Le mal d'aimer
II
A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient avec toute leur science pratique de femmes aimant le confort, et France avec la lenteur et l’indifférence d’une enfant que la contemplation de la mer charme souverainement.
Car, de la fenêtre de sa très petite chambre, — sa mère et sa sœur aînée ayant, comme de juste, pris possession des meilleures pièces mises à leur disposition, — elle avait une vision d’océan si superbe, qu’un peu grisée par l’éblouissante clarté épandue sur les choses, par le souffle d’air vif qui frémissait dans les branches pailletées d’ombres et d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine des vagues, elle ne prenait guère souci d’ouvrir ses bagages, ayant d’ailleurs une horreur enfantine pour toutes les besognes qui incombent aux bonnes ménagères.
Elle n’entendait même pas les propos échangés par sa mère et Colette sur la première rencontre avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour établir des rapports fréquents avec la famille Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre ouverte, les mains abandonnées sur ses genoux, France se laissait envelopper, avec une jouissance ardente, par la brise qui soulevait autour de son front de petits cheveux légers, les yeux ravis par les lointains verdoyants des vergers feuillus, des prairies herbeuses où le vent de mer creusait d’onduleux sillons.
Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit des Asseline, en dépit des trop nombreux Parisiens de leurs connaissances groupés à Villers, à Trouville, à Houlgate ; qu’il allait faire bon de demeurer quelques jours dans cette fraîche campagne, où elle était amenée par les vues ambitieuses de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment qu’elle trouverait possible d’oublier la mesquine partie à gagner et qu’elle allait pouvoir mener à sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de multiples occupations.
Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante, elle travaillait l’harmonie, composait de la musique ; lisait, en toute liberté, ce qui tentait son activité de pensée, son insatiable intelligence ; écrivait des vers qu’elle ne montrait jamais encore, jugeant que, fille d’un grand poète, il ne lui était permis d’être poète elle-même qu’à la seule condition de créer des œuvres irréprochables… Et elle était trop jalousement éprise du Beau pour ne pas se montrer très difficile.
Ah ! oui, elle était bien la vraie fille de Robert Danestal, toute vibrante comme lui au souci des choses d’art dont le charme la pénétrait et la dominait toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait ainsi dans un monde idéal, dont les spectacles la ravissaient. Aussi, mieux que personne, elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques de son père, ses achats « insensés », disait Mme Danestal, de tableaux, de belles faïences, de tentures rares, de bibelots précieux ; elle comprenait le dédain qu’il témoignait pour tout travail régulier, ayant la volonté d’écrire seulement aux heures de l’inspiration, sans être jamais influencé par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire, quand on a de médiocres revenus, des goûts dispendieux et trois filles à doter. Et du même cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste recherche de ses propres satisfactions, son humeur fantasque ; même plus, son indifférence pour un foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors duquel il vivait, d’ailleurs, à peu près complètement, quand il ne s’enfermait pas dans son cabinet, ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que les hommes illustres ne doivent pas être jugés à la mesure des simples mortels et que leurs dons supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux. D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille très moderne, qu’il est inutile de demander grande sagesse aux hommes, même à ceux qui n’ont pas leur gloire pour excuser leurs faiblesses.
En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait déjà de la vie une vision terriblement claire. Elle avait grandi dans un milieu où elle entendait parler devant elle de toutes choses, discuter comme des thèses ou des questions d’art les sujets les plus délicats, même les problèmes psychologiques les plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très intelligente, le regard autant que l’oreille et l’esprit toujours en éveil, elle avait vite discerné toute sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt mûri sa pensée, mais en même temps lui jetaient au cœur un âpre mépris pour les vilenies, pour les grandes et pour les petites lâchetés mondaines.
Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été, sans doute, une jeune créature vibrante et candide, vivant en plein idéal, soucieuse seulement des âmes très pures, très hautes, éprises du Beau comme elle-même. Car, en dépit des révélations que le monde lui avait faites trop tôt, elle demeurait singulièrement jeune d’impressions ; elle avait des enthousiasmes, des confiances, des naïvetés d’enfant qui contrastaient bizarrement avec sa connaissance précoce de la vie.
Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son père ni sa mère n’étaient jaloux de leur autorité, elle vivait moralement dans une indépendance entière, enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en sortant qu’à son gré, quand une curiosité, une source d’intérêt, un sentiment l’en attiraient. Autrement, réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire richement orné, par la nature et par l’étude, elle y demeurait étrangère à la foule banale, s’y donnait en silence d’exquises fêtes par la communion des belles œuvres, par son propre travail créateur auquel, passionnément, elle se donnait.
Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très heureuse si la vie quotidienne ne l’avait trop souvent rejetée des régions sereines où elle planait si naturellement dans les pitoyables difficultés de la réalité. Il lui fallait entendre les plaintes et les récriminations — toujours les mêmes — de sa mère sur un manque de fortune qui devait se dissimuler… Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences de Mme Danestal et de Colette pour arriver à être très élégantes en dépensant fort peu… Il lui fallait faire des visites innombrables, aller dans le monde à peu près chaque soir. Sur ce seul chapitre, en effet, Mme Danestal lui refusait le droit de suivre son caprice ; elle estimait que les jolies filles qui ne sont pas des héritières ne doivent point rester dans l’ombre, sous peine de pécher contre la Providence, assez bienveillante pour leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage.
C’était bien aussi l’avis de Colette ; et certes, de son mieux, depuis son entrée dans le monde, elle s’appliquait à aider aux favorables desseins de la Providence à son égard.
Mais elle, France, était autrement intransigeante et prétendait ne pratiquer à aucun prix le prudent conseil : « Aide-toi, le ciel t’aidera… », incapable de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du mariage riche. D’autre part, elle aimait trop les belles choses ; elle avait, trop forte, la terreur des soucis de ménagère et des tracas d’argent pour avoir le courage d’accepter une situation tout à fait modeste comme sa sœur Marguerite… Aussi avait-elle bien vite compris que sa destinée, sans doute, serait de suivre seule son chemin dans la vie…
Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient si peu le compagnon très cher qu’elle eût souhaité, ces jeunes hommes qu’elle rencontrait dans le monde, tellement « quelconques » pour la plupart… Les jeunes poètes long chevelus, qui évoluaient dans le rayonnement projeté par la gloire de son père, l’intéressaient davantage ; mais pour la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une estime si manifeste, qu’elle voyait leurs ridicules autant que leur talent.
Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait une place dans l’existence qu’elle souhaitait se créer par l’art et le travail, n’en désirant nulle autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que l’amour n’avait pas encore effleurés. Se suffire à elle-même, acquérir une indépendance qu’elle devrait à elle seule, c’était son rêve juvénile, et elle en poursuivait discrètement la réalisation avec une indomptable volonté.
Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi sa plus jeune fille s’absorbait dans ses multiples travaux avec une fougue persévérante. Cette mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection, étaient si dissemblables que l’âme de France demeurait à Mme Danestal un monde inconnu où elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer. Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique qu’il lui convenait, — à condition toutefois d’avoir peu de leçons à lui payer, — suivre force concerts, si elle ne devait pas débourser le prix de sa place ; s’enthousiasmer pour des compositeurs, des artistes, des chanteurs ; souhaiter les connaître et y arriver presque toujours…
Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles fantaisies dont, un jour ou l’autre, France se lasserait d’elle-même… Alors, elle perdrait son amour des travaux intellectuels, son souci bizarre de se rendre utile à tous les humbles qui pouvaient avoir besoin d’elle ; d’où cette lubie d’apprendre le catéchisme à quelques enfants pauvres de sa paroisse, de s’intéresser à une crèche où elle allait parfois passer des heures, jouant comme une gamine avec les petits qu’elle comblait de gâteries.
Somme toute, France Danestal s’accommodait fort bien de son existence, et ce jour-là, en particulier, tandis que, toujours immobile devant sa fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie, elle continuait à regarder le large horizon baigné de lumière blonde.
Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir soudain. Une voix expliquait d’un ton d’excuse :
— C’est le courrier de ces dames qu’on avait oublié de leur remettre.
France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut une exclamation de plaisir, reconnaissant l’écriture de sa sœur aînée.
— Maman, une lettre de Marguerite pour toi ! Peut-être va-t-elle nous annoncer son arrivée.
— Nous allons voir… Viens ici me lire cette lettre ; je suis occupée dans la chambre de Colette.
France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal, sortait de sa malle la suite de ses toilettes dont la profusion couvrait le lit, les chaises, la table, d’un charmant étalage d’étoffes claires. Très affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas troubler par l’apparition de la jeune fille qui, sans s’occuper de leur inattention, forte de l’autorisation reçue, se prit à décacheter la lettre.
— Mère, je puis commencer à lire ?
— Oui, si tu veux ; je t’écoute… Colette, vois, ta robe de mousseline n’est pas du tout chiffonnée ! Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec ta blouse de taffetas blanc.
De sa voix musicale, France commençait à lire :
« Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu commencer assez tôt ma lettre pour te l’envoyer à Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons économiques sont couronnées de succès ! Nous allons donc pouvoir passer près de vous nos quelques jours de vacances, avant de gagner notre nouveau poste en Normandie… Et je m’en fais une vraie joie !
« Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu m’indiques est beaucoup trop brillant pour notre humble bourse, dont nous voyons toujours trop vite le fond. Si France — ou Colette — voulait être très bonne, elle se mettrait en quête, pour le ménage d’Humières, d’un petit logis bien modeste, bien propret, gai si possible, car, ma future maternité me rendant peu alerte, je demeurerai bien souvent, bon gré mal gré, dans mon home de passage. Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce moment, presque autant que pour Bébé, un vrai petit campagnard, habitué au plein air… Vous verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne et quel beau petit garçon je vous amène. On lui donnerait plutôt trois ans que deux.
« Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se moquer de mon enthousiasme maternel : qu’elles soient bien convaincues que, dans quelques années, elles parleront tout à fait comme moi ! Patience ! mes chéries.
« En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi vite le gîte désiré ! Je suis contente pour André que vous ayez choisi une plage voisine de Trouville, où il pourra aller chercher un peu des distractions dont il était totalement sevré dans notre petit trou, en pays de montagne. Je crois qu’il est vraiment autant que son fils, mais pour d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son plaisir si évident suffirait à me faire oublier ce qu’il y a d’un peu déraisonnable à creuser une brèche dans nos faibles économies, quand nous avons en perspective une naissance nouvelle… Événement toujours coûteux !
« Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de n’être pas tout à fait raisonnable ! J’ai donc succombé à la tentation et j’en suis bien heureuse, puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour quelques semaines !
« Vite un mot m’annonçant que nous pouvons arriver, André, Bob et moi ; nous en grillons d’envie et nous vous embrassons de tout notre cœur pour vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie, et à bientôt, n’est-ce pas ? »
France se tut et un silence d’une seconde régna parce que Mme Danestal et Colette, qui avaient poursuivi leurs rangements, étaient tout occupées à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette qui les enfermait, anxieuses de s’assurer que le voyage ne leur avait pas été funeste.
Cette constatation étant terminée, Mme Danestal, l’esprit en paix, réfléchit :
— Mes enfants, il faudrait tout de suite vous mettre à la recherche pour Marguerite. Toi, France, qui aimes tant à circuler, tu pourrais t’occuper de cela.
— Oui, mère, je vais voir et me renseigner. Aussitôt mon bagage ouvert, je sortirai.
— Tu vas descendre jusqu’à la plage ? jeta Colette qui fourrageait dans les tiroirs pour y installer ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je m’habille pendant que tu fais tes rangements.
— Tu t’habilles ? Mais nous serons dehors, je crois, au moment où tout le monde désertera la plage.
— Raison de plus pour n’être pas rencontrée dans une tenue de voyageuse. Libre à toi de garder la tienne ! Moi, je désire être présentable et ne pas donner piteuse opinion de mon élégance aux gens que je croiserai !
