Le mal d'aimer
DEUXIÈME PARTIE
I
Conscient d’avoir conquis et de dominer en maître son brillant auditoire, le conférencier achevait son étude sur le féminisme dans le roman, étude inspirée par une œuvre récemment parue qu’avait signée un nom célèbre. Et avec une pénétration de psychologue subtil et de moraliste volontiers philosophe, avec une pensée alerte de causeur très spirituel, il résumait les raisons qui doivent rendre vaine la tentative de la femme pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle, dédaigneuse de l’amour comme du souci et de l’orgueil de la maternité, prétendant demeurer la « vierge forte » devant l’homme qu’elle méprise et dont elle rejette l’égoïste protection.
Il parlait éloquemment, avec une conviction chaude et un tact parfait, disant des choses très justes — conçues, d’ailleurs, par une intelligence masculine — dans une langue forte et pittoresque, souple pour exprimer toutes les nuances. Et comme il eut le talent de terminer par une habile et délicate esquisse du vrai rôle de la femme — compagne aimante et généreuse de l’homme, dispensatrice de la vie par les êtres dont la création est sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent dans la houle des applaudissements jaillis de tous les rangs du très élégant auditoire qui emplissait la petite salle de la Bodinière… Un auditoire mondain à souhait ; où coquet, parfumé, curieux, dominait l’élément féminin, attiré entre deux visites — les visites de janvier ! pourtant… — par la réputation du conférencier.
Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt, suivi l’évolution de sa pensée, que France Danestal, amenée par une amie américaine, grande admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements accueillirent sa conclusion ainsi qu’une approbation unanime, elle eut un petit mouvement de tête qui protestait, comme l’expression de ses lèvres qu’elle mordillait impatiemment. Son amie s’en aperçut et se mit à rire, tout en se levant pour suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie.
— Eh bien, France, qu’y a-t-il ?… Vous n’êtes pas satisfaite ?
Elle eut un sourire gai.
— Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur, je vous l’accorde ; mais quant à la sagesse de ses jugements et à la justesse de ses idées, il est au niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes sont tous pareils et toujours les mêmes… Ils ne peuvent, ni les uns ni les autres, se résigner à admettre qu’ils ne nous sont pas du tout indispensables !… Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien agréablement sans eux !
Et avait dit cela d’un accent de conviction très drôle, tandis que ses doigts distraits rattachaient sa veste de fourrure ; Suzan Mackley l’enveloppa d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore de l’attention donnée à la conférence et si séduisante sous son chapeau hérissé de larges ailes, comme une coiffure de Walkyrie, qu’invariablement, elle retenait le regard de tous ceux qu’elle frôlait dans la cohue de la sortie.
— France, décidément, le sexe fort est sans attrait pour vous !… Je commence à désespérer que nous vous voyions jamais enlevée par le prince Charmant !
— Ma chère amie, il faudrait d’abord que le prince Charmant existât !… Je vous assure que je l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le prierai pas de repasser à une autre heure !
— A moins, petite muse, que vous ne soyez justement alors en l’absorbante société du dieu de l’Inspiration !
— Bah ! il y a du temps pour tout et chacun !
Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de la foule les séparait une seconde. Quand elles se rejoignirent, Suzan demanda :
— Je vous ramène, n’est-ce pas ?
— J’espère bien ne pas vous en donner la peine. Maman m’a dit qu’elle viendrait me reprendre. Seulement, elle va, je suis sûre, être en retard, parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette ; et quand elle est avec son petit-fils et sa petite-fille, dame ! elle oublie tout le reste du monde, y compris ma modeste personne ! Je vous en supplie, Suzan, ne l’attendez pas… Une vieille fille de mon âge peut bien rester seule un moment !
— Vous avez calomnié votre mère, France. La voici, et même Mme Asseline avec elle !
En effet, remontant le flot qui se déversait vers la sortie, saluant au passage des visages connus, elles avançaient toutes deux parmi les groupes qui encombraient la longue galerie dirigée vers la porte.
Les cinq années écoulées depuis le mariage de Colette avaient laissé quelques traces sur les traits un peu alourdis de Mme Danestal, dont l’embonpoint s’était accru avec l’âge, malgré des soucis, des préoccupations demeurés toujours les mêmes. En revanche, elles avaient été douces à Colette, épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux et raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement le nom dont elle était partout saluée, « la belle Mme Asseline ».
