Le mal d'aimer
VI
— Vraiment vous trouviez quelque intérêt à venir visiter notre usine comme mon frère y avait invité Mme d’Humières ? demanda Albert Chambry qui marchait auprès de France, à travers le jardin séparant la maison d’habitation des bâtiments de la filature.
France eut un sourire :
— Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis demeurée incapable, malgré conseils, reproches, etc., de dire ce que je ne pense pas !… Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de tout près un grand centre ouvrier… Ce sera la première fois… Et tout ce qui est nouveau pour moi me tente !
Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris par la franchise de son aveu. Lentement, Marguerite cheminait près d’eux, escortée de Lucien Chambry et de sa femme, une gentille provinciale un peu timide, pas jolie, très fraîche sous des cheveux blonds, lissés soigneusement, qui causait fort peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à son frère. C’était la même régularité de traits, mais chez lui, trop accentuée ; le masque avait quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme habitué à commander, avec la conscience de ses pouvoirs et de ses droits, comme la conviction que toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et devaient être tenues pour indiscutables.
Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer dix minutes, écouté avec déférence par sa femme, pour être édifiée ; et comme ce genre d’homme lui semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le soin de l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir pour guide Albert Chambry. Lui, du moins, semblait admettre que tout le monde ne pensât pas comme lui.
Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais aussi avec sa correction un peu froide, il répondait aux questions de France sur son peuple d’ouvriers, auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles.
— Mon beau-frère est, en effet, président du nouveau patronage pour lequel aura lieu la vente dont vous avez peut-être entendu parler depuis votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était rapprochée, sur un signe de son mari, du groupe formé par France et son beau-frère.
En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry ne trouvait pas sage que son frère s’absorbât dans un tête-à-tête avec cette jolie fille qu’on lui avait dit être sans fortune, et qui cependant était d’une élégance incontestable, habillée de drap fin, couleur mastic, juponnée de soie, — chacun de ses pas le révélait, — gantée de blanc, coiffée d’une capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement seyante… Comme l’avait dit son frère après la visite chez Mme d’Humières, elle ne pouvait être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui aussi, apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant pas, il avait pu dédaigneusement la traiter de bas bleu ; mais force lui était bien de constater que cette poétesse était une vraie fille du monde qui ne trahissait rien de ses goûts littéraires et n’avait nullement des allures de demi-vierge.
France, sans soupçon du muet examen de Lucien Chambry, détournait adroitement les explications trop souvent entendues déjà au sujet de la vente de charité et, au hasard, demandait à la jeune femme si elle-même était dame patronnesse.
— Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages de dames. C’est mon mari qui m’a choisi celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon élément. J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille… C’est que je ne suis pas capable, moi, d’avoir des occupations remarquables comme les vôtres, mademoiselle.
France, amusée, se mit à rire.
— Je vous assure que mes occupations n’ont rien de remarquable, madame.
— Oh ! si ! Vous écrivez de si beaux vers !… Tout le monde le dit… Comme vous devez être fière d’être célèbre ainsi à votre âge !
— Mais je ne suis pas célèbre du tout…
— Oh ! je sais bien que vous l’êtes… J’ai bien deviné ce que pensait de vous mon beau-frère Albert qui, pourtant, est très sévère pour les femmes occupées d’autres choses que de leur famille et de leur ménage… Je veux dire pour celles qui prétendent travailler comme le ferait un homme !
Les prunelles de France luisaient avec la même expression d’amusement, et elle eut un coup d’œil rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme qui maintenant marchait auprès de son frère et de Marguerite.
— C’est un travail masculin d’écrire des vers et de composer de la musique ?
La petite femme rougit, soudain confuse.
— Je m’explique très mal… Je trouve qu’il est rare qu’une femme soit assez bien douée pour être capable de tels travaux ! Mon mari le dit toujours et il le répétait encore ces jours-ci…
« A propos de France Danestal ! » finit, en sa pensée, la voyant s’arrêter, France qui devinait, rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni l’autre ne semblaient disposés à goûter fort les Èves modernes, compagnes hardiment instruites et bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième siècle…
Mais la conversation fut interrompue, car tous étaient arrivés devant l’entrée de la filature et Albert Chambry ouvrait la porte du premier atelier.
Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent entendu parler de la classe des humbles travailleurs… Mais jamais encore il ne lui avait été donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat ; et avec un intense intérêt elle se prit à observer.
Elle pénétrait dans un hall immense, bien éclairé, où vibrait, assourdissante, la rumeur des métiers en mouvement. Devant ces métiers, d’un geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient et surveillaient la marche immuable des bobines que faisaient mouvoir les machines. Sans relâche, elles allaient et venaient devant la longueur des métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante des bobines.
Le regard de France enveloppa la phalange de ces femmes, quelques-unes très jeunes, presque des fillettes, toutes avec le même visage fané, que la rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres créatures qui, les unes comme les autres, avaient dû connaître, quelque jour, l’angoisse du manque de travail. Ce travail, pour elles, le pain même…
Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles semblaient des machines humaines vouées à un éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de France.
— Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre tâche que celle-ci ? murmura-t-elle à Albert Chambry, près de qui elle avançait, attentive.
— Ces ouvrières-là ? Non, certes, puisque c’est celle qu’elles connaissent !
— Et elles font, combien de temps, cette insipide besogne ?
— Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il en souriant, du ton où il eût répondu à une enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne qualifient pas aussi durement que vous leur travail.
Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes contemplaient avidement les ouvrières que la présence du maître rendait plus attentives encore à leur tâche.
— Mais comment, mon Dieu ! leur intelligence peut-elle résister à une occupation si stupidement machinale !… Des journées entières occupées à pousser des bobines, à surveiller des fils qui se cassent, à les renouer… Je me demande comment leur cerveau ne s’atrophie pas !… Les malheureuses créatures ! Leur existence est vraiment celle des travaux forcés.
Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement, se révoltait, dans une sorte d’épouvante, devant cette destinée d’un travail sans pensée.
Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé.
— Quelle intellectuelle vous êtes !… Je vous affirme que toutes ces femmes n’ont pas même soupçon du souci qui vous agite pour elles. Croyez-moi, elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité du travail qui leur est donné… Ce qui les inquiète seulement, c’est d’avoir ce travail. Il ne faudrait pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites par les fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait.
Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert Chambry était vrai. Pourtant ses paroles ne pouvaient dissiper en elle l’impression de révolte et d’effroi, devant l’existence de machines qui était celle de ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour gagner leur pain quotidien, soit… Cela, c’était l’antique loi sous laquelle tous, plus ou moins, mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur fût tel qu’il dût fatalement anéantir, peu à peu, en elles toute activité de pensée, cela lui semblait monstrueux, comme un crime.
Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite de sa vie de mère de famille, de maîtresse de maison, absorbée par mille détails matériels dont l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette existence, si austère fût-elle, était paradisiaque comparée à celle de ces malheureuses qui, éternellement condamnées à un labeur stupide, n’avaient pas le loisir d’être des mères pour les petits dont elles devaient gagner le pain.
Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis qu’elle avançait à travers les ateliers, distraite aux explications que donnait largement Lucien Chambry avec une compétence un peu autoritaire. Au passage, son regard inspectait les ouvrières qui semblaient affairées devant les métiers, mais, le groupe passé, se détournaient pour examiner les jeunes « dames » étrangères, avec des yeux de prolétaires fixés sur des patriciennes.
Albert Chambry, qui semblait s’être fait le guide particulier de France, voyant son expression attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer, comme on explique à une femme, le jeu des engrenages dont elle semblait observer curieusement la marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait les diverses pièces, intéressé par ses propres explications.
A peine elle l’entendait. Que lui importait ce savant mécanisme ? Devant toutes ces pièces métalliques, admirablement assemblées, elle ne voyait que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers tout le jour dans cette atmosphère brûlante, poudrée de charbon, où résonnait, sans arrêt, l’effrayante rumeur des machines…
Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait de voir dans les ateliers, avaient une existence où, nécessairement, devait mourir leur intelligence… Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur monde obscur d’un peu de lumière. Et cependant d’autres êtres, des privilégiés par excellence, ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence une source de jouissances, de plaisirs de toute sorte, tandis que toute une fourmilière humaine était soumise à un labeur qui meurtrissait les pensées bien autrement que les corps.
