Le mal d'aimer
VI
— Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle.
— Qui m’attend ?… moi ?… répéta France, surprise.
C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche, et elle rentrait d’une anxieuse visite à sa sœur, qu’elle avait trouvée très pâle, « brisée par une mauvaise nuit », avait expliqué Marguerite, mais silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau souci que pouvait lui avoir apporté la légèreté de son mari… Aussi France n’avait-elle rien laissé voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de son beau-frère et quelques paroles échappées à Paul Asseline.
— C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a demandée après s’être informé si Mme Danestal était là… Mais Madame venait de sortir avec Mlle Colette.
Qui pouvait bien désirer lui parler ? L’idée traversa son esprit que, peut-être, il s’agissait de quelque dette d’André, contractée la veille… Rapidement, elle ouvrit la porte… Et elle se trouva face à face avec un homme de petite taille, coiffé de cheveux blancs, plantés drus sur un large front pensif, que coupaient des rides profondes… C’était un inconnu pour elle… Cependant, elle eut l’impression d’avoir vu déjà ces traits violemment dessinés.
Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la pièce, et elle rencontra le regard attentif et pénétrant, presque aigu, de deux yeux très vifs… Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son visiteur, c’était l’étranger qu’elle avait croisé la veille, au sortir de l’audition donnée à sa sœur et à Claude Rozenne… Elle le reconnaissait soudain. Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un peu saisie, attendait une explication.
— Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas ?
Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant sur l’inconnu des prunelles attentives. Il continuait :
— Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle, de me présenter à vous aussi brusquement… Mais je ne connaissais ici personne qui pût m’amener vers vous ; ou, du moins, quittant Villers aujourd’hui, je n’avais pas le loisir de chercher si le hasard ne nous avait pas donné quelques communes relations…
— Pour ?
Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté.
— Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous voulez bien m’accorder un moment d’audience.
Silencieusement, elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même, devenue curieuse.
— Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous confesse une indiscrétion dont je me suis rendu coupable à votre égard. Je passais hier dans l’allée où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait que vous récitiez des vers… J’étais fatigué… Un banc était là. Je me suis assis ; et ainsi, par hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un sonnet que vous commenciez… Ce quatrain a suffi pour me donner le désir d’entendre le sonnet tout entier, car la poésie me passionne comme aux beaux jours de ma jeunesse… A ce point que je ne me suis pas contenté d’être l’éditeur de vrais poètes ; j’ai créé une Revue qui leur est consacrée et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune, car je prétends n’y publier que des œuvres originales et de valeur.
Toujours muette, France écoutait avec la sensation qu’elle était soudain emportée en plein rêve… Et pourtant, c’était bien dans la réalité qu’elle était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros homme inconnu qui venait lui parler de ses vers, qui était le directeur d’une Revue très estimée, comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte… Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait :
— Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à mon indiscrétion, très attentivement… J’ai surpris ainsi des fragments de votre poème qui m’ont intéressé, beaucoup intéressé, tellement que, ma foi, j’ai été bien près d’aller vous demander l’autorisation de le mieux entendre. Je n’ai pas succombé à la tentation ; mais, suivant mes habitudes, je me suis renseigné. J’ai appris que le poème était de vous et que vous étiez la fille d’un maître. Alors, je me suis moins étonné que vous fussiez pareillement douée… Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse ! Vous pouvez en croire mon expérience… Votre œuvre a cette originalité, ce sceau d’une personnalité que j’exige de tout artiste ; du moins, elle l’a dans ce que j’ai pu en entendre… Et c’est pourquoi je me suis mis en quête de vous, afin de vous demander une complète lecture. Ensuite, je l’espère, nous pourrons traiter pour que j’offre à mes lecteurs, de véritables lettrés, la primeur de votre poème… Si toutefois vous ne l’avez pas encore donné à un éditeur…
Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait battre son cœur à larges coups pressés. Lentement elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup celle d’une autre :
— Le poème que vous avez entendu m’appartient encore… Je viens de l’achever ici même.
