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Le Robinson des Alpes

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CHAPITRE VII
Où Marcel cherche un sentier.

Dans les montagnes, les ouragans sévissent avec une fureur et une force de destruction exceptionnelles. Heureusement, la durée de ces révolutions atmosphériques est relativement limitée.

Cette fois, l’ouragan dont Marcel avait été victime avait passé avec une rapidité foudroyante sur toute la région dans laquelle, pour son malheur, il se trouvait si fatalement égaré.

Lorsque le jeune homme reprit enfin connaissance, sous les incessantes caresses de sa dévouée Petiote, son premier mouvement, tout instinctif de joie et de reconnaissance, fut de jeter éperdument ses bras au cou de la bonne bête, d’embrasser son noir museau, de la flatter de la main, de lui parler et de la remercier avec effusion de son dévoûment auquel il devait la vie. Il se mit, en un mot, à causer avec son chien, comme il l’aurait fait avec une personne raisonnable.

Puis il déboucha la gourde en fer battu, recouverte d’osier, qu’il portait en bandoulière et que Jérôme avait remplie d’excellente eau-de-vie avant son départ de la maisonnette. Il posa le goulot sur ses lèvres et but une rasade. Il se débarrassa ensuite de son sac, de sa gibecière, des outils qu’il avait pendus à sa ceinture, puis il regarda curieusement autour de lui, afin de se rendre compte, autant que possible, de la situation dans laquelle il se trouvait. Cette situation, d’ailleurs, n’avait rien d’effrayant pour un homme habitué comme lui à courir les montagnes par tous les temps. Dans ses excursions précédentes, il avait subi bien d’autres désagréments. L’orage était dissipé : la nuit avait remplacé le jour ; le ciel très pur, comme dans toutes les hautes régions, était d’un bleu profond et semé d’innombrables étoiles brillantes comme des pointes de diamant. Le froid était assez vif.

— Bah ! murmura Marcel en souriant, ce n’est qu’une nuit à passer ! Tant pis pour moi ! C’est de ma faute. Si j’avais suivi les conseils que me donnait ce brave Jérôme, je n’en serais pas où me voilà. Qui sait maintenant à quelle heure j’arriverai aux Alouettes ?… Mais je gèle ! ajouta-t-il en frissonnant. Si j’allumais du feu ? Il ne doit pas manquer de bois mort, de feuilles sèches et de pommes de pin ici. Voyons un peu !

Le jeune homme se leva. L’enfoncement dans lequel Petiote l’avait traîné avait près de quatre mètres de profondeur sur deux et demi de largeur et presque autant de hauteur. C’était une espèce de grotte naturelle comme on en trouve dans les régions alpestres ; cet abri provisoire était plus que suffisant. Cette grotte, assez éloignée du sentier, avait ouverture du côté de la montagne et avait ainsi été préservée des torrents d’eau emportés par l’orage.

— Petiote m’a trouvé, ma foi, une charmante chambre à coucher. — Il prit ses bagages et les transporta au fond de l’excavation ; puis il se mit à la recherche de combustible ; il n’eut pas à aller loin ; les branches sèches et les pommes de pin étaient presque sous sa main, entassées dans les feuilles mortes, le long du rocher, contre lequel les avait poussées la tempête. Quand le feu pétilla, certains tiraillements d’estomac l’avertirent que depuis le matin il n’avait rien mangé.

— Hé ! j’ai grand appétit, murmura-t-il joyeusement. Si je soupais. Il s’arrêta et secoua la tête. Souper ? C’est bientôt dit, reprit-il après un instant ; mais avec quoi ? Croyant arriver de bonne heure à la ferme, je ne me suis nullement préoccupé de me munir de provisions de bouche. Oh ! oh ! j’ai commis là une grande imprudence, et j’ai grand’peur d’être condamné à un jeûne forcé, ce qui ne laisserait pas d’être très désagréable, car j’ai un bel appétit. A cette perspective peu réjouissante, les sourcils du jeune homme se froncèrent ; sa mine s’allongea et il devint subitement pensif. — Bah ! reprit-il, après un instant, j’ai tort de m’inquiéter ainsi ; il est impossible que Pierre Morin ou Jérôme, ces deux hommes prudents par excellence, n’aient point eu la précaution de glisser quelques victuailles dans cette bienheureuse gibecière si lourde et si rebondie. C’est le moment ou jamais de s’assurer de ce qu’elle recèle dans ses mystérieuses profondeurs. Voyons donc : mais avant tout, procurons-nous de la lumière. »

Moitié riant, moitié boudant, Marcel se leva, sortit de la grotte, alla couper au plus prochain sapin une forte branche qu’il sépara en deux et qu’en entrant il alluma à son feu. Il ficha ensuite dans le sol sableux de sa grotte cette torche improvisée et il saisit sa valise.

