Le Robinson des Alpes
CHAPITRE VIII
Quelle fut la deuxième journée de Marcel sur la corniche.
Telle fut la situation affreuse de Marcel, lorsque, grâce aux caresses de sa chienne, le seul ami qui lui restât, il ouvrit enfin les yeux après un évanouissement prolongé. Il jeta autour de lui un regard effaré qui ne voyait pas ; il s’appuya à la paroi du roc, laissa tomber ses bras inertes, et, l’œil troublé, le regard fixé dans l’espace, les traits livides et convulsés, il demeura immobile, répétant d’une voix morne et silencieuse, sans avoir conscience de ses paroles : — Mon Dieu ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! Cette atonie presque cataleptique se prolongea assez longtemps, malgré les efforts continus de Petiote, qui semblait avoir l’intuition de l’état dans lequel il se trouvait, et s’ingéniait de toutes les façons pour l’en faire sortir. Elle faisait entendre des aboiements répétés et le tirait avec force par ses vêtements afin d’attirer son attention. Mais rien ne réussissait à l’éveiller de son atonie. Le jeune homme semblait changé en statue ; il ne voyait, n’entendait rien et continuait de répéter machinalement et sans cesse : — Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! Tout à coup son corps fut secoué par un tremblement nerveux ; le sang s’échappa de ses narines ; puis, presque aussitôt, il fut pris de nausées spasmodiques, suivies de vomissements.
Le sang noir, épais, plein de caillots, ne coula d’abord que difficilement, presque goutte à goutte ; mais, peu à peu, il devint plus clair, plus rouge, et coula en abondance. Bientôt ce flux s’arrêta, les vomissements cessèrent ; les traits perdirent la teinte terreuse qui les avait envahis ; le regard s’éclaira. C’était le réveil de l’intelligence. — Oh ! mon Dieu, que je souffre ! s’écria-t-il avec un accent douloureux impossible à rendre.
Le tremblement nerveux s’arrêta.
Cette hémorragie nasale, en remplaçant une saignée, avait empêché l’asphyxie et prévenu les plus graves accidents cérébraux. Peu à peu une torpeur générale et irrésistible s’empara de lui ; il s’enveloppa tant bien que mal dans sa limousine, après s’être débarrassé de ses bagages ; ses yeux, encore mouillés de larmes, se fermèrent ; il se laissa aller en arrière et s’endormit d’un sommeil de plomb, presque léthargique.
Ce phénomène étrange, qui se présente presque toujours après les grandes crises causées par une douleur intense, n’a rien d’inquiétant. Il résulte de l’ébranlement du système nerveux démesurément surexcité et de la fatigue du cerveau. Tous deux tendent à rentrer dans leur état normal, pendant ce sommeil qui est ainsi bienfaisant et réparateur. Petiote, voyant son maître endormi, se coucha près de lui, de façon à l’abriter, autant que possible, contre le froid de la nuit. Le jeune homme dormit ainsi pendant près de dix heures ; on l’eût cru mort, tant il était immobile, si le souffle aigu de sa respiration n’avait prouvé le contraire.
Lorsque le jeune homme, grelottant de froid, s’éveilla enfin, il promena un regard attristé autour de lui et ses larmes recommencèrent à couler, plus abondantes et plus amères. Il se sentait perdu.
Que faire en effet ? Que devenir, seul, abandonné sur cette corniche où nul ne pouvait atteindre et lui porter secours ? Il était là, prisonnier, mieux gardé contre la fuite par l’abîme qui l’environnait que par les murs et les verrous d’une prison. Comment pourrait-il vivre en ce lieu ? Quand les provisions qu’il possédait encore seraient épuisées, et c’était une question de quelques jours à peine, comment les remplacerait-il ? Il lui faudrait donc mourir de faim, se précipiter dans l’abîme ou se briser la tête contre les rochers. Toutes ces réflexions bouillaient et se heurtaient dans son cerveau, sans qu’il lui fût possible de répondre à une seule. Un sanglot déchira sa poitrine ; il laissa tomber sa tête dans ses mains et ses larmes redoublèrent. Soudain, il tressaillit et se redressa subitement en prêtant l’oreille. Cinq chèvres étaient arrêtées à l’entrée de la grotte et le regardaient en bêlant tristement. Ces chèvres avaient les mamelles tellement gonflées que le lait tombait à terre.
— Oh ! s’écria Marcel, oh ! je vous remercie, mon Dieu ! Quand je désespère, vous me criez : courage ! Vous ne m’abandonnez pas ; je ne m’abandonnerai pas moi-même. Toute sa force, toute sa volonté, étaient revenues. L’espoir, ce bien suprême des malheureux, était rentré dans son cœur.