Très svelte, même avec son collet de zibeline, ses cheveux blonds artistement mousseux sous la précieuse dentelle rousse, piquée de roses, qui ourlait sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule un de ces passages sensationnels qui lui étaient toujours nécessaires, cherchant sa sœur avec des yeux qui notaient surtout l’effet produit.
— Colette, nous voilà ! jeta France, glissant sa fine personne à travers les rangs pressés, arrêtés par la pluie, devant la sortie.
— Ah ! très bien ! Nous vous avons fait attendre, n’est-ce pas ? Mais maman ne pouvait se décider à dire adieu aux petits… Bonjour, chère amie.
Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait de saluer Mme Danestal, et toutes deux échangèrent quelques propos de pure politesse, car elles n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre. Suzan Mackley considérait comme une sorte de poupée l’exquise mondaine qu’était la belle Colette. Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées philanthropiques, teintées de socialisme, de cette richissime américaine, qui, veuve, n’ayant pas d’enfants, usait de sa liberté et de sa fortune pour s’occuper de toute sorte de questions scientifiques, intellectuelles, voire même politiques, distraction ordinaire des cerveaux masculins. « Une détestable relation pour France, si férue déjà d’idées bizarres », répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal, qui en eût volontiers jugé de même si, en bonne mère, elle n’avait gardé l’arrière-pensée que, peut-être, dans la colonie américaine, France rencontrerait le riche époux qu’elle lui souhaitait, frère en fortune de Paul Asseline…
Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin atteint la porte ; pendant que France disait adieu à son amie, Colette proposait :
— Maman, veux-tu que je te remette chez toi ?
— Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui jouissait très volontiers des voitures de sa fille favorite.
Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec une impeccable correction ; et, tout de suite, entre Mme Danestal et Colette, ce fut une conversation affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune femme se créait, en collaboration avec son couturier.
— Voyons, France, donne-nous ton avis, fit Mme Danestal très occupée… Tu t’enfermes dans un silence bien intempestif !
— Je vous écoute, maman.
— Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence, remarqua Colette. Elle était intéressante ?
— Très intéressante.
La jeune femme n’insista pas. La conférence lui était fort indifférente ; et elle se remit à discuter avec sa mère le projet de robe dont elle était enthousiasmée. Puis, ce fut le récit, lestement troussé, d’une petite scène avec sa belle-mère qui s’était permis de blâmer la somptuosité de ladite robe de bal dont un hasard lui avait fait voir le modèle.
France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels papotages sur des chiffons, sujet intarissable pour sa mère et Colette, lui semblaient insipides ; et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir la désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait les opinions de sa belle-mère, car elle se souvenait trop bien de la respectueuse déférence témoignée jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à la vieille dame qu’il fallait séduire. La conquête faite, le mariage célébré, Colette, paisible dans sa victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une volonté inflexible, s’était mise doucement à agir selon son seul bon plaisir, certaine d’être toujours approuvée par un mari follement épris ; cela, à la stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère, qui ne s’attendait pas à cette transformation inattendue.
Elle avait bien essayé de ressaisir la domination qu’elle considérait comme son juste privilège, de diriger le ménage de son fils et de morigéner à son gré sa belle-fille ; mais après quelques tentatives absolument vaines, elle avait bien été forcée de s’avouer qu’elle se trouvait en face d’une puissance avec laquelle il lui fallait compter ; et pour ne pas avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait, la rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite. Mais elle se vengeait par de mordantes paroles, des critiques, des escarmouches dont Colette n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs se départir d’une parfaite correction de ton et de langage.
France avait violemment l’horreur des trahisons. Or, elle estimait que sa sœur avait trompé Mme Asseline et chaque circonstance qui le lui prouvait réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte, si peu sympathique que lui fût l’impérieuse vieille dame, toujours pétrie d’idées mesquines, pitoyablement bourgeoise, vaniteuse et omnipotente. Tout autant que son père, qui ne mettait jamais les pieds dans le monde des Asseline, elle redoutait d’y aller ; mais enfin puisque Colette avait jugé bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions qu’elle y avait trouvés, il semblait à France d’une stricte justice qu’elle payât loyalement la dette contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce que l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé cette opinion à Colette, qui l’avait d’ailleurs fort mal prise ; mais jamais plus elle ne lui en avait reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action pour ne pas respecter celle des autres. Et toutes deux avaient continué, tout en se voyant très souvent, à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant il existait moralement peu de points de contact entre elles. France savait à merveille que sa sœur la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de se créer dans le monde un brillant avenir comme le sien ; et Colette, en secret, s’irritait de se sentir jugée par la droite et inflexible conscience de sa jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette séduction.