Il détacha d’une main fébrile, les unes après les autres, les boucles qui la fermaient, et il plongea sans regarder ses doigts dans l’intérieur. Il poussa presque aussitôt un cri de joie. Du premier coup ses doigts palpèrent un jambon respectable ; puis un pâté, deux boîtes de conserves, un poulet froid, puis une de ces grosses bouteilles au ventre arrondi qu’on nomme des Marie-Jeanne, soigneusement entourée de foin et qui devait être pleine de vin. En même temps il retira un pain et une boîte en chagrin qui s’ouvrit en roulant sur le sol. Cette boîte renfermait un couvert d’argent, cuiller et fourchette, une timbale et un couteau de table. Sur un morceau de papier retenu entre les dents de la fourchette étaient écrits ces quelques mots : Pierre Morin à son ami Marcel Sauvage. Souvenir affectueux. Cher et excellent Pierre ! murmura Marcel avec attendrissement. Grâce à lui me voilà avec le nécessaire et même le superflu ! Il détacha le papier, le plia en quatre et le serra précieusement dans son portefeuille.

Après s’être coupé un gros morceau de pain dont il donna fraternellement la moitié à Petiote, il attaqua résolûment le poulet. Le maître et le chien avaient un appétit de voyageurs. Tous deux mangeaient à belles dents, et l’on entendait claquer leurs mâchoires comme des castagnettes. Marcel avait partagé le poulet en deux parties égales ; il mangea une de ces moitiés, dont il abandonna généreusement les os à Petiote, et il conserva l’autre moitié, qu’il mit à part.

— Ce sera pour déjeûner demain avant de partir, dit-il.

Après avoir soigneusement mis à part pour le lendemain la desserte de son souper, il remit du bois dans le feu, réunit les cendres embrasées de façon à assurer la chaleur du foyer pour la nuit entière, puis il s’enveloppa soigneusement dans sa limousine, plaça son sac sous sa tête en guise d’oreiller et, s’étendant sur le sol, les pieds tournés vers le feu, il s’endormit presque aussitôt d’un sommeil de plomb. Sa chienne, couchée près de lui, ne tarda pas à l’imiter. Marcel ne fit qu’un somme. Grâce à l’éducation qu’il avait reçue et aux habitudes de travail qu’il avait contractées à la ferme, il était accoutumé à se lever de bonne heure.

A peine l’aube commençait-elle à nuancer les montagnes de ses teintes nacrées, que Marcel ouvrait les yeux, et se dressa frais, dispos et reposé, comme si la veille rien d’extraordinaire ne lui était arrivé. Il regarda autour de lui et se vit seul ; Petiote était sortie ; une nuance d’un gris perle s’accentuait de plus en plus au dehors. Il se leva. En ce moment la chienne rentra ; elle accourut vers son maître, lui posa les pattes de devant sur les épaules, et lui fit joyeusement ses caresses de chaque matin. Marcel remarqua alors que le museau de la bonne bête était mouillé.

— Holà ! dit-il, d’où venez-vous, mademoiselle ? Avez-vous donc trouvé de l’eau ? La chienne le regarda en remuant la queue. — Il paraît que j’ai deviné, pensa Marcel. Attends, fillette, nous allons aller ensemble à cette source, ce ruisseau, ou cette mare. Car j’ai soif, moi aussi.

En un tour de main le jeune homme eut rechargé ses bagages et fut prêt au départ.

— Allons, en route ! dit-il.

La course ne fut pas longue ; à deux cents pas à peine de l’endroit où il avait couché, Marcel aperçut un ruisseau assez large, mais peu profond, qui courait en babillant sur un lit de cailloux, et se frayait un passage à travers des rochers qui empêchaient de le voir. A quelques pas plus loin on l’entendait tomber en cascade, puis il disparaissait à trois ou quatre mètres au-dessous de son cours.

Marcel remarqua qu’il poussait une profusion de vert cresson sur les deux rives.

— Oh ! oh ! dit-il, du cresson ! Nous allons faire un excellent déjeûner.

La propreté du corps est une des conditions les plus sérieuses de l’hygiène ; elle donne de l’élasticité aux membres, dégage les pores, rétablit les forces et même les augmente. Jamais Marcel ne commençait ses travaux avant d’avoir procédé à une sérieuse toilette. Aussi était-il vigoureux et avait-il une santé de fer.

Dès qu’il eut terminé, il cueillit une belle provision de cresson, l’éplucha et le lava avec soin ; puis il dépaqueta les vivres que la veille il avait mis de côté et le déjeûner commença.

Cette fois ce qui restait du poulet disparut complètement, ainsi que le cresson, que Marcel mangea avec un véritable plaisir. Il n’avait qu’à se pencher pour mettre de l’eau dans la timbale, quand il avait besoin de boire ; il y ajoutait quelques gouttes de vin et se désaltérait tout à son aise. Le déjeûner terminé, il but une larme d’eau-de-vie, poussa un hem ! sonore et reprit ses bagages.

— Là ! dit-il gaîment, me voilà lesté et dispos ; il s’agit maintenant de se remettre en route, de retrouver la bonne voie, et d’arriver, s’il est possible, aux Alouettes avant midi. Allons !

