Le mal d'aimer
IX
Une rumeur de curiosité courut à travers la très nombreuse assemblée que réunissait le concert de charité, — dans l’hôtel particulier qui abritait la kermesse, — car, sur l’estrade, venait d’apparaître Marceline Herrène pour dire le poème de Francis Danes.
Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent. Les regards féminins étudièrent la sobre richesse de la robe de mousseline de l’Inde, incrustée de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis que les yeux des hommes s’attachaient au buste admirable sous l’étoffe souple, au visage qui semblait modelé dans la lumière, coiffé de cheveux sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd.
Debout, immobile, une sorte de rêve dans la chaude profondeur des prunelles, elle semblait écouter le chant que modulait l’orchestre et par lequel s’ouvrait le poème, — un chant si admirablement adapté au caractère du poème que, seul, un même cerveau pouvait avoir conçu la musique et la poésie.
Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura :
— Elle est bien belle !… Tu es gâtée, chérie, d’avoir une pareille interprète !
France inclina la tête en silence. De loin, elle souriait à Marceline qui venait de la distinguer dans la foule du public et lui avait envoyé un imperceptible signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se prit à écouter cette musique qui était la sienne, pour elle, évocatrice puissamment d’impressions vécues par elle.
L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi toutes les répétitions, était vraiment très bon. Mais elle ne l’entendait pas avec cette attention qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler le jeu des musiciens. Son regard errait sur les rangs des auditeurs, cherchant, sans qu’elle en eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait pas. Dans cette réunion du tout Amiens select, — où fraternisaient pour quelques heures armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même noblesse, protectrice des bonnes œuvres, — presque toutes les physionomies lui étaient étrangères. A peine elle reconnaissait quelques femmes rencontrées dans le salon de Marguerite… Devant elle, un peu, elle apercevait le groupe des Chambry, la petite femme habillée avec un soin correct et une richesse toute provinciale, assise entre son mari et son beau-frère… Tous trois, l’air très attentif.
A travers la distance, France sentait, tendue vers elle, toute la pensée d’Albert Chambry, avec une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte dans la foule où elle demeurait discrètement confondue ; et, si soucieux qu’il fût des convenances, il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder dès qu’il croyait pouvoir le faire sans être remarqué — par elle surtout. Il n’était pas connaisseur en musique et la valeur des harmonies originales du prélude, dont un mélomane eût été ravi, lui échappait complètement. Mais l’oreille charmée par les sonorités expressives et colorées du chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté par l’idée que c’était vraiment cette jeune fille qui avait créé cela, que tout ce public était réuni pour être enchanté par la beauté de son œuvre de femme — et de femme de vingt ans à peine !
D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel était Francis Danes, observaient aussi, avec la même curiosité, la fine créature habillée de linon rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs, qui se tenait auprès de sa sœur, comme une fille du monde très bien élevée, auditrice correcte ; de telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait pu soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette musique et ce poème.
Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle excitait ainsi ; sourdement nerveuse, elle continuait sa recherche inconsciente, parmi tous ces inconnus… Non, décidément, elle n’apercevait pas Claude Rozenne. Il n’était pas là !… Il n’était pas venu assister à cette audition solennelle, devant un public payant ! de l’œuvre de sa « précieuse petite amie », comme il semblait se plaire à l’appeler. Pourquoi ?… Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille encore. De loin, elle l’avait aperçu, en arrivant de Paris, quand elle sortait de la gare avec Marguerite… Mais il n’avait pas paru chez sa sœur, bien que certainement il sût qu’elle était à Amiens, où les plus petites nouvelles étaient vite colportées.
Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait le faire depuis quinze jours… Même, il se désintéressait de ce qui la touchait.
Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si fort qu’une paillette blessa la peau sous le gant.
Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où la jetait l’absence de Rozenne ; et irritée contre elle-même, sans remuer les lèvres, elle murmura :
— Qu’est-ce que cela peut me faire après tout, qu’il soit là ou non ?
… Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline commençait le poème ; et son admirable voix, grave et pleine, d’une souplesse caressante, donnait si merveilleusement aux vers leur relief, leur couleur ; en faisait jaillir, si lumineuse, la pensée, que toute préoccupation étrangère disparut du cerveau de France, dans la jouissance aiguë d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste telle que celle-là.
La musique accompagnait la parole humaine, qui, parfois, faisait silence un moment, pour laisser la mélodie lui répondre ; puis reprenait la légende symbolique, contée en une langue d’une incomparable poésie dont les moins lettrés eux-mêmes subissaient le charme. Mais France ne s’apercevait pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des regards qui allaient à elle, l’auteur !… Même, elle avait oublié l’absence de Rozenne. Rien n’existait plus pour elle que l’intense plaisir artistique qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit dans une sensation de brusque réveil quand des applaudissements éclatèrent enthousiastes, alors que l’orchestre achevait le motif final. Marceline, rappelée éperdument, reparaissait les mains pleines de fleurs, jetant le nom du poète que saluaient les acclamations.