France ne répondit pas. Paraître ! c’était le souci constant de sa mère et de sa sœur. Paraître, même au prix de misérables économies, faites sur les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes, en usant seulement de petites couturières à bon marché, des ouvrières qu’il faut diriger, en suppléant à leur goût absent !…
De cela, Colette avait le don ; elle possédait, inné, l’art des chiffonnages coquets faits avec des riens, des chapeaux inimitables créés par la seule adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous ses désirs à cesser de l’exercer sous cette forme économique.
France était revenue dans sa chambrette et, machinalement, se décidait enfin à défaire sa malle, à organiser son très petit home. Mais sa pensée était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite.
Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour elle si tendrement maternelle, dont l’affection avait été la joie de sa jeunesse de petite fille ; qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas, quand le mariage la lui avait enlevée. Alors, la seule pensée du bonheur de Marguerite avait pu consoler un peu sa détresse silencieuse.
Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle, ainsi qu’elle l’avait espéré ? C’était une question qui, bien souvent, hantait la pensée de France quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage de Marguerite, toutes deux avaient été bien rarement réunies et les yeux clairvoyants de la jeune fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa nouvelle vie. Jamais ses lettres n’avaient enfermé un mot de déception ou de regret. Elle parlait toujours tendrement de son mari et plus encore de son fils ; ne se plaignait jamais de sa situation modeste, de son isolement dans un village des Alpes où la retenait le poste de son mari.
Pourtant, France avait l’impression qu’une sourde mélancolie pénétrait l’âme de sa sœur. Et avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en cherchait le pourquoi.
Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être, vivant quelques jours près de la jeune femme, elle acquerrait la bienfaisante certitude de s’être trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si bon !…
— France, es-tu prête ? Voici qu’il est déjà cinq heures et demie, appela Colette.
— Si tard, vraiment ?… J’ai fini. Je mets mon chapeau et je viens. Pars sans m’attendre si tu es trop pressée.
— Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est beaucoup mieux que, pour la première fois, vous sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un chevalier !
France se mit à rire gaiement :
— Oh ! mère, jamais personne ne me prendra pour une princesse, surtout dans ma tenue de voyageuse, comme dit Colette.
Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son canotier, et ce mouvement qui cambrait un peu sa taille en arrière, avait cette grâce souple si vite remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne.
Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette, impatiente de partir. Tout habillée de serge blanche, elle était si délicieusement blonde sous le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie de bleuets, qu’une fois de plus France pensa que sa sœur avait vraiment raison de se sentir de force à gagner toutes les parties. Et apercevant dans la glace, auprès de l’éblouissante apparition, sa menue silhouette encore emprisonnée dans le sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée :
— On dirait la petite Cendrillon accompagnant sa brillante sœur !
Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la même pensée quand, de sa fenêtre, elle les vit toutes deux sortir de l’hôtel.
La mer était haute, distillant dans l’air plus frais sa vapeur saline. Des vagues nonchalantes mouillaient le sable d’ondulations molles, ombrées de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait lentement vers les eaux paisibles, ponctuées d’écume.
La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur du crépuscule approchant, les promeneurs se faisaient nombreux. Sur la route qui longeait la mer, bordée par les villas, des équipages filaient, revenant de Trouville, dont le lointain s’effaçait dans une brume sablée d’or. Les baigneurs arpentaient la digue, les hommes en tenue de plage, les femmes en robes claires, laissant avec une indifférence coquette leur jupe frôler l’allée de planches.
France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur qui se dirigeait vers la plage. Mais, tout de suite, avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de visages connus, des connaissances retrouvées, l’échange de propos de bienvenue qui immobilisaient, presque à chaque pas, les deux jeunes filles.
Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette ne semblait pas soucieuse de s’attarder à ces papotages dont elle était d’ordinaire si friande ; et même, elle proposa :
— Veux-tu que nous descendions sur le sable ?
— Oui, nous serons ainsi plus près de la mer.
