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Le mal d'aimer

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XIII

— M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent le recevoir ?

— Très bien ; nous descendons, dit Marguerite qui considérait d’un regard ravi sa toute petite, occupée à jouer sur le tapis.

France s’était levée, devenue toute blanche.

L’heure qu’elle avait appelée commençait et, parce qu’elle la savait décisive peut-être, une émotion poignante l’abattait tout à coup.

Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie en elle-même… Puis, résolue, elle se pencha vers sa sœur avec un baiser et demanda, la voix un peu assourdie :

— Guite, veux-tu me permettre d’aller seule, d’abord, recevoir Claude Rozenne ?… J’ai besoin de lui parler. Peut-être… peut-être mon avenir dépend de cette conversation… Tu as confiance en moi, n’est-ce pas, ma grande sœur chérie ?

Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine demande. Mais ce ne fut chez elle qu’une surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la longue promenade faite, la veille, à Dury, par France et Albert Chambry ; et, bien que la jeune fille ne lui eût rien dit au retour, elle la connaissait trop bien pour ne pas la deviner troublée par quelque préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement, elle n’avait pas même fait allusion.

Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le visage devenu grave de la jeune fille qu’elle attira dans ses bras :

— Oui, j’ai confiance en toi, petite France… Mais si ton avenir est en jeu, je t’en supplie, sois sage, réfléchis, ne l’aventure pas follement… Va. Je descendrai seulement quand tu me feras demander.

France murmura :

— Merci !

Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur mutuelle affection. Puis, spontanément, Marguerite eut le geste dont elle bénissait, chaque soir, ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front penché de France.

— Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi !

France se détourna. Elle sentait bien que nul conseil n’eût pu en ce moment l’influencer. A elle seule, il appartenait de préparer l’avenir.

Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle s’arrêta derrière la porte close du salon, avant d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres articulèrent, sous l’impérieux effort de sa volonté :

— Il faut !… Il faut !…

Et elle entra.

Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les traits étrangement altérés, quelque chose de dur dans l’expression. Peut-être pensait-il voir apparaître Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement brusque quand il reconnut France. Elle lui tendit ses deux mains, ainsi qu’elle faisait dans les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse. Il les enveloppa d’une étreinte presque violente et les porta à ses lèvres qui les effleurèrent d’un baiser lent…

Puis les laissant retomber, il demanda :

— Mme d’Humières n’est-elle pas là ?

France s’assit, inclinant la tête.

— Ma sœur descendra dans un instant. Mais je l’ai priée d’attendre un peu pour le faire… Je vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler…

Lui, était demeuré debout. Il la regardait comme s’il avait peur de ce qu’elle allait dire.

— Vous souhaitez me parler ?… à moi ?… et de quoi ?

Elle aussi le regardait, soudain très calme parce qu’elle savait où elle voulait aller, parce qu’il était là, devant elle, enfin ! et qu’elle était certaine qu’il ne la tromperait pas… Pourtant, une seconde encore, elle resta silencieuse, songeant…

Puis, avec une franchise fière, gravement, elle dit, très simple et très douce :

— Je ne puis supporter que mes amis aient à me reprocher quelque chose qu’ils me cachent ; et puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous demander ici… — à Paris, vous avez l’air de me fuir !… — en quoi encore j’ai pu vous faire mal, involontairement… Vous demander ce que vous avez contre moi ?…

— Ce que j’ai contre vous ?… Moi ?…

— Oh ! ne dites pas que vous n’avez rien ! Mes intuitions ne me trompent jamais… Et j’ai… oh ! si forte !… celle que, volontairement, vous vous éloignez de moi depuis cet été… que je ne suis plus pour vous une amie…

— Jamais vous n’avez été pour moi une amie plus chère ! fit-il sourdement.

— Oh ! non ! puisque…

— Puisque ?

— Puisque vous m’avez tu un événement qui était pour vous la délivrance !

Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas qu’elle devait savoir. Il la contemplait comme le bonheur irréalisable…

— C’est vrai, je me suis interdit de vous en parler ! jeta-t-il avec une sorte d’âpreté douloureuse.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,… qu’il était inutile de vous occuper encore une fois de moi, à ce sujet.

Elle prononça lentement :

— Ici même, dans ce salon, au printemps, je vous ai dit que jamais plus ce qui vous touchait ne me laisserait indifférente… Et je crois que depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie, très fidèle… Alors pourquoi depuis plus de trois mois m’avez-vous laissée sans un signe de souvenir ?… Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement sans que…

— Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas ? interrompit-il violemment. Ah ! ne me parlez pas d’hier… A moins que ce ne soit pour m’annoncer ce que vous avez décidé avec M. Albert Chambry… Que je sois, du moins, le premier à vous féliciter !