— Bien ! parfait !… Et vous consentez, n’est-ce pas, à me le redire ?
— Oh ! oui, bien volontiers… Voulez-vous l’entendre avec la musique ?
— Oui… Et tout de suite, s’il vous est possible. Car je repars dans deux heures pour Trouville, et de là, pour Paris, où je suis attendu…
Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit le piano. Il resta un peu en arrière, attentif… Elle, en tout son être, sentit cette attention ; elle comprit qu’elle allait être jugée par un homme qui, autant qu’elle-même, avait le culte de la poésie.
Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus, peut-être, elle ne devait les redire, frémissante de la sensation d’une victoire qu’il fallait gagner ; et aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à voir son œuvre entendue et comprise par un merveilleux connaisseur.
Il s’était rapproché ; debout auprès du piano, d’un air d’intense intérêt qui contractait son front, il écoutait, l’interrompant parfois de son approbation ou de sa critique : « C’est bien… Ce n’est pas cela !… Vous auriez pu trouver mieux !… »
Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes parties du poème, lui offrant l’hommage d’une attention dont elle sentait toute la valeur. Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les passages qu’il voulait entendre encore. Elle n’était plus qu’une sensibilité vibrante, un admirable instrument que l’ordre d’un maître faisait résonner…
Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors seulement, elle s’aperçut qu’elle était brisée par l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui frémissaient à l’exclamation de l’éditeur :
— Décidément, c’est bien, c’est très bien !… Vous êtes stupéfiante pour votre âge… Car vous devez être très jeune… Vous avez l’air d’une gamine !
Il avait pour la regarder un sourire paternel, charmé de voir, à son âme de poète, une enveloppe si joliment féminine.
Elle eut un rire gai :
— J’ai dix-huit ans et demi !… Je ne suis pas un bébé comme vous paraissez le croire !
— Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême vieillesse !… Allons, vous voilà toute pâle… Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je suis… Vous auriez dû me le dire !
Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa sur sa bouche un peu contractée :
— Ne regrettez rien… Grâce à vous, je viens de vivre des minutes sans prix pour moi !… Jamais, je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel que vous !
Il se mit à rire :
— Bien, bien… C’est que nous sommes deux prêtres d’un même culte… Allons, je ne m’étonne plus que votre poésie soit si vivante !… Plus tard, évidemment, vous pourrez avoir plus de science, plus de maîtrise, mais je doute bien que vous retrouviez quelque chose qui vaille cette fougue de jeunesse !… Surtout, continuez à travailler !… Ne vous fiez pas à votre don naturel… Ah ! pourquoi n’êtes-vous pas un homme ?… Je suis sûr que vous pourriez aller loin…
— J’essaierai de faire comme si j’étais un homme ! jeta-t-elle avec un rire léger.
— Bah ! les femmes !… tant de choses les distraient de l’art et des lettres !… Enfin, contentons-nous du présent… Je suis diantrement ravi de vous avoir découverte hier !… par hasard, c’est vrai…
— Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver ? interrogea-t-elle d’un air de petite fille heureuse.
Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes :
— Ça n’a pas été trop compliqué encore ! Je me suis arrangé pour suivre, hier, le jeune homme qui vous accompagnait… Il est entré au Casino. Je l’ai abordé carrément ; je lui ai expliqué mon cas ; il m’a répondu de très bonne grâce… C’est pour vous un ami bien dévoué, mademoiselle, que ce garçon-là !… Il m’a dépêché vers vous ce matin !… Et maintenant, terminons vite notre affaire, car le temps me presse… Quand vous allez avoir fini de mettre au point votre poème, envoyez-le-moi ; ou mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que nous établissions notre petit traité… Seulement, je dois, en toute honnêteté, vous avertir tout de suite que je ne pourrai vous offrir de très brillantes conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne publier que des œuvres de valeur, dédaignées de la foule incapable de les comprendre… Donc, nous nous entendrons seulement si vous n’êtes pas exigeante !…
Elle allait s’écrier :
— Je ne le suis pas du tout !
Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle désirait si passionnément aider… Et avec un sourire qui demandait grâce, elle répliqua :
— Mais c’est que… je suis exigeante… Je voudrais tant avoir un peu d’argent gagné par moi !… C’est si ennuyeux de devoir toujours en demander !
De nouveau, l’éditeur se mit à rire ; et l’expression de son visage fut paternellement bonne.
— Un peu de patience, mademoiselle… La jeunesse doit se résigner à être en tutelle. Le temps viendra peut-être assez vite, où vous devrez compter sur vous seule…
France ne répondit pas… La porte du salon s’ouvrait pour laisser passage à Mme Danestal, retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la vue de sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme ébouriffé qui se découvrait poliment devant elle.
— Mais, France, que se passe-t-il donc ?
— Ceci, maman, que je te présente M. Flamin, directeur de la Revue mauve, qui a bien voulu m’exprimer le désir de publier mon poème.
— Ton poème !… publier ton poème ?… Quel poème ?… Et comment connais-tu monsieur ?
Cette nouvelle incroyable la prenait tellement par surprise que toute son habitude du monde ne pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce fut Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui donner les explications nécessaires. Colette, arrêtée au seuil du salon, écoutait, intéressée et curieuse.
Flamin terminait, très correct :
— Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas vrai, madame, à ce que je traite avec mademoiselle ?
— Oh ! pas le moindre ! D’ailleurs, en la circonstance, c’est à elle seule qu’il appartient de décider ce qu’il lui convient de faire de ses vers. Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur à ses essais.
— Quelque valeur ! répéta l’éditeur presque irrité… Eh ! madame, ils en ont une si réelle que, depuis le moment où le hasard me les a fait entendre à demi, je suis à la recherche de mademoiselle pour la prier de me les faire connaître tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de les offrir à mes lecteurs !
Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait cruellement dénuée du sens poétique et demanda à France, dont les yeux rêvaient :
— Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle ?
— Dans quelques semaines, je pense.
— Pas plus tôt ! jeta Colette avec une telle certitude dans la voix que France la regarda, attentive soudain.
— Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit pour cette époque…
— Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours décidé à le publier ?
Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui voir cet air de fillette suppliante.
— Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame, je vous présente mes hommages… Au revoir, mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir eu l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel.
— Je crois, en effet, que je vous pardonne ! Et de plus, je vous remercie… Je vous remercie beaucoup !
Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement. Puis, après un dernier salut, il disparut dans le flot des promeneurs que ramenait la cloche du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie par l’obsédant souci de l’exactitude, montait en hâte ôter, dans sa chambre, ses vêtements de sortie.
Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la pièce, un mystérieux sourire sur ses belles lèvres, elle contemplait, avec des yeux qui étincelaient, la dentelle frémissante des branches que la brise balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et son regard s’attacha sur le visage de France que rosait une fièvre de joie.
— Eh bien ! France, te voilà en route pour la célébrité !… Cette journée est décidément favorable aux Danestal…
Elle s’arrêta une seconde ; puis reprit :
— J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer… Je suis fiancée ! Et c’est Mme Asseline qui m’a elle-même demandé d’accueillir son fils !
Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement dans la voix de Colette. Elle l’avait gagnée, la partie jouée avec une audacieuse volonté !
France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser l’espèce de honte qui lui meurtrissait le cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa sœur ce qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres ; et cette fois devait être unique… D’un accent qui tremblait un peu, elle articula :
— Tant mieux, Colette, si tu es contente… Je te souhaite de ne jamais regretter ce que tu as voulu aujourd’hui !
Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations. Le front rayé d’un pli dur, elle se détourna ; et, sans un mot, sortit de la pièce.
France, immobile, ne songeait même pas à la suivre. Il lui semblait qu’avec les paroles de sa sœur, toute joie s’en était allée de son cœur, tant était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle éprouvait ; et arrachée à l’ivresse de son propre rêve, elle murmurait :
— Oh ! pourquoi faut-il que Colette se marie ainsi !…