Vive, France s’engagea sur l’escalier de la digue, craignant que Colette ne se ravisât. Tout bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient leurs pieds chaussés de souliers…
Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant une gigantesque ombrelle bigarrée de raies rouges et blanches, des jeunes gens causaient avec Paul Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une petite rougeur courut comme une flamme sur la peau mate de France, et ses sourcils, soudain rapprochés, donnèrent à son jeune visage une expression volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette avait dit à Paul Asseline qu’elle viendrait ; il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce rendez-vous, avait, pour sauvegarder les apparences, fait en sorte que sa plus jeune fille y figurât…
Une révolte la secoua tout entière. Que Colette agît comme bon lui semblait, mais qu’elle ne la fît pas servir à la réussite de ses manœuvres mesquines !… Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter, pour se rapprocher de la mer.
Inutile intention ! Déjà Asseline était devant elle et sa sœur, s’inclinant en des saluts profonds ; et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur ses lèvres fines flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler les cœurs simples.
— Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis d’installation. Mais vous nous aviez annoncé un si beau coucher de soleil que nous avons voulu en avoir le spectacle !
— Et ne le trouvez-vous pas à votre gré ? demanda-t-il, timide, lui offrant l’hommage de son regard ravi.
— Oh ! si, tout à fait superbe !
— Alors pour le contempler mieux, voulez-vous venir un instant vous asseoir sous la tente de ma mère ? Elle aura très grand plaisir à vous voir.
Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques pas, eut une imperceptible moue dubitative devant cette chaleureuse invitation. Mais Colette n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de Mme Asseline, qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs fois. Elle se sentait assez en beauté pour se laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et surtout à son père, qu’on disait très sensible au charme féminin.
Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans les yeux de France, elle se rapprocha du cercle au milieu duquel trônait une femme maigre, bourgeoise de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers, sous un grand chapeau rond de paille noire.
Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître son fils accompagné des deux jeunes filles et son visage mince prit une expression désagréable à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en apercevoir, pas plus que de la flatteuse attention éveillée, par son approche, dans la partie masculine du groupe. Avec une grâce souriante, elle saluait la vieille dame qui répondait à ses paroles aimables par un maussade :
— Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à vous retrouver ici… Je vous croyais quelque part en Allemagne avec votre père… Vraiment, votre arrivée est pour moi une vraie surprise !…
— Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour y entendre exécuter, à son gré, la musique de Wagner, fit Colette toujours souriante.
Aucune attaque ne la désarçonnait.
— C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura le prix. Il paraît que, seuls, les gens fortunés peuvent s’aventurer sans grande imprudence dans ce sanctuaire artistique… Les petites bourses s’y trouvent rapidement vidées…
L’intonation de Mme Asseline était si insolente qu’un éclair flamba dans les prunelles de France. Une vive réplique lui montait aux lèvres. Colette le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans paraître avoir remarqué l’impertinente intention de Mme Asseline :
— Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y bien gîter qu’à Villers, où les hôtels paraissent fort bien. Nous sommes, à la première impression du moins, très satisfaites du nôtre.
De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea :
— Vous êtes à l’hôtel du Cercle ?
Elle avait choisi parmi les maisons de second ordre. Son fils, qui semblait au supplice, ouvrit la bouche pour protester ; mais déjà Colette répondait avec son même joli sourire :
— Oh ! non, madame, nous sommes descendues à l’hôtel des Anglais.
C’était, incontestablement, le premier de Villers. Mme Asseline en fut un peu saisie.
— Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle ?
— Un mois environ, madame… Plus, si nous nous y plaisons.
Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des appréciations se croisaient maintenant sur les mérites respectifs des hôtels ; et un allié survenait à Colette en la personne de M. Asseline père, un gros homme de face commune, très intelligente. Arrivé depuis quelques secondes, il la contemplait du même œil admiratif dont il eût considéré une princesse de féerie.
Alertement, il se rapprocha du cercle présidé par sa femme et, se présentant lui-même avec une bonne humeur familière, il offrit une chaise à Colette, sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta et se mit à causer avec toute son aisance de femme du monde.
