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Le mal d'aimer

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V

Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat fut de mettre dans l’air, tout à coup fraîchi, une senteur de verdure mouillée. Puis le ciel s’éclaira.

— La pluie est finie. Profitons-en vite pour aller trouver ton piano, France, dit Mme d’Humières.

Debout devant la glace, elle mettait son chapeau avec un coup d’œil de pitié moqueuse pour la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais au même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta.

— Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger ? Veux-tu voir, France ?

La jeune fille apparut au seuil du jardin.

— Oh ! monsieur Rozenne !… Comment, vous n’êtes pas à Deauville ?

— J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu parce que je m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse et trop parfumée d’odeurs multiples… Alors j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de Mme d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y trouver que me voici !… Seulement vous sortez !…

Il avait l’air si sincèrement déçu que France se mit à rire :

— Nous sortons, en effet ; mais puisque notre société vous paraît à ce point précieuse, car je suppose que ce n’est pas le salon tout seul de Marguerite qui vous tentait, nous vous emmènerons pour peu que cela vous plaise… J’allais faire un peu de musique à Marguerite et lui lire quelques vers…

— Lui lire votre poème, n’est-ce pas ?…

— Oui…

— Ah ! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir !

Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au cœur une petite sensation de plaisir. Et comme Marguerite les rejoignait, elle dit gaîment :

— Chérie, voici un transfuge de Deauville !…

— Vous y avez vu notre colonie ? interrogea Mme d’Humières.

— Parfaitement, madame. Votre mari était un type parfait de gentleman très chic. Quant à Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui l’apercevaient. Même l’austère Mme Asseline était admirative et elle m’a fait l’honneur de me confier qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de femme qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette !…

Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi les joueurs et que, pensant à sa jeune femme, il avait discrètement essayé de l’entraîner, mais sans succès… Et pas davantage, il ne dit que s’il était si vite revenu, c’est que France Danestal n’était pas à Deauville… Soudain, il avait eu la pensée tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec elle dans Villers déserté ; et aussitôt, il s’était jeté dans le premier train qui remontait vers la petite plage, certain de trouver la jeune fille chez Mme d’Humières.

Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de plus, la destinée réalisait son désir ; et, par surcroît, il allait lui être donné de savoir enfin quelle valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille qu’on disait étonnamment douée ; qui, du moins, travaillait avec passion.

Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait pour bien installer sa sœur dans le salon où elle venait faire de la musique, hors de l’hôtel dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une pièce souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait sur une allée conduisant à la plage. Tout à coup, comme elle rencontrait, par hasard, le regard de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité qui, violemment, s’attachait à elle. Une flambée rose lui monta aux joues ; et gamine, elle jeta :

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous deux vous me semblez intimidants, tout prêts à m’écouter solennellement…

— Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis. N’est-il pas vrai, madame ?

— Soit… Mais votre recueillement me paraît terrible !… Aussi, pour me donner du courage, je vais commencer par vous dire quelques-unes de mes premières poésies, celles qui se sont fait déjà des amis…

— Ce que tu voudras, chérie, dit doucement Marguerite.

France lui sourit. Elle resta debout devant la fenêtre ouverte, adossée à l’appui de la croisée, son harmonieuse silhouette dressée, dans la robe claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel éclairci où flottait maintenant un reflet d’or blond. Délicatement, la lumière estompait le dessin de la petite tête, allumant des clartés capricieuses dans la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni Rozenne, les yeux arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient dans un vase de vieille faïence, elle commençait d’une voix que l’intime émotion faisait trembler un peu…

Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que ses yeux d’artiste trouvaient à l’observer, dans la stupéfaction qu’une enfant de dix-huit ans eût été capable d’écrire de tels vers, si personnels de forme ; d’exprimer, avec cette incomparable poésie, des impressions, des pensées, des sentiments que, seule, une femme supérieure pouvait connaître…

Et comme elle les disait, ces vers !… avec une absolue simplicité, sans geste, ni intention cherchée, mais en artiste qui vit son œuvre, d’une voix dont le seul timbre était un chant…

Il allait trahir son enthousiasme… Du geste, elle l’arrêta. Un sourire étrangement lumineux était sur sa bouche :

— Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon poème !… Je n’ai plus peur. Je sens que nos pensées sont en communion…

C’était vrai que toute appréhension venait de s’évanouir en elle, dans sa jouissance de communiquer à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui faisait battre le cœur, à elle, la créatrice.

Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre large ouverte qui lui laissait apercevoir comme elle aimait l’infini de la mer. Rozenne, alors, vint s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression de son visage. Marguerite, la tête renversée sur le dossier de son fauteuil, écoutait avec des yeux qui rêvaient.

Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été. Elles s’égrenèrent en sonorités richement colorées qui éveillaient la vision des midis brûlants, ivres de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans une clarté d’argent…

Puis leur timbre s’assourdit ; elles se firent lointaines. Alors, comme un musical murmure, elles suivirent le rythme du vers auquel, étroitement, elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des paysages entrevus par un regard d’artiste, par une âme de poète qui adorait la beauté des choses créées et le disait avec des mots où tressaillait l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs, des regrets, des joies, d’une créature jeune, passionnément vivante.

Avec une attention presque grave, maintenant, Rozenne regardait la jeune fille ; et, en l’écoutant, il sentait que l’art était vraiment son dieu, fervente petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le cœur demeurait fermé — encore… — à l’amour des hommes. Jamais il n’en avait eu l’impression si forte et si irritante.

Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante d’avoir ainsi livré son âme, il eut un cri enthousiaste :

— C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous avez créé là !… Ah ! comme vous êtes bien la fille de votre père !…

Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu de la jeune fille :

— Réellement, cela vous semble bien ?…

— C’est beaucoup mieux que bien… Je comprends maintenant que vous ne trouviez rien de plus délicieux que votre travail !

— Oui, j’aime la musique et la poésie plus que tout au monde, dit-elle d’une voix contenue. Elles me donnent des joies qui ne sont comparables à aucune autre… Marguerite, tu es contente ?

Mme d’Humières eut un sourire tendre.

— Je ne suis pas seulement contente, je suis bien fière de ma « fille »… Oh ! chérie, tu as le don de Dieu, toi aussi…

La même clarté splendide jaillit du regard de France. Cette émotion qu’elle sentait dans l’âme de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la consécration d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté le cri de sa jeunesse, enivrée de la vie.

Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans la pensée, elle analysait son poème en même temps que Rozenne ; elle recueillait les impressions éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse, se réjouissait d’un éloge qui était une sanction…

Marguerite, rappelée par la nécessité de garder son fils, était sortie doucement de la pièce, sans troubler la causerie…

Spontanée toujours, France disait, ravie :

— Vous ne pouvez savoir comme il me semble bon que vous trouviez un peu de valeur à mon œuvre !… A certaines heures, j’ai été hantée si durement par l’idée que je m’étais trompée sur son compte, qu’elle n’exprimait en rien ce que j’avais voulu lui faire dire… que j’avais pris un amusement de gamine pour un travail digne d’être lu… Ah ! j’ai pensé des choses bien décourageantes !

— Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez pas été une femme de peu de foi ?

— Heureusement ! Ce sont ces heures-là qui m’ont soutenue et aidée à supporter les autres.

— Et maintenant que l’œuvre est vivante, qu’elle est bonne — cela, j’en suis certain — vous n’allez pas la garder pour vous toute seule ?… Il faut la faire connaître…

Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre avait passé sur son visage expressif. Il la regarda, surpris.

— A quoi pensez-vous ?… Est-ce que vous hésitez à faire éditer votre poème ?

— Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée de le livrer au public… Cela m’aurait semblé une profanation… Aujourd’hui, je suis bien plus sage. Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers, et même ma musique, je les lui donnerai avec beaucoup de joie, parce que je suis devenue une femme raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très pratiques !

Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient bizarres dans sa bouche de petite muse… Mais, tout à coup, la petite muse avait disparu ; il n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne Parisienne, qui avait d’exquises lèvres moqueuses et de grands yeux clairs, larges ouverts sur la réalité.

Il demanda :

— Que rêvez-vous donc ?

— De gagner de l’argent !

— Pourquoi ?…

— Pour n’avoir plus à en demander !… Ce qui est odieux… surtout quand on demande très souvent en vain !… Pour pouvoir en dépenser qui serait à moi, autant que je voudrais !… Oh ! je sais bien que j’ai toute sorte de chances pour en rester avec mes inutiles vœux !… Mais peu importe !… Je suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens sont à ma disposition pour améliorer l’état de mes finances, que je serais bien lâche de me laisser arrêter par la crainte de ne pas réussir ! Seulement, j’envie, oh ! de toute mon âme ! ceux qui peuvent aimer l’Art pour lui seul !… Vraiment, s’il m’était donné d’écrire des vers, de composer de la musique uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais ma part de richesse large à n’en pas désirer d’autre !

Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine, une sorte de colère cingla son orgueil masculin, parce que cette trop séduisante créature prétendait, à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant dans son Éden, dédaigneuse des joies humaines, sans prix pour les simples mortels.

Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent les cœurs, la voir enfin toute vibrante, troublée par lui, pour lui… Mais il rencontra son regard limpide…

Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à coup, elle se levait d’un bond souple, après un regard vers la pendule :

— Vous voulez partir déjà ?

— Déjà ! Mais savez-vous qu’il est plus de six heures !… Comme nous avons bavardé longtemps !

— Croyez-vous ? fit-il avec une sincérité caressante. Cela m’a paru si court !

— Oh ! à moi aussi ! Vous avez été un auditeur tellement délicieux, que jamais je ne pourrai assez vous en remercier.

Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant ses deux mains avec un sourire dont la grâce le grisait comme un philtre.

Il en eut conscience et il eut peur des paroles que sa fragilité pouvait lui faire prononcer.

Résolument alors, il se détourna, regardant dehors, vers la mer, tandis que, debout devant la glace, elle remettait son chapeau.

Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être, un auditeur de plus qu’elle ne le pensait. Sur le banc de l’étroite allée, juste sous la baie de la croisée, était assis un homme d’une cinquantaine d’années ; sans doute, quelque touriste de passage. Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose. Quand France parut, sortant du salon, ses yeux — de petits yeux vifs sous d’épais sourcils en broussaille blanche — s’attachèrent sur elle avec une attention et une surprise si évidente que Rozenne en fut frappé.

Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et ne remarqua pas que, d’une façon discrète, il la suivait de loin. Après un amical adieu à Rozenne, elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement absorbée par son rêve intime ; et elle eut un tressaut de créature soudain réveillée, à la vue du mail des Asseline arrêté devant l’hôtel, après avoir ramené Colette.

Paul était descendu pour accompagner la jeune fille, qui lui parlait sous la haute porte d’entrée, et France fut frappée de l’expression triomphante du visage de sa sœur…

Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées ambitieuses et son succès possible… Elle venait d’apercevoir, traversant la rue, André d’Humières qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement d’angoisse elle pensa :

— Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et perdu !…

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