Soudain, comme elle ne répondait pas à une explication qu’il venait de lui donner, Albert Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas. Une seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris son visage ; et de bonne grâce, il dit :
— Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes explications ?… Voulez-vous m’excuser ?… Je n’ai pas souvent l’honneur de me trouver dans la société d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui peut les intéresser. Je comprends que mes explications techniques vous paraissent bien arides !…
Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient lentement vers le jardin, la visite achevée, elle dit :
— J’étais un peu distraite parce que je songeais à la terrible destinée de toutes les misérables qui travaillent là-bas.
— Terrible ?… Mais en quoi ?… Je vous assure que nous ne les rendons pas malheureuses !
— Vous, non. Mais la force des choses… Je trouve épouvantable que des créatures intelligentes soient condamnées, sous peine de mourir de faim, à un métier qui, forcément, tue en elles toute pensée… Il me semble que, maintenant, leur souvenir m’empêchera de jouir sans remords du bonheur que me donne mon propre travail, qui est un plaisir d’art…
De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné. Décidément, il n’avait jamais rencontré de femme qui ressemblât à France Danestal… Pensif à son tour, il dit :
— Il est évident que, envisagée au point de vue où vous vous placez, l’existence de nos ouvrières doit paraître lamentable. Croyez que nous ne nous désintéressons pas autant que vous le supposez de leur vie morale. Pour les jeunes ouvriers et ouvrières, nous venons encore de créer deux patronages où nous nous efforcerons de les distraire avec des plaisirs honnêtes ; et l’un des comptoirs de notre vente de charité est destiné à pourvoir à l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut installer dans la salle des réunions dominicales.
Plus sympathique, le regard de France s’attacha sur Lucien Chambry qui s’arrêtait devant la porte de la grande maison d’habitation, pour en offrir l’entrée à Marguerite.
A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon où, tout de suite, la petite Mme Chambry s’empressa pour les recevoir. C’était l’intérieur correct et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés à demeurer intacts pendant des générations successives, disposés soigneusement dans un ordre qui devait être immuable. Près de la fenêtre, ouverte sur la perspective du jardin, était disposé un métier à broder qui supportait une nappe de toile, ouvragée avec un art minutieux et compliqué, œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant celle-ci causer avec Marguerite, Lucien Chambry s’était rapproché de France, avec qui il jugeait correct de parler un peu, en attendant le goûter.
— Vous avez été bien aimable, mademoiselle, de vous prêter ainsi à une visite qui n’était guère pour plaire à une artiste telle que vous.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière à charmer un poète dans la vue de vulgaires travailleuses.
— Sans doute, les poètes transfigurent tout ce qu’ils voient. La visite de votre filature m’a, au contraire, tellement intéressée, que je n’oublierai jamais l’enseignement qui m’a été donné par le spectacle de toutes ces pauvres ouvrières…
Il eut la même exclamation que son frère, avec une nuance de mécontentement :
— Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses. Leur travail leur fournit du pain.
France sourit un peu :
— Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur donne pas… Jamais encore, je n’avais compris combien ont raison ceux qui tentent de le procurer à ces misérables !
Le regard un peu impératif de Lucien Chambry chercha celui de France.
— Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit ?
— Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a besoin, comme le corps lui-même !… Aussi c’est pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler à développer un peu le niveau intellectuel de ces pauvres gens…
— Oui… par des lectures ? des concerts ?… Je sais qu’à Paris on a imaginé cela. A quoi bon ?… Pour arriver à faire des déclassés, dégoûtés de leur vrai milieu !… C’est inutile et dangereux…
— Peut-être, si l’enseignement est donné d’une façon inintelligente, jeta France, impatientée du ton dogmatique et absolu de Lucien Chambry… Autrement non… Pourquoi serait-il mauvais de distraire un peu un être de sa misère quotidienne en lui révélant de belles œuvres, en l’aidant à les comprendre ?
M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment, il n’était pas habitué à ce qu’une femme, surtout une jeune fille, se permît de discuter ses opinions. Avec une condescendance où il entrait une sorte de dépit, il déclara :
— Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout vos bonnes intentions, soyez-en persuadée. J’ai été, mieux que personne, à même d’étudier la classe ouvrière ; je m’en suis beaucoup occupé ; eh bien ! j’ai la conviction, reposant sur des faits, que ce qu’il lui faut, ce sont des leçons pratiques pour la conduite ordinaire de la vie… Il faut développer chez ces êtres primitifs le sentiment moral ; apprendre aux hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène ; aux femmes, la science du ménage, les soins pour leurs petits… Le reste, la connaissance d’un monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux, cette connaissance-là est inutile, je le répète, et j’ajouterai même mauvaise. Elle ouvre à leur esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive, que leur faire prendre en dégoût leur travail journalier. Croyez-moi, mademoiselle, je suis dans le vrai…
Il en était tellement convaincu, que France n’essaya même pas de lui répondre. Autant elle aimait la discussion avec un esprit accueillant à toutes les idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand son interlocuteur était incapable d’admettre des opinions autres que les siennes propres.