Mais France, elle, se dérobant à l’invitation, descendit jusqu’à la mer. Elle était frémissante encore de l’impertinence à peine déguisée de Mme Asseline… Et aussi de la lâcheté de sa sœur qui, par ambition, acceptait les dédains d’une parvenue.
Ah ! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse millionnaire, si stupidement fière parce que son mari avait gagné des centaines de mille francs à vendre des toiles d’emballage.
Un pli de dédain crispa la bouche de France, tandis que son pied broyait le sable comme elle eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait largement mépris pour mépris. De son père, elle tenait une antipathie un peu enfantine pour les gens et choses du commerce, pour les remueurs d’argent, qu’elle considérait comme d’une race inférieure à celle des artistes et de tous les travailleurs du cerveau.
Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût entrer dans un tel monde parce qu’elle avait, comme ceux qui y figuraient, un impérieux besoin de luxe.
Ah ! l’argent, toujours l’argent !
Comme France eût voulu pouvoir en gagner, afin d’acquérir l’indépendance qu’il donne ! Mais le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de travailler en toute simplicité, comme font les filles pauvres ?… Que de grand cœur, pourtant, elle eût, par exemple, donné des leçons !
Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la phalange des femmes du monde ; elle devait y rester et même s’arranger pour faire bonne figure parmi les plus élégantes ; trahir le moins possible sa passion pour ses études musicales, ses occupations littéraires et surtout le secret espoir qu’elle gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus d’indépendance matérielle.
Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un travail de femme ?… Mais elle voulait tenter la chance, dût-elle être vaincue… Après tout, si elle avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins, connu la jouissance incomparable du travail créateur. Elle aurait vécu dans le monde merveilleux où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou décourageant.
A toutes ces choses, elle pensait confusément, bercée par la rumeur grave de la mer qui, peu à peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les pensées étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas, de bleu tendre rayé de pourpre, dont la sérénité superbe la pénétrait comme une joie.
Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas que sa sœur était venue la rejoindre, escortée par Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup, derrière elle, monta la voix de Colette ; et le seul accent de cette voix eût suffi pour lui révéler que la jeune fille s’adressait à Asseline.
Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir, ni entendre leurs paroles. Elle resta immobile, le visage vers la mer dont les vagues mouillaient le sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela :
— France ! France !… Veux-tu t’arracher une seconde à ta contemplation !
— Pour ?… interrogea-t-elle, se retournant enfin.
Le reflet pourpre du couchant rosait son visage. Autour des tempes, la brise soulevait de petits cheveux légers qui semblaient poudrés d’or.
— Pour que je puisse te présenter un ami de M. Asseline qui s’intéresse, comme toi, à toutes les choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre des pensionnaires de l’hôtel des Anglais, M. Claude Rozenne.
Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence, il ne s’attendait pas à cette brusque présentation qui était littéralement imposée à France et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète intrusion dans son intimité. Elle avait salué d’un léger signe de tête, en silence, ses traits expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur, sans un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur bleue du regard.
Alors, profitant de ce que le duo recommençait entre Asseline et Colette, il dit :
— Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle, de cette présentation inopinée dont je suis confus. Ayant appris qu’un même toit est destiné à nous abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle votre sœur le désir de ne pas demeurer un inconnu pour vous ; mais je n’aurais jamais voulu être un importun.
Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si sincère que, le souffle de révolte, qui avait passé dans son âme impressionnable, s’apaisa soudain et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche.
— Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me rendriez confuse à l’idée que mon accueil a été bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir, dans la solitude, de ma première rencontre avec elle, cette année.
Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité.
— Vous aimez la mer à ce point ?
— C’est une vieille passion. Quand j’étais petite fille, non seulement je l’adorais pour ses multiples beautés, mais je l’enviais, oh ! combien ! parce qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance suprême !…
— Qui vous paraissait le bien par excellence ?
— Mais vous pouvez parler au présent ! fit-elle prestement d’un accent de telle conviction que, de nouveau, il la regarda avec une surprise où il y avait de l’amusement.
Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire ses petites dents.