Avec une malice un peu émue André glissa à sa belle-sœur qui, devenue toute rose, écoutait, une petite fièvre au fond des prunelles :
— Quel succès ! France… Prenez garde, on va vous enlever pour vous porter en triomphe !
— Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier Marceline qui mérite bien, elle, d’être portée en triomphe !… Quelle artiste !… Guite, tu me retrouveras dans le petit salon…
Correctement escortée par son beau-frère, elle se glissait parmi les groupes qui se formaient ; car la première partie du concert était achevée et les dames patronnesses commençaient la quête dans les rangs nombreux du public.
Tous les regards invariablement la suivaient, autant parce que la rumeur commençait à la désigner pour le poète de l’Eau dormante que parce qu’elle était une très jolie femme, totalement différente des plus élégantes Amiénoises réunies dans le hall, par son allure et par la discrète originalité de la toilette créée par son goût.
Elle, indifférente, passait vite ; et bientôt elle disparut, entrant dans le salon où, avant le concert, elle était avec Marceline.
Devant la glace, la tragédienne attachait sa longue mante, déjà prête à partir.
Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à France qui venait à elle, une clarté rayonnante dans les yeux.
— Oh ! Marceline ! Marceline ! quel don royal vous m’avez fait ce soir encore !… Je ne connais pas, je crois, de jouissance comparable à celle d’entendre mes vers récités par vous !
— Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse ?
D’un geste spontané, France, comme une enfant, enlaça la jeune femme, jetant un chaud baiser sur son visage… Ardemment, elle admirait son talent qui, si souvent, était du génie ; elle aimait son inépuisable bonté et, sans effort, elle lui pardonnait les généreuses folies où l’entraînait son cœur d’amoureuse…
— Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous entendent, ivre de la musique de votre voix, de vos paroles…
— Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres, France.
— Oui ; mais comme vous les avez dites ! Jamais je ne vous remercierai assez d’avoir bien voulu faire ainsi connaître mes vers… Ah ! je comprends que mon père ne veuille permettre à personne de réciter, devant lui, certains de ses sonnets qu’il vous a entendus !
Marceline eut un imperceptible recul. Elle se souvenait de la manière dont Robert Danestal avait jadis souhaité lui témoigner son admiration, alors qu’elle aimait ailleurs…
Mais ce fut, chez elle, impression fugitive ; sa main effleurant les cheveux de France, elle dit :
— Maintenant que je ne suis plus bonne à rien, France, je vais vite filer à l’hôtel, car je repars tout à l’heure pour Paris… et voilà la foule qui va envahir cette retraite afin de vous apporter ses félicitations…
Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus vive la rumeur des conversations, car l’entr’acte continuait.
— Marceline, attendez une seconde, je vais appeler mon beau-frère pour vous mettre en voiture.
— Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma chère petite amie.
Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille qu’elle avait vue presque enfant, alors qu’elle-même, en ses débuts au théâtre, venait réciter des vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître… Puis, soulevant une portière, elle s’échappa, tandis que la porte du salon s’entr’ouvrait devant Marguerite qui, discrète, demandait :
— Chérie, peut-on entrer ?… Tu es seule ? Marceline est partie ?… Alors, il est possible de venir te féliciter, sans vous déranger… Oh ! ma petite France, tu peux être fière de toi !… Moi qui viens d’entendre ce que tous disent, je suis pénétrée d’orgueil !
Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui murmurant cela, tandis que le salon s’emplissait de visiteurs qui souhaitaient être présentés au poète de l’Eau dormante.
France les regardait ; et, sourdement, une pensée lui faisait battre le cœur d’un regret âpre :
« Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là qui s’empressaient autour d’elle ?… Oh ! pourquoi ?… »
Jamais elle n’eût soupçonné que son absence pourrait lui être ainsi pénible ; qu’elle aurait, à ce point, trouvé bon, ce soir-là, de rencontrer son regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus oublier, de sentir autour d’elle l’indéfinissable sentiment qui lui était devenu cher…
De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que lui — son ami ! — demeurait invisible, ainsi qu’un indifférent, une sensation aiguë de désillusion, une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle ; un désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller toute seule, dans l’ombre bleue de la nuit qu’elle apercevait par les portes-fenêtres, grandes ouvertes sur le jardin…
Pourtant, bravement, elle jouait son personnage de femme célèbre dans sa petite sphère. Elle répondait, comme il convenait, à tous les compliments ; aux félicitations majestueuses de Lucien Chambry, aux exclamations enthousiastes de sa petite femme…
Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant qu’il lui fût possible d’aborder, à son tour, la jeune fille trop entourée. Avec un regard qui n’avait plus son calme coutumier, il contemplait la jolie tête expressive, les lèvres souples, les prunelles d’eau bleue, les moires dorées des cheveux sous la capeline de fleurs. Pour la première fois, il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie qui animait le cerveau et l’âme de France Danestal, et il en demeurait ébloui et troublé.