D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui en apportait une tasse avec un sérieux de petite fille soigneuse de ne commettre aucune bévue. A tout instant, son regard cherchait celui de son mari, demandant une approbation. La conversation redevenait générale. A la demande de Marguerite, les enfants avaient été amenés.
Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot pour intervenir, mais très attentif, la conversation de son frère et de France, se rapprocha de la jeune fille debout près de la table à thé. A belles dents, elle croquait une mince galette. Et avec son calme sourire, il demanda :
— Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne vous a pas convaincue ? Il va à l’encontre de toutes vos idées.
Elle, aussi, sourit :
— Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous parlons des langues qui sont tout à fait étrangères l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne songe qu’au pot-au-feu pour ses ouvrières ; et moi, je suis peut-être trop préoccupée des roses que je voudrais auprès du pot-au-feu…
— Parce que vous êtes poète et que vous jugez la vie et les êtres à travers votre amour du beau.
Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine et moqueuse.
— Quelle singulière créature vous tenez à faire de moi parce qu’il m’est arrivé d’écrire des vers pas trop mauvais ! Je vous assure que, moi aussi, comme M. Chambry, je parle en connaissance de cause. Je possède, à Paris, une amie américaine qui est une fervente philanthrope. Elle m’a enrôlée sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes très artistes, très bons, très généreux, j’ai pris part à ces concerts, à ces lectures d’œuvres littéraires que condamne si dédaigneusement monsieur votre frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous écoutaient ces simples, vous ne vous étonneriez plus que les appréciations de M. Chambry ne me découragent pas du tout et me laissent toute prête à reprendre ma modeste tâche !
Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction qui avivait l’éclat de son regard si bleu.
Il la contempla avec une sympathie où il y avait une curiosité presque naïve :
— Et moi qui me figurais qu’une poétesse, doublée d’une élégante femme du monde, devait vivre les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres !
— C’est-à-dire en parfaite égoïste… Ah ! autant que je puis, j’essaie qu’il n’en soit pas ainsi… J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon amour pour les belles choses…
Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne lui avait reproché d’avoir voulu garder sa vie pour l’employer à un égoïste culte du beau, et elle revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait… Un moment, elle fut très loin de ce salon provincial où s’échangeaient d’indifférents propos, toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même qu’elle en eût conscience.
Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela à elle-même :
— Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en vous entendant soutenir si chaudement cette théorie que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la manne intellectuelle ?…
— Vous pensiez ?…
— Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez pas Amiénoise, car alors je vous aurais demandé, de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône de votre temps… Et au lieu de cela, je ne puis que vous dire : « Vous retournez bientôt à Paris ? »
— Oui, dans quelques jours…
— Et vous reviendrez ?…
— Ah ! je n’en peux rien savoir…
— Peut-être pour voir la fameuse vente de charité dont vous avez été si copieusement entretenue ?… Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles la charité de dire à cette vente quelques-uns de vos poèmes…
A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle se mit à rire.
— Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là ! Si vous me connaissiez, vous sauriez qu’à peine dans un cercle intime, où je me sens en absolue communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns de mes vers…
— Alors, il me faut renoncer à vous rien demander ?…
Il y avait un regret très sincère dans la voix d’Albert Chambry. Sur ses lèvres, à elle, courut le joli sourire, ironique et charmeur.
— Je suppose que mes « rêvasseries » vous sembleraient des billevesées…
— Que nous ne sommes pas dignes d’entendre, nous autres gens de province.
— Qui, sans doute, ne vous plairaient guère. Croyez-moi sur parole, je vous assure.
Il eût voulu insister, causer encore un instant au moins avec elle. Mais elle avait fini son thé et se rapprochait du cercle général où sa sœur l’appelait d’un signe, trouvant l’heure largement venue de prendre congé.