les lèvres, les mots qui font défaillir… Et devenue plus femme, elle était plus séduisante encore. D’un regard violent il enveloppa la peau veloutée comme un pétale de camélia, le visage mobile et fin, les yeux ardemment profonds, la bouche que nuls baisers n’avaient fanée, — il l’eût juré ! — la forme modelée merveilleusement dans l’argile humaine que trahissait l’étroite ligne de la robe… Ah ! aucune des créatures auxquelles, depuis des mois, il s’était tour à tour attaché dans une soif désespérée d’oubli, aucune ne l’avait enivré comme eût pu le faire cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait, non seulement elle serait une incomparable amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme…
Après elle, il répéta, droit devant elle :
— L’entraînement de la passion ! Vous en parlez comme une enfant joue avec le feu, sans le connaître ! Si j’étais charitable, je vous souhaiterais, sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis pas charitable. A quoi bon mentir ? Je désire, au contraire, par amour de la justice, que vous connaissiez un jour cette force de la passion dont vous riez, dédaigneuse ; que vous soyez à votre tour vaincue par elle, vaincue à crier grâce !
Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta. Elle ne souriait plus et se levait, les yeux presque graves.
— Vous semblez vraiment me jeter une malédiction. Que savez-vous si je ne considérerai pas ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître très pâle mon bonheur d’aujourd’hui ?…
— Je le souhaite de toute ma volonté.
Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond de l’âme… Dans celle de Rozenne, elle devina tant de misère que son cœur de femme pardonna. Le sourire charmant reparut sur ses lèvres.
— Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans que je l’aie mérité. J’ai si bonne envie que nous soyons de vrais amis ! Nous sommes destinés à nous voir souvent si vous devenez le collaborateur de mon père… Et puis, maintenant, ramenez-moi en plein bal, car nous accaparons un peu le sanctuaire du flirt ! Et Dieu sait pourtant que nous n’avons pas essayé ce jeu-là !
Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son bras. Elle était pour lui l’incarnation même d’un éden où il n’entrerait pas ; la conscience lui en était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais revue… Et, pourtant, il éprouvait l’âpre désir de la retenir encore, de l’avoir ainsi, quelques minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité de cette pièce paisible où se fondaient, très doux, le chant de l’orchestre et la senteur chaude des fleurs qui se mouraient dans l’air alourdi.
Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à demi la bibliothèque ; et la rumeur du bal les enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules nues, avivant l’éclair des satins. Devant eux, dans la foule des couples, passait la petite Jacqueline de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui dont, secrètement, son jeune cœur faisait l’élu.
France sourit de lui voir un air de petite fille sagement heureuse. Rozenne ne l’aperçut même pas ; il pensait, impatient, que les règles de l’étiquette mondaine lui interdisaient de retenir davantage France Danestal… Alors, il souleva la portière, tandis qu’elle effleurait de ses doigts le bras qu’il se résignait à lui offrir…
— Où désirez-vous que je vous conduise ?
Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait leur réapparition.
— Ah ! mais voici notre artiste ! Maître, il flirtait, et c’était avec votre fille !
France tourna la tête et vit son père qui les regardait, elle et Rozenne, d’un air si surpris qu’elle se mit à rire.
— Père, ne t’étonne pas autant !… M. Rozenne est pour moi une vieille connaissance que j’ai eu grand plaisir à retrouver… Il y a cinq ans, nous avons passé ensemble un mois bien gai à Villers. Je lui rends sa liberté aussitôt qu’il m’aura découvert un siège quelconque…
— Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur, je vous attends ici pour que nous causions dès que vous aurez un moment à me consacrer…
Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était incliné ; mais il n’eut pas la peine de chercher, pour France, la chaise demandée. Tout de suite, déjà, elle était entourée par ses danseurs qui venaient lui réclamer les valses promises. Alors, soulevant les doigts qu’elle avait laissés sur le bras de Rozenne, elle dit, et aux lèvres elle avait le sourire où voltigeait une ironie caressante :
— Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule, m’abandonner pour mon père… Au revoir, n’est-ce pas ?
Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses yeux passa l’expression qu’elle ne s’expliquait pas, où il y avait quelque chose de violent et de dur. Puis, se courbant très bas, il répéta après elle :
— Au revoir.