La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la maison des Danestal.
— Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir, chez les de Tavannes. Tu arriveras vers onze heures ?
— Ça, je n’en sais rien… J’arriverai quand je serai prête…
— Hum ! voilà qui promet encore quelques quarts d’heure d’attente à ce bon Paul !… Un de ces jours, il regimbera !
Colette eut un rire expressif.
— Lui ? Maman, tu ne connais donc pas encore ton gendre ?… Tout ce que je veux, il le veut… Tout ce qui me plaît, lui plaît !… Au revoir, maman. France, à ce soir.
Rapidement, les deux femmes descendirent ; derrière elles, le valet de pied ferma la portière du coupé qui s’éloigna tandis qu’elles commençaient la montée de leurs quatre étages.
A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut et ouvrit. Dans l’antichambre, décorée de vieux panneaux artistiques, mais mal éclairée, — ce n’était pas jour de réception, — se trouvait M. Danestal qui rentrait aussi. Encore enveloppé de sa pelisse ourlée de fourrure, il prenait le courrier du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa fille.
— France, la Revue est arrivée. Tu peux voir l’effet qu’y produisent tes sonnets des Heures brèves.
— Un bon effet ?
— Je n’ai pas encore constaté… J’arrive… Viens en juger toi-même.
Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment une somptuosité de petit musée et se rapprocha du bureau Empire — absolument authentique ! — surchargé de papiers et de livres, sur lequel brûlait une lampe.
Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive.
— Lis tout haut, dit son père.
Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui accusait le dessin de sa tête puissante dont les yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était sensuelle et passionnée, soulignée par le menton volontaire qu’effilait la barbe encore brune, mais largement striée de blanc.
Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien que cet amour pour la poésie qui les dominait tous deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne suffisait pas pour le retenir davantage dans un foyer dont il s’était depuis longtemps détaché ; mais qui, entre temps, lui faisait trouver plaisir dans la jeune société de sa fille.
Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la sonorité musicale de sa voix et qui était en admirable et instinctif unisson avec le caractère du poème.
Ah ! c’était bien la même artiste qui avait écrit jadis, et qui lisait maintenant, cette poésie frémissante, où palpitait la vie fugitive des heures dont le souvenir demeure inoubliable…
Le front appuyé sur sa main, dans un geste de recueillement, Robert Danestal écoutait ; et il la regardait, se demandant comment une fillette de vingt ans à peine avait pu être capable de créer une telle œuvre d’art d’une impeccable forme, d’une stupéfiante intensité de pensée…
Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui avait soumis avant de les envoyer à la Revue. Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient chez cette fine créature, aux allures de simple fille du monde qui songeait tour à tour en artiste, en philosophe, et en femme exquisément vibrante…
Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans un réveil.
— Eh bien ! France, tu peux être satisfaite de ton œuvre, fit-il pensivement, avec un tel accent de sincérité qu’une bouffée de joie la fit tressaillir, car elle savait le prix d’une semblable approbation.
Il la précisait en reprenant les vers, les uns après les autres ; les étudiant avec un soin qui révélait la valeur qu’il y trouvait.
Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour tous deux… Mais, par hasard, les yeux de Robert Danestal tombèrent sur le cartel suspendu entre les deux fenêtres.
— Diable ! Comment, sept heures moins dix ?… Je dîne au Cercle… Et je ne suis pas habillé pour ce soir.
— Ni moi déshabillée, dit France, apercevant dans la glace sa tête brune, toujours coiffée du chapeau aux grandes ailes.
Elle se levait, prenant la Revue.
— Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes, père ?
— Oui… J’irai y faire un tour… Ou doit m’y présenter un jeune artiste — dont je ne me rappelle plus le nom, d’ailleurs — qui illustrerait volontiers mon volume des Gloires.
— Alors, à ce soir, père.
Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un fauteuil, elle disparut prestement et regagna sa chambre.