Il connaissait trop les animaux. Et tout lui fut expliqué en un instant. Ces chèvres appartenaient évidemment à un troupeau. Entraînées trop loin de leurs compagnes et de leur pasteur par leur humeur capricieuse et vagabonde, elles avaient été surprises par l’éboulement, avaient fui éperdues, et avaient erré à l’aventure en essayant peut-être de retourner à leur bercail, mais le sentier était détruit. Ces chèvres étaient évidemment celles qui avaient bondi effarées et qui, passant près de lui presque à le toucher, au moment de l’éboulement, lui avaient sauvé la vie en lui donnant l’éveil et en lui montrant la route à suivre. Le jeune homme les appela, ainsi que les pâtres ont coutume de le faire. Rassurées par cet appel amical, les charmantes bêtes s’approchèrent doucement et sans manifester la moindre crainte, ni de l’homme, ni du chien. Ce dernier, du reste, pour ne pas les effrayer, s’était gravement assis et remuait la queue.
Marcel regarda machinalement autour de lui. Une difficulté se présentait ; le lait que les chèvres venaient lui offrir était pour lui un aliment précieux ; malheureusement, il fallait un récipient pour le recueillir. Les yeux du jeune homme tombèrent tout d’abord sur son chapeau. Il était de feutre, mou, et à larges bords ; soudain, il se frappa le front et se prit à sourire. Il avait trouvé une solution du problème. Sa gaîté était revenue ; il ne songeait plus à mourir. En passant à Grenoble, Marcel avait acheté une paire de forts souliers et une paire de grandes bottes, dont il avait besoin pour monter à cheval. Bottes et souliers étaient neufs et n’avaient pas encore servi. — Bah ! s’écria-t-il gaîment. A la guerre comme à la guerre ! Je ne veux pas perdre ce lait qui nous fera un si excellent déjeûner, à Petiote et à moi. Plus tard nous verrons à trouver autre chose. Sans hésiter, il détacha bottes et souliers et se mit à traire les chèvres en emplissant d’abord les souliers.
Le troupeau si providentiellement donné par l’ouragan au jeune homme se composait de quatre belles chèvres et d’un bouc magnifique.
Le premier récipient rempli, Marcel l’offrit à Petiote, qui lappa joyeusement le lait sans se faire prier. Le second eut le même sort ; bref, la chienne but plus de trois litres de lait sans paraître le moins du monde incommodée. Le jeune homme continua allègrement sa besogne. Lorsqu’il l’eut enfin terminée, souliers et bottes étaient pleins, bien que Marcel eût à plusieurs reprises rempli et vidé sa timbale. Les chèvres, allégées du poids qui les fatiguait, bondirent gaîment et disparurent comme elles étaient venues. Marcel ne s’inquiéta guère de cette fuite ; il savait qu’elles retourneraient d’elles-mêmes vers lui.
Après avoir fait ses ablutions au ruisseau que Petiote avait découvert la veille, il revint à la grotte et s’occupa de son déjeûner. A présent que ses inquiétudes étaient diminuées et que ses appréhensions n’étaient plus aussi grandes, il sentait son appétit revenir, et cela d’autant plus qu’il n’avait pas dîné la veille.
— C’est une économie, dit-il gaîment.
Il lui restait beaucoup de pain encore ; mais il lui fallut entamer le pâté, qui devenait pour lui une précieuse ressource. Il trempa du pain dans du lait et déjeûna fort bien de cette façon, tout en partageant son pain, son lait et même son pâté avec Petiote.
Son repas terminé, Marcel songea ; il n’était au plus que dix heures du matin, et il avait du temps devant lui.
— Récapitulons, se dit-il. A la suite d’une catastrophe inouïe, me voici seul, séparé des autres hommes, de tous ceux que j’aime et qui m’aiment, complètement livré à moi-même et obligé de me suffire sans autre appui que celui de Dieu. En y joignant les efforts de mon courage et de ma volonté, il est impossible que, dans un temps plus ou moins long, quinze jours, peut-être un mois, je ne réussisse pas, à défaut d’une route existante pour sortir d’ici, à en improviser une. Il s’agit donc de vivre pendant ce délai que m’impose la fatalité ; le problème est à peu près résolu, quant à présent ; je mangerai, me nourrirai, dans des conditions modestes, il est vrai, mais, en somme, à peu près suffisantes. Après cela, je pourrai à la rigueur manger mes chèvres, si la faim me presse trop. Il s’arrêta, hochant la tête et fronçant le sourcil.