— Je crois, monsieur, que je viens de vous faire une déclaration bien imprudente, étant donné que notre connaissance de fraîche date m’empêche de prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en tirer et quelle réputation j’y gagnerai ! Ne me prenez pas, je vous prie, pour une façon d’anarchiste en herbe, parce que j’ai, comme tout le monde, je suppose, mes heures de révolte contre les obligations de toute sorte qui emprisonnent les individus civilisés !
— Quand ils ont la trop grande bonté d’en avoir cure ! Je regrette, mademoiselle, de n’avoir point qualité pour vous démontrer, avec preuves à l’appui, combien ils ont tort… Je me le suis prouvé à moi-même, dès que j’ai eu l’âge de mener à bien un semblable raisonnement. Et je m’en suis trouvé à merveille !
Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré d’une imperceptible ironie. Et France pensa que lorsqu’il voulait s’en donner la peine, ce grand garçon, dont le sourire était si spirituel, devait être un très agréable causeur.
Qui était-il ?… Un ami de Paul Asseline ?… Pourtant il paraissait d’une tout autre essence intellectuelle, et ce ne devait pas être un marchand de quelque chose, celui-là… Elle en était bien sûre. Il n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni les manières d’un homme qui vend quoi que ce fût. Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts. C’était vague comme renseignements.
Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce qu’elle sentait rôder autour d’elle l’attention de cet inconnu ; et tandis que son ombrelle dessinait des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire amusé retroussant sa lèvre :
— Alors, vous pouvez toujours vivre à votre guise, uniquement parce que vous le voulez ? Que vous êtes donc privilégié, monsieur !
— Je fais, du moins, tout ce que je puis pour arriver à cet agréable résultat ! C’est chez moi affaire de vieille habitude… Il paraît, — je vous adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle, mais j’interviens ici seulement à titre d’humble exemple pour la démonstration de ma thèse, — il paraît que j’ai été un petit garçon très gâté, comme le sont les enfants uniques d’une mère veuve. C’est une douce habitude qui m’a été donnée, si douce que, devenu grand garçon, je ne me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement, il me faut me gâter moi-même à présent. Et je m’y emploie de mon mieux, en ne faisant que ce qui me plaît !
— Et il y a beaucoup d’occupations et de choses qui vous plaisent ? interrogea-t-elle un peu moqueuse.
— C’est selon les jours, fit-il du même ton de gaîté fine. La nature et l’expérience m’ont donné le goût du changement, source de plaisirs incomparables et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre, je me délecte à cette source par excellence. Avouez, mademoiselle, qu’il n’en est pas de plus exquise pour les dilettantes que nous sommes tous, plus ou moins, en cette aube du vingtième siècle.
Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait :
— Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause ; je ne suis pas du tout inconstante dans mes goûts…
— Moi non plus ! c’est-à-dire dans certains de mes goûts. Par exemple, j’adore dessiner, ce qui n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me paraît une jouissance tellement supérieure que l’idée même de toucher un crayon me semble une profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance, suis-je condamné à demeurer confondu dans la foule des très humbles amateurs…
— Alors que vous auriez pu être…
En riant, il dit :
— Peut-être un artiste très remarquable… Que sait-on ? Malheureusement, je suis d’une paresse que la campagne accentue de façon terrible. La nature m’offre alors tant de belles choses à contempler, que je ne trouve plus ni le goût ni le loisir de « croquer » mes semblables !
Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore ses paroles. Pourtant France eut l’impression que, très profondément, il devait être capable de sentir le charme ou la splendeur des choses créées. Son regard, qui jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil, s’était tourné vers la mer, devenue pareille à une nappe immense de métal sombre, striée d’éclairs d’argent ; et il ne s’en détournait plus, suivant la course onduleuse des vagues sous le ciel qui était couleur de perle.
Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit de France, de découvrir quelle sincérité enfermaient ses paroles. Mais la voix de Colette s’éleva de nouveau, appelant avec insistance :
— France ! France ! Viens vite !… Il est l’heure de rentrer… Nous sommes en retard déjà ; j’entends sonner la cloche de l’hôtel…