Soudain rapprochée de lui par un remous dans le flot des visiteurs, elle rencontra, par hasard, ces yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans, réfléchir alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement :
— Pourquoi donc me regardez-vous ainsi ?
— Parce que je vous admire… comme je n’ai jamais admiré aucune femme !
— Rien que cela ! fit-elle rieuse, un peu saisie, mais touchée de l’aveu. Lui-même en avait l’air si stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il commença, suppliant :
— Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie… Je sais très bien que mon admiration est de mince valeur ; mais je vous l’offre bien sincère…
— Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un jour où nous serons plus tranquilles que ce soir, vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers vous ont plu ?… Cela m’intéressera beaucoup !…
Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte un peu malicieuse.
— Si vous restez quelques jours à Amiens, me permettrez-vous d’aller vous dire toute mon impression chez madame votre sœur ?… Je suis…
Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un, derrière elle, venait de prononcer le nom de Rozenne, et les nerfs tendus elle écoutait, oublieuse de l’existence même d’Albert Chambry qui lui parlait. Que disait-on ?
Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois, pensé dans la soirée :
— Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici !
Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry prononçait, mordante :
— Rozenne ici ?… Vous ne savez donc pas que ce soir Gillette Harcourt reprend le rôle qui a été son triomphe au commencement de l’hiver ? Une nouvelle première à laquelle ses… admirateurs ne pouvaient manquer d’assister !
France n’entendit rien de plus ; car André d’Humières approchait, lui amenant un ami qui, à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit cet inconnu comme elle en avait accueilli tant d’autres depuis un moment, avec une indifférence souriante. Mais les mots qu’il lui disait lui arrivaient dépourvus de sens. Tressaillante comme après un choc très douloureux, elle pensait :
« C’est pour cela qu’il n’est pas là !… Je comprends maintenant ! »
Ah ! oui ! elle comprenait… Et c’était si simple !… Ayant à choisir, ce même soir, entre l’amante et l’amie, « la précieuse petite amie ! » ce n’était pas vers celle-ci qu’il était allé !… De quoi donc s’étonnait-elle ?… Tous, ils étaient pareils, les hommes, elle le savait bien, depuis très longtemps… Et après tout, il était si naturel que Rozenne eût agi ainsi… Elle, France, était tellement peu de chose dans sa vie, dont elle n’avait pas voulu…
— Oh ! France, qu’est-ce que tu as ?… Comme tu es devenue pâle !… lui murmura la voix anxieuse de Marguerite.
Un sursaut de colère contre elle-même, contre Rozenne l’ébranla tout entière. Au hasard, elle dit :
— Je suis lasse de tout ce monde… Et puis, il fait si chaud ici… Je vais respirer une seconde sur la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma chérie.
Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se glissa dehors, sur le perron qui s’allongeait en terrasse, et descendit les marches.
Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux, odorant d’une senteur de verdure et de fleur, où dominait l’arome des œillets qui montait d’un massif tout proche… Un souvenir jaillit en elle ; celui de l’après-midi où Rozenne lui parlait dans le salon si fleuri, qu’il semblait distiller l’ivresse…
Oui, elle était follement grisée, ce jour-là, quand son cœur bondissait d’allégresse parce que la croyance était entrée en elle que Rozenne l’aimait encore, l’aimait plus qu’autrefois… Oh ! la stupide allégresse ! dont la seule pensée était pour elle, en ce moment, une humiliation intolérable… Ah ! oublier, oublier, oublier !… Sentir descendre en elle quelque chose de la grande paix de la nuit…
Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à l’infini, c’était un tel silence, après le vain bruit des conversations !… A peine, le bruissement léger de la brise, à travers les feuilles. Les allées fuyaient dans l’ombre des arbres ; une seule, qui enserrait la pelouse, semblait un chemin de lumière, sous le reflet de lune qui argentait aussi les arbustes…
France détourna la tête pour ne plus voir les fenêtres éclairées qui lui rappelaient que le monde était là, tout proche, prêt à la reprendre… Et instinctivement, dans sa soif douloureuse d’être pénétrée — un peu ! au moins… — par cette sérénité des choses impassibles, elle ferma les yeux, — comme une enfant très lasse qui appelle le repos…
Mais alors, sous les paupières abaissées, des larmes jaillirent et vinrent mouiller ses lèvres…