— Me féliciter !… Que supposez-vous donc qu’il m’ait demandé ?…

D’un geste inconscient, il passa la main sur son visage contracté.

— Je ne suppose pas… Je sais !… Car il y a deux mois Chambry, avec une candeur confiante, m’a parlé de vous… Et parlé de telle sorte que j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis…, comme les autres… Seulement…

Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite qu’il la rendait haletante :

— Seulement ?

Il martela les mots :

— Seulement je crois que vous ne l’éconduirez peut-être pas comme les autres…

— Parce que ?

— Parce que c’est un excellent parti qui vaut la peine d’être accueilli !

— Vous voulez dire qu’il est intelligent ?… très bon ? d’une famille honorable et de sentiments délicats ?

Elle parlait lentement, comme elle eût récité une leçon ou comme si elle eût voulu se pénétrer de ce qu’elle disait.

— Tout cela est très vrai ! Je comprends que tant de qualités réunies vous donnent enfin le goût du mariage et culbutent vos résistances et vos appréhensions… Votre heure est venue !… Mais je ne pensais pas qu’elle viendrait pour un homme comme celui-là !

Quelle souffrance criait désespérément dans son accent !… Ah ! il n’eût pas ainsi parlé s’il n’avait été jaloux d’Albert Chambry ! Alors… alors c’était donc le bonheur qui venait à elle ?… Elle demanda :

— Pourquoi supposez-vous que l’heure dont vous parlez est venue ?

— Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes les expressions de votre visage, je n’aie pas compris tout de suite quand enfin… enfin ! vous êtes reparue avec lui, qu’il venait de vous dire… ce que vous étiez devenue pour lui, de vous offrir son cœur… et sa bourse !

Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu amère :

— Sa bourse !… Et vous avez tout de suite pensé que j’acceptais l’offre ?… Vous qui prétendez me connaître ?

— Il n’avait pas le visage d’un homme dont on a brisé l’espoir… Je n’ai pas eu de peine à comprendre que vous avez dû lui dire que vous réfléchiriez… Autrefois, c’est en un instant que vous avez résolu de prononcer le « non » qui a fait mon malheur…

— J’étais une enfant, alors… J’ai répondu comme une enfant… Maintenant les années m’ont rendue plus sage…

— Et plus pratique !

— Oh !

Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit blanche jusqu’aux lèvres, une expression de souffrance dans les yeux qu’elle levait vers lui… Et avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était debout devant elle, emprisonnant les mains qui tremblaient et, penché vers elle, il suppliait tout bas :

— France, ma précieuse, mon adorée petite amie !… pardonnez-moi !… Je suis fou… Vous savez bien que je ne pense pas la chose insensée que je viens de vous dire… pour vous faire mal… parce que je suis incapable, comme autrefois, plus encore !… — de supporter de vous avoir perdue… de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est refusé !… France, vous avez raison, épousez Albert Chambry. C’est un honnête homme qui vous aime et dont la tendresse vous sera infiniment bonne… Je vous jure que tout cela, je me le répète sans cesse depuis qu’il m’a parlé… Vous avez raison… Vous êtes sage en l’écoutant !

Il avait gardé entre les siennes les mains toujours frémissantes ; et elle sentait la souffrance qui le broyait à cause d’elle et lui apportait la certitude bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle seule !…

Elle le regarda :

— Alors… vous me conseillez d’épouser Albert Chambry ?… Dites-le-moi, vos yeux dans les miens… Dites-le-moi…

Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui enlever ses mains. Elle continuait à le regarder. Presque bas, elle prononça, avec son âme qui se donnait :

— Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez rien de ce qui aurait pu être, il y a cinq ans… de ce qui pourrait être maintenant puisque vous, comme moi, vous êtes libre… Jurez-moi cela, Claude… Et, selon votre conseil, j’épouserai Albert Chambry…

Violemment, il laissa retomber ses mains et recula :

— Oh ! France, vous êtes cruelle !… Pourquoi me tentez-vous ?

— Ah ! Dieu ! enfin !! !

Le mot lui était échappé comme un cri de joie.

— Je vous tente, pourquoi ?… Parce que vous m’aimez ?

— France, par pitié, taisez-vous !… Ne me faites plus de mal !

— Répondez-moi, Claude… Parce que vous m’aimez ?…

— France, cette nuit, je suis resté debout, ivre de jalousie, arpentant ma chambre comme une bête en cage, parce que j’avais compris que cet homme vous avait parlé…

— Parce que vous m’aimez ? répéta-t-elle une troisième fois.