— Non ! s’écria-t-il résolument, je ne ferai pas cela. Je ne pourrais ni tuer ni manger ces pauvres bêtes si douces qui m’ont doublement sauvé la vie, en m’indiquant ma route et en me sauvant du désespoir ! Je chercherai ma nourriture, et je la trouverai. Je ferai comme Robinson !
A l’œuvre donc, et bon espoir !
Tout en faisant ces dernières réflexions, Marcel avait rechargé son bagage et repris son bâton ferré. Il n’était plus le même ; on l’aurait cru transfiguré. Son regard étincelait, son visage rayonnait. Il se sentait excité par une ardeur indicible.
— Puisque je suis condamné à robinsonner, dit-il en riant, il est grand temps de commencer ma tâche.
Il quitta alors la grotte et il se mit résolument en route, non plus cette fois pour chercher un passage dont il avait constaté la non-existence, mais dans le but de visiter la corniche en détail, et de s’assurer des ressources qu’elle pouvait lui offrir.
Cette fois, il s’avança directement en avant de façon à couper en deux les champs sur lesquels il était condamné à vivre désormais.
Marcel, tout en marchant, examinait attentivement les arbres, les plantes et jusqu’aux moindres brins d’herbe qu’il rencontrait sur son chemin. Il reconnut bientôt que son domaine temporaire possédait une riche collection de la flore des Alpes, réunissant, grâce à sa situation, les plantes des vallées et celles des sommets. Les arbres composant la forêt qu’il avait traversée et ceux qui formaient çà et là des bouquets éparpillés dans la plaine renfermaient un grand nombre d’essences utiles. Il y revit les noyers entrevus la veille, des châtaigniers, des poiriers et des pommiers sauvages, des pins, des sapins, des hêtres, des bouleaux et des mélèzes, beaucoup d’autres encore, qu’il se promettait d’examiner plus tard avec soin.
Tous ces arbres, la plupart encore dépourvus de leurs feuilles, étaient chargés de nids. Une foule d’oiseaux, pigeons ramiers, bizets, merles, gelinottes, faisans et perdrix, se levèrent et s’enfuirent sur son passage.
Désormais son existence était assurée dans les plus larges conditions.
Il continua sa route vers un bois de châtaigniers dont les larges ramures devaient en été former une voûte impénétrable aux rayons du soleil. La lisière de ce bois était toute rouge de fraises. Marcel ne put résister à l’envie d’en cueillir une provision qu’il dévora avec délices tout en poursuivant sa course.
Une surprise des plus agréables l’attendait à la sortie des voûtes ombreuses du bois ; un lac assez étendu se trouvait en face de lui ; c’était là que la plupart des ruisseaux qu’il avait rencontrés venaient se perdre. Une source tombait en cascade d’un entassement de rochers et fournissait au lac sa plus considérable masse d’eau. Ces roches faisaient partie de cette haute muraille qui reliait la corniche à la partie supérieure de la montagne.
Marcel, abandonnant sur le gazon le reste de ses fraises, s’élança presque en courant vers la nappe liquide. Ses rives étaient couvertes de plantes aquatiques, dont beaucoup seraient plus tard très utiles au solitaire ; des légions de grenouilles, effrayées par le bruit de ses pas, s’élancèrent dans les eaux limpides et disparurent au milieu des joncs. Mais ce qui fit le plus de plaisir à Marcel fut de constater que ces eaux, brillantes et transparentes comme du cristal jusqu’à de grandes profondeurs, recélaient une quantité innombrable de poissons et surtout de truites aux écailles blanches émaillées d’étoiles d’or.
— Décidément, j’étais ingrat et fou ! murmura-t-il. J’aurais été un lâche de me laisser aller au désespoir. C’est à moi maintenant de savoir tirer parti de toutes ces inestimables richesses.
Tout en réfléchissant ainsi, Marcel marchait machinalement du côté d’un entassement de rochers d’où s’élançait la cascade. Tout à coup il s’arrêta en poussant un cri de joie. Presque sur la rive du lac, il aperçut, dans les rochers, une fissure de deux à trois mètres au plus et large d’environ un mètre cinquante.
Sans hésiter, il se glissa dans cette faille. Il se trouva dans une grotte spacieuse, fort haute, bien éclairée, dont les parois étaient très sèches et dont le sol était formé d’un sable jaune très fin.
Cette grotte naturelle, constellée de stalactites, brillait comme un palais enchanté ; des colonnades et des cloisons étincelantes la séparaient en plusieurs compartiments dont quelques-uns semblaient s’enfoncer profondément dans les flancs du mont.
