Le mal d'aimer
III
L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un printemps frileux encore, que glaçaient parfois de brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi par les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait les branches, et de la terre vivifiée commençaient à jaillir les jeunes pousses qui cherchaient la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu fragile.
France, dans le wagon qui l’emportait vers Amiens, où son beau-frère d’Humières venait d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières senteurs d’avril.
Mais absorbée par une songerie que berçait le mouvement régulier du train, elle ne prenait point garde au renouveau tardif du pays picard dont les interminables plaines fuyaient, monotones, vers l’horizon.
C’était la première fois, depuis cinq années, depuis leur commun séjour à Villers, qu’elle allait se retrouver à vivre intimement près de sa sœur. Et la même question qui, jadis, la troublait si fort, au moment de leur réunion à Villers, l’occupait de nouveau, anxieusement : Marguerite était-elle heureuse ? Son généreux amour avait-il, comme elle l’espérait, transformé son léger époux ?… Ou bien était-il demeuré l’être égoïstement frivole qui, tant de fois, avait révolté France, à Villers ?
Villers ! ce nom qui traversait sa pensée en fit dévier le cours, y ramenant, par l’impérieuse association des idées, le souvenir de Claude Rozenne, devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans plus tôt. Elle l’avait revu souvent depuis deux mois ; et chacune de leurs rencontres avait avivé en elle l’impression de la première heure, quand elle avait causé avec lui chez les de Tavannes. Avec le Rozenne de jadis, il semblait n’avoir de commun que son sens délicat et si aiguisé des choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément les poèmes de Robert Danestal ; et cela, avec une telle intuition du caractère de l’œuvre, qu’elle eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies à elle…
Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports n’avaient pas repris le caractère de sympathie joyeuse et confiante qui les avait rapprochés à Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas l’intuition qu’elle l’intéressait comme autrefois ; elle sentait son attention tendue vers elle, dès que les obligations de la vie mondaine les rapprochaient ; mais, loin de la rechercher, il l’évitait ; et si quelque circonstance les réunissait forcément, elle retrouvait vite, sous la correction polie des paroles, l’espèce de mordante et agressive rudesse dont elle avait été frappée, le soir au bal. Que lui avait-elle donc fait ?… Gardait-il contre elle une mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné sa capricieuse recherche, oubliée par lui tout le premier, d’ailleurs, comme l’avait prouvé son prompt mariage.
S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée qu’elle s’était créée, ne réalisant aucune des prédictions par lesquelles il répondait autrefois à ses déclarations de faire seule son bonheur ?…
Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le lui pardonner, d’abord parce qu’il avait beaucoup de talent, et elle possédait pour les artistes des trésors d’indulgence ; parce qu’il avait une intelligence largement ouverte à toutes les idées ; surtout, enfin, parce qu’elle devinait en lui une blessure très douloureuse dont il n’était pas guéri, s’il devait l’être jamais.
De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer dont toutes ses paroles semblaient imprégnées ; de là, ses brusques sautes d’humeur qui, tour à tour, faisaient de lui un étincelant causeur et un homme morose et silencieux, indifférent à toute conversation.
D’instinct, elle était désormais certaine qu’il avait souffert par sa femme de façon inoubliable… Mais comment ?… Tous l’ignoraient. Jamais il n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et il menait, au contraire, une vraie vie de garçon, terriblement folle. France avait entendu conter sur lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet, édifié même de moins éclairées, et elle savait à merveille quel nom de très belle comédienne on accolait invariablement au sien.
Donc, il était pareil à la majorité des autres hommes. Alors pourquoi est-ce que, tout à la fois, il l’intéressait et l’irritait ? pourquoi chacune de leurs rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation ? curiosité dont elle s’irritait toutes les fois qu’elle en prenait conscience.
Et de nouveau elle eut un petit froncement de sourcils, quand une secousse plus brusque du train la rappela soudain à elle-même. Alors elle fit un geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le souvenir même de Claude Rozenne.
Amiens, maintenant, était proche, tout proche. Le train filait entre les terres basses, découpées de menus canaux… Puis apparurent les premières maisons des faubourgs, aux briques enfumées. Après, ce fut la lourde masse de la gare. Et la machine, bruyamment, s’engagea sous la voûte noircie, entre les quais dont elle faisait frémir l’asphalte.
Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le flot des voyageurs. France, entraînée par le mouvement général, se glissa alertement à travers la foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie ; et, soudain, un sourire heureux lui monta aux lèvres, car elle apercevait le cher visage de sa sœur qui lui souhaitait la bienvenue, avant même que la douce voix eût dit avec un accent de tendresse :
— Ah ! France ! petite France ! te voilà, pour de bon !… Jusqu’à la dernière minute, j’ai eu peur d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais à venir.
— Que je renonçais… pourquoi ? mon Dieu…
— Parce qu’il me semblait que notre province et notre modeste petit intérieur n’avaient rien de bien attirant !
— Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je reprends le train tout de suite et je refile vers Paris… Je suis tellement contente de me retrouver avec toi et les enfants ! Est-il possible que ce soit Bob, ce grand garçon ? Veux-tu embrasser tante, mon chéri ?
Un peu timide, le petit s’approcha ; puis, tout de suite conquis, il glissa sa menotte ronde sous les doigts effilés de la jeune fille dont André d’Humières venait de serrer chaleureusement la main.
— André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce pas ? t’occuper des bagages de France. Nous rentrons en avant parce que je ne veux pas laisser les deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah ! France, je vais pouvoir te présenter ta filleule !
— Enfin ! enfin ! Il me semblait, Marguerite, que jamais le moment de notre réunion n’arriverait ! Il me faut vraiment, pour ne pas croire que je le rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir tes chers yeux et ton sourire. Que c’est donc bon d’être ici !
Une telle allégresse chantait dans son accent, que la jeune femme eut vers elle un regard presque reconnaissant, heureuse de cette joie qui lui montrait, toujours si vivante, la tendresse de sa jeune sœur. Et, leurs deux cœurs soudain rapprochés, elles se mirent à causer avec une intimité joyeuse.
Elles avaient laissé derrière elles une large rue qui s’ouvrait devant la gare, animée par la course incessante des tramways ; et elles marchaient dans la paisible allée d’un boulevard où les croisaient de rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient pour regarder la jolie inconnue dont Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite, distraite de sa causerie par le salut d’un passant, s’en aperçut tout à coup et, gaiement, lança :
— France, demain le tout-Amiens va savoir ton arrivée en nos murs et Dieu sait les visites que j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la première fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon, mon petit salon !
— Si petit que cela ?… Je croyais qu’en province on avait tant de place !
— Quand on peut largement payer cette place, oui… Mais… mais ce n’est pas tout à fait notre cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre home ; nous arrivons…
Elles s’étaient engagées dans une paisible petite rue qui s’élevait en pente douce pour finir brusquement sur un large horizon de ciel.
France demanda, étonnée :
— N’y a-t-il plus de maisons par là ?
— Non, de ce côté, ce sont les champs… Et ce m’est bien précieux pour mes trois poussins qui, grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur bonne mine. Ah ! te voici chez toi, chérie, dans un bien modeste logis de gens pas fortunés du tout, qui, pour tout luxe, ne peuvent te donner que de l’affection.
— Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur, que pourrais-tu m’offrir de meilleur !
Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite, et dans la pénombre d’un petit vestibule dallé, donnant sur un jardin, France aperçut une fillette toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis qu’une bonne, sortant de la cuisine, apparaissait, un poupon dans les bras.
— Tes nièces, France, dit la jeune femme avec un regard ravi ; et prenant le bébé, elle ajouta :
— Ta filleule ! Tu peux en être fière, tu sais, car elle est un des plus beaux bébés d’Amiens. Ne te moque pas de mon orgueil, je suis sa nourrice !
Sa voix avait le même accent de gaieté que France ne lui entendait pas jadis. Évidemment, sa triple maternité lui était un bonheur qui eût suffi peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers, ce devait être vraiment ces trois petites créatures qui transfiguraient, pour elle, le modeste logis, arrangé certes avec goût, mais où mille détails révélaient une envahissante présence d’enfants : joujoux tombés dans un coin, brassières de tricot dans la corbeille à ouvrage, petits manteaux suspendus aux patères du vestibule.
Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés, Bob et Étiennette, semblaient résolus à ne pas la quitter ; même, la main de la petite fille tenait ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle ne lâcha pas, quand Mme d’Humières, le bébé toujours dans les bras, s’engagea dans l’escalier pour guider sa sœur.
— Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère qu’elle ne t’éveillera pas, car ta chambre n’est pas loin de la nôtre. Chérie, j’aurais voulu te bien mieux installer ; mais, du moins, c’est avec tout mon cœur que je t’accueille dans cette humble petite pièce.
— Oh ! Marguerite, comme je vais y être bien près de toi ! Si bien que le courage me manquera pour retourner à Paris.
Un sourire de malice, un peu mélancolique, passa sur les lèvres de la jeune femme.
— Malheureusement pour nous, ce n’est pas à craindre… Tu te lasseras bien vite de la monotonie de notre vie provinciale !… Maintenant, il me faut te laisser un instant, car j’entends mon unique camériste qui me réclame. Quand tu auras ôté tes affaires, viens me retrouver en bas, petite France, ou appelle-moi…
Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le bébé toujours blotti contre elle.
France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier. Ce fut, au rez-de-chaussée, un bruit de voix ; puis le silence se fit, silence dans la maison, silence dans la rue où ne circulait nul passant.
— Que c’est calme ici ! calme à donner le spleen ou la paix ! murmura-t-elle, saisie de cette complète absence de vie qui la stupéfiait au sortir de son fiévreux Paris.
Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée dans une atmosphère étrangère où son âme ne se reconnaissait pas.
Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre s’ouvrait sur le jardinet où de petits parterres s’étendaient, dans des bordures de buis, autour d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les premières pousses pointaient et leurs vagues senteurs s’épandaient dans l’air vif. Par delà les murs du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles, aux branches encore nues, découpées sur le ciel rose du couchant. Puis, plus loin, c’était l’infini des champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon, plaine sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque falaise. Très haut, les premières hirondelles voletaient éperdument ; et, dans la douceur du crépuscule, une claire sonnerie de cloches tintait sans relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une église à l’autre, les carillons, vibrant à pleine volée, semblaient se répondre, hymne joyeusement pur que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable d’artiste et de poète.
Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément dans sa pensée, évocateurs des sensations imprécises qu’éveillaient en elle ces voix musicales des cloches, dans le jour finissant… Elle entendit son beau-frère qui rentrait et appelait dans le jardin :
— Marguerite !… Où es-tu, chérie ?
« Chérie ! » L’appellation caressante la frappa. Avec le temps enfin, en était-il venu à comprendre quel trésor était sa jeune femme ?… Alors, Marguerite pouvait être heureuse, malgré ses abominables soucis de ménagère, ses tracas d’argent, ses préoccupations maternelles ?…
France entendit le rire de sa sœur, puis son exclamation :
— André, puisque tu as oublié ma commande au pâtissier, il faut que tu ailles vite chercher mes brioches ; Léonie n’a pas le temps d’y courir.
De la fenêtre, France jeta gaiement :
— Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne sommes pas gourmands et nous attendrons à demain pour croquer tes brioches.
— Oh ! non, tante France, pas demain, ce soir ! cria Bob avec un tel élan que tous se mirent à rire.
— Alors, c’est moi qui irai à la recherche des brioches, dit France.
— Mais tu ne sais pas le chemin…
— Eh bien ! j’emmènerai Bob qui me conduira.
— Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous, France, accepter le papa de Bob ? proposa André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite, je serai très flatté de vous faire faire votre première promenade amiénoise.
En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans le petit vestibule où l’attendaient son beau-frère et Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi de la promenade inattendue.
Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions de Marguerite, elle regardait dans la rue solitaire, qu’un unique passant traversait d’un pas vif. Et une exclamation alors lui échappa :
— Oh ! c’est singulier comme cet Amiénois a l’allure de Claude Rozenne !
— Qu’est-ce donc qui vous étonne, France ? interrogea son beau-frère qui se rapprochait.
— La ressemblance de silhouette d’un de vos compatriotes actuels avec un de nos amis, Claude Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon père.
— Claude Rozenne… Je me rappelle ce nom vaguement…
— Il y a cinq ans, il était à Villers en même temps que nous.
— Ah ! parfaitement ; je me souviens. Un grand garçon très chic qui vous faisait la cour…
— André ! quelle imagination rétrospective !… Tenez-lui la bride, car, depuis Villers, Claude Rozenne a pris femme !
Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il la conduisit vers la ville que dominait la flèche aérienne de sa vieille cathédrale.