C’était vraiment là son home d’élection, celui qu’elle avait créé selon ses goûts, grâce à des meubles, des livres, des gravures, des bibelots d’art qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de collectionneur toujours en quête.
Dominant son étroite couchette, se dressait un christ d’ivoire ancien qui était une pièce rare, découverte par hasard chez un brocanteur où elle était allée fureter avec son père. Dans une vitrine, des figurines de Saxe voisinaient avec de précieux éventails, des faïences curieuses, une fragile statuette antique… Sur le piano, drapé d’une vieille soie à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires épanouissaient leur feuillage léger dans une jatte d’étain qui devait dater de plusieurs siècles. Près de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante de livres, de feuillets, de portraits, — portraits d’artistes surtout, mais la place d’honneur appartenant à une petite photographie de sa sœur Marguerite ; — d’une aiguière opaline, en cristal de Nancy, jaillissait une gerbe d’œillets dont le parfum montait vers les livres préférés de France, placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien à portée de la main.
Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en attendant que le dîner lui fût annoncé ; d’un regard d’amie, elle enveloppait son harmonieux petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une grosse bûche ; et un sourire de malice flottait sur sa bouche, car elle songeait à l’audacieuse — et mensongère — affirmation du conférencier, décrétant que, seulement par l’amour de l’homme, la femme peut être heureuse. Oh ! la fatuité masculine ! Dans quelle erreur elle faisait tomber même un psychologue délicat ! N’en était-elle pas, elle-même, la preuve vivante ? C’était dommage que, pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée et de son cœur. Il eût vu alors qu’une femme, même jeune, — quoi qu’il en dît ! — peut trouver son bonheur dans son indépendance, son travail, l’affection d’amis de choix, et les jouissances artistiques et intellectuelles données à ceux qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents.
Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui manquait — sauf de l’argent ! Et, de nouveau, un sourire souleva ses lèvres… Ce qu’elle en gagnait avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas des rentes bien brillantes. Et elle avait hérité — peut-être pour son grand dommage ! — de la générosité de son père ; toujours prête à donner, aux autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude bonté et son goût du beau.
Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de n’être pas mariée. Pas une fois elle n’avait eu le désir ou même entrevu la possibilité d’accepter les quelques partis convenables, selon le monde, qui s’étaient offerts à elle ; partis d’ailleurs rares… Car, de toute évidence, si simple qu’elle fût, elle effrayait beaucoup d’hommes par sa valeur intellectuelle ; et ceux qui n’en étaient pas effarouchés s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui ne pouvaient lui plaire… Pourtant, certes, l’exemple de son père la protégeait contre le rêve de devenir la femme d’un homme illustre !
Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal fait en laissant Claude Rozenne s’éloigner d’elle ; et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite oubliée, lui donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait avoir pour elle. L’hiver même qui avait suivi leur commun séjour à Villers, passant la saison en Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et très belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue.
Quelquefois, elle pensait : « Je me marierai quand je rencontrerai un homme qui mérite que je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à ne pouvoir la désirer meilleure !… »
Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât ?… Le conférencier prétendait que, fatalement, à une heure ou à une autre, la femme éprouve la soif de se donner… Cette soif, l’éprouverait-elle donc un jour ?… Vraiment, en la sincérité de son âme, elle ne le souhaitait pas. L’amour, instinctivement, elle le considérait comme un beau joujou dangereux auquel il est très sage de ne pas toucher, car il blesse le cœur, presque toujours.
Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait pas. Le mariage d’amour de Marguerite avait été une faillite. Colette ne voyait dans son mari que la source de son luxe. Suzan Mackley, une des femmes qu’elle fréquentait avec le plus de plaisir, libérée du mariage, semblait vivre dans l’allégement d’une délivrance…
Qu’en adviendrait-il d’elle-même ?… Curieusement, tout à coup, elle se le demandait. Se pût-il qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art lui créait ne lui suffirait plus ; où son existence, si délicieusement remplie, lui semblerait vide ; où, pour combler ce vide, il lui faudrait l’amour d’un homme ?…
Encore une fois, elle eut un instinctif geste d’épaules, comme pour rejeter bien loin ces vaines idées ; un sourire d’incrédulité sceptique et gaie errait sur sa bouche… Mais elle continua pourtant à songer aux mystérieux problèmes d’une vie de femme, tout en regardant les braises qui s’écroulaient avec des lueurs capricieuses.