— Ah ! oui, parce que je vous aime !… Oh ! France, pourquoi voulez-vous que je vous le dise ?

— Maintenant, vous en avez le droit !…

Il l’arrêta avec le même emportement désespéré :

— France, ne me faites pas entrevoir l’impossible !… Je ne suis pas un saint !… Je suis un pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif de bonheur… Ne me tentez pas !… Je n’aurai pas le courage de vous repousser !…

— Me repousser… pourquoi ?…

Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore grandissait au fond de son regard.

— Mais je serais criminel, France, de ne pas vous repousser !… Maintenant, je suis presque pauvre… J’ai le souci terrible d’un malheureux petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère seulement pourrait accepter… Non, je n’ai pas le droit, maintenant, de vous demander votre vie que d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée… Qu’aurais-je, moi, à vous offrir !… Jamais je ne l’ai vu si clairement que le jour où j’ai recouvré ma liberté… Alors, je me suis appliqué à vous fuir, car je savais ma faiblesse !… comme je le faisais depuis le moment où j’avais compris que je vous aimais trop pour continuer à voir en vous une amie !

— C’était pour cela !! !… Oh ! que c’est bon de vous l’entendre dire !!… Claude, je veux votre pauvreté… Je veux votre petit enfant pour qu’il soit à moi… Je veux…

Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient ; mais, dans ses prunelles dilatées, il y avait l’infini de l’amour humain :

— … Je veux votre âme entière, et fidèle, et confiante !… Je ne vous demande que cette richesse-là pour en faire mon bonheur…

— Votre bonheur !… France, vous ne jouez pas, n’est-ce pas ?… Vous savez quelle espérance… merveilleuse ! vous me donnez ?… Est-ce qu’il serait possible… Votre bonheur !… sincèrement, et non par pitié, par générosité, vous pensez cela ?…

— Claude, laissez-moi être heureuse par vous… Prenez-moi pour toujours… si vous voulez bien encore de moi !

Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans ses bras, sous ses lèvres, comme son trésor :

— Mais, France, comprenez donc que c’est une vraie vie de sacrifices que vous voulez accepter ! Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les belles choses qui vous charment, vous connaîtrez peut-être les soucis d’argent dont vous avez l’horreur…

Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire joyeux passait sur sa bouche :

— Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec moi pour les supporter… Je ne suis plus un bébé… J’ai compris — très tard, c’est vrai ! — qu’il faut accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle apporte d’épreuves, de difficultés ; parce qu’elle peut aussi donner des bonheurs qui consolent de tout… Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai rien d’autre…

— Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir !… Albert Chambry, lui, vous serait fidèle, sans défaillance !

— Vous aussi, vous le serez ! jeta-t-elle dans un cri passionné où il y avait de la ferveur et de la fierté… Je saurai bien vous ôter la tentation de me délaisser !

La délaisser !… Il était bien certain qu’il l’adorerait aussi longtemps qu’un souffle de vie l’animerait. Elle n’était pas de celles qu’on délaisse quand elles se sont données !

— Vous délaisser ! vous, mon amour, vous que j’ai toujours aimée avec ce que j’avais de meilleur en moi !… Il y a cinq ans, à Villers, c’était ainsi déjà… Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je vous ai retrouvée si sereine, si étrangère au mal que vous m’aviez fait, j’ai eu la tentation bien violente, je vous jure, de tout essayer pour me faire aimer de vous et alors me venger de ce que vous m’aviez fait souffrir… Cela, me le pardonnez-vous, France ?

Elle dit, songeant à d’autres choses encore qu’elle devait oublier généreusement :

— Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner…

— Oui, tout, répéta-t-il, la comprenant. Tout, parce que j’ai bien lutté contre la tentation pour agir en honnête homme !… Autant que je le pouvais, je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet amour que vous aviez mis en moi, qui était entré dans ma vie pour n’en sortir jamais !… Mes folies, que votre regard condamnait, c’était pour m’éloigner de vous, pour mieux vous fuir ; pour essayer de me détacher de vous, puisque je n’étais pas libre !… Vous savez toute la vérité, maintenant… Oh ! France, mon amour, mon unique, est-il possible que vous vouliez bien être à moi enfin… et malgré tout !…

Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur jaloux, car il l’avait bien conquise… Elle, soumise délicieusement, appuya la tête contre sa poitrine. Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle se fût laissée emporter par lui dans la mort même, comme dans un paradis… Et les paupières closes, frémissante sous les baisers dont il lui couvrait le visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle murmurait lentement :

— Claude, c’est divin, le mal d’aimer !…

FIN

PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732.

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