— C’est un appartement complet ! s’écria-t-il joyeusement. La position est charmante ! Je vais en prendre possession, tout de suite, car je ne saurais trouver mieux. Il est trois heures, ou à peu près ; je ne pousserai pas plus loin mes explorations aujourd’hui et je profiterai du temps qui me reste pour commencer mon installation.
Il ramassa trois pierres assez hautes et très lisses, puis une quatrième, large et plate ; il les transporta à l’entrée de la grotte, dans un enfoncement naturel formé par deux blocs de rochers très élevés qui s’infléchissaient et se réunissaient à une grande hauteur, sauf sur une étendue de deux ou trois pieds qui formait une solution de continuité. Cet enfoncement, large de deux à trois mètres et profond de cinq, était parfaitement abrité contre le vent, la pluie et le soleil. L’air y circulait et s’y renouvelait et l’on y voyait suffisamment clair. C’était là que Marcel avait résolu d’installer sa cuisine. Il ne pouvait trouver un endroit plus convenable.
Il se mit aussitôt à l’œuvre et établit son foyer au moyen des pierres qu’il avait ramassées sur les bords du lac. Il disposa ce foyer de manière à ce qu’il fût placé directement sous la solution de continuité qui tiendrait lieu de cheminée et permettrait à la fumée de s’échapper au dehors. De chaque côté du foyer, il planta deux forts pieux hauts d’un mètre ; nous verrons plus tard quel usage il se proposait de faire de cet appareil ; ajoutons seulement que l’extrémité supérieure des pieux ainsi disposés se terminait en fourche. Il planta deux piquets très rapprochés dans la muraille pour y accrocher une torche au besoin, ainsi que, dans le même but, il avait fait déjà en deux ou trois endroits de la grotte. Enfin il alla chercher au dehors un quartier de roche qui lui servit de siège, fit une grande provision de bois mort dans un coin et la cuisine se trouva complètement installée.
C’était avec la meilleure humeur du monde que Marcel s’était livré à cette opération ; dès qu’elle fut terminée, il songea à se faire un lit. L’herbe et les feuilles sèches ne manquaient pas ; le jeune homme choisit les plus aromatiques et en transporta d’énormes brassées dans la grotte, où il les étendit dans un angle parfaitement abrité ; il en fit un tas d’une hauteur respectable. En confectionnant une couche aussi large, Marcel avait songé à Petiote habituée à dormir près de lui.
Il installa un foyer dans la grotte même afin de n’avoir pas trop froid et prépara le feu, sans cependant l’allumer ; puis il alla couper assez loin une douzaine de branches de pins destinées à lui fournir des torches.
Depuis longtemps le jour avait fait place à la nuit, mais à une nuit claire, vivement illuminée par la lune et par des milliers d’étoiles brillant au firmament. Avant le coucher du soleil il avait appelé ses chèvres qui, toujours surveillées par le bouc, étaient accourues à sa voix et étaient venues lui présenter leurs mamelles. Quand il eut terminé ces travaux divers, Marcel songea à dîner. Et il disposa alors ses provisions.
Elles se composaient du pâté entamé, du morceau de pain bien diminué, de cresson cueilli au bord du lac, de fraises. Pour boisson il avait l’eau limpide de la cascade, le lait écumant des chèvres, un restant de vin dans la marie-jeanne et de l’eau-de-vie dans la gourde. Marcel, sentant le froid, alluma le feu qu’il avait préparé dans la grotte.
— Allons, Petiote, dit-il gaîment, après avoir planté une torche contre la muraille. Il est temps de dîner ; vous devez avoir faim, mademoiselle : mettons-nous à table. Et ils se mirent à table.
Lorsque le repas fut terminé et les provisions serrées, Marcel eut la pensée de visiter son sac et sa gibecière ; mais cette visite devait, selon toute apparence, se prolonger longtemps. Il était très fatigué ; ses yeux se fermaient ; il recula devant cette dernière tâche.
— Ma foi ! dit-il, en étouffant un bâillement, j’ai toujours le temps de me livrer à cette opération et de satisfaire ma curiosité. Qui sait ce que nous réserve la journée de demain ? Mieux vaut dormir afin d’être frais et dispos pour continuer la visite de mon domaine.
Sur cette dernière réflexion, il se leva, éteignit la torche, s’étendit sur son lit de feuilles, après s’être bien enveloppé dans sa limousine. Dix minutes plus tard, le maître et le chien dormaient profondément.
Le feu, aménagé pour durer toute la nuit, lançait par intervalles des lueurs fauves reflétées à l’infini par les stalactites.
Au dehors régnait un majestueux silence, interrompu par des bruits sourds à peine perceptibles.