Le jeune homme, en prononçant cette dernière parole, releva brusquement la tête. Ses traits étaient empreints d’une volonté et d’une énergie suprêmes. Après avoir jeté un regard autour de lui, comme pour reconnaître le terrain, il s’engagea résolument dans un sentier étroit, raboteux, impraticable pour tout autre que pour un véritable montagnard ; il marcha ainsi, pendant assez longtemps, côtoyant le bois qui s’étendait à gauche, bois fort touffu et en apparence considérable et suivant à droite la lèvre du précipice avec une témérité que seul pouvait excuser son désir de découvrir au plus vite un chemin qui lui permît de descendre de ces hauteurs et d’atteindre la vallée. Partout les rochers lisses et à pic formaient une infranchissable muraille. Il marcha ainsi plusieurs heures le long de cette crête ardue, sans avoir aperçu une issue quelconque, une fissure tant étroite fût-elle, par laquelle il pût se glisser et gagner une pente praticable. Soudain les arbres, qui depuis quelque temps devenaient plus rares, entr’ouvrirent brusquement le rideau qui arrêtait la vue et la crête de la roche forma un coude brusque. Dans cette percée inattendue, Marcel eut sous les yeux le plus admirable spectacle qu’il soit possible d’imaginer. Il s’arrêta saisi d’admiration ; devant lui se déroulait une grande plaine, entrecoupée d’arbres centenaires et tapissée de riches prairies verdoyantes.

La vue de la plaine réveilla le courage un instant ébranlé du jeune homme. Ces arbres fruitiers, ces champs labourés, lui prouvaient que cet endroit était assez fréquenté, que les pâtres y venaient peut-être pendant l’été, pour y faire paître leurs troupeaux, que des hommes y avaient fait de fréquentes stations et que par conséquent il existait un chemin pour y arriver. Ce chemin qu’il ne connaissait pas encore, il s’agissait de le découvrir.

Ce n’était donc qu’une question de temps. Or, si étendue que paraissait être cette esplanade, ou plutôt cette corniche, car cela ne devait pas être autre chose, il s’agissait de la contourner quelque longue qu’elle pût être.

Avait-elle huit, dix, douze kilomètres de long ? En admettant même qu’elle en eût quinze, Marcel calcula que depuis le lever du soleil, sa marche en contournant les rochers devait, malgré les difficultés rencontrées à chaque pas, lui avoir fait franchir au moins les deux tiers de cette étendue. En effet le soleil commençait à s’incliner à l’horizon, il pouvait être environ trois heures de l’après-midi. Le jeune homme avait donc marché pendant plus de six heures. Il se sentait très fatigué et résolut de se reposer un instant. Il s’étendit sur l’herbe, coupa un chanteau de pain, en donna une partie à sa chienne et mangea l’autre.

— Quand l’ombre du soleil sera là, dit-il en plantant son bâton ferré dans le sol, je repartirai.

Une heure s’écoula pendant laquelle il réfléchit sérieusement sur la situation étrange dans laquelle il se trouvait. Mais son courage était toujours grand et sa volonté ferme. Il se remit en route.

Soudain, il poussa un cri de joie, son cœur battit à se rompre ; il s’arrêta haletant, le regard fixé sur une large fissure qui venait subitement d’apparaître à ses yeux. C’était une sente. Marcel crut même y apercevoir des traces de pas encore visibles. Il s’élança joyeux dans cette fissure ; toutes ses forces étaient revenues ; l’espoir de la délivrance lui donnait une vigueur extraordinaire.

Il marcha ainsi pendant plus d’un quart d’heure entre deux masses de rochers, sans se bien rendre compte de la direction qu’il suivait.

Tout à coup il pâlit et fut forcé de s’appuyer sur son bâton pour ne pas tomber sur le sol. Cette fissure, creusée par quelque bouleversement inconnu, formait une sorte de demi-cercle, revenant aboutir à la plaine même que le voyageur avait si allègrement quittée quelques instants auparavant. Il comprit que la seconde partie de ses recherches devait être reprise.

Cette fois il eut un mouvement de découragement ; il demeura affaissé, presque évanoui. Mais la réaction se fit promptement ; il se redressa, le regard étincelant et fier.

Et il se remit en route avec une animation fébrile, continuant à franchir péniblement la crête abrupte du rocher sur lequel reposait la corniche entière. L’abîme était à ses pieds. — Voyons, murmura-t-il ; et il se débarrassa de son bagage.

Alors, se retenant fortement par les mains au tronc d’un jeune sapin, penché dans le vide, il promena tout autour de lui un regard inquiet et investigateur.

Tout au fond, il voyait verdir la vallée, semblable à une prairie, mais dans laquelle il reconnut bientôt une immense forêt de sapins.

A cet endroit, la roche ne descendait plus perpendiculairement dans ces profonds abîmes, mais elle s’avançait et surplombait tellement en dehors que quelques cailloux remués par hasard sous les pieds du jeune homme et précipités dans le vide atteignirent le fond du précipice sans avoir, dans leur chute, heurté aucun obstacle.

Marcel rechargea ses bagages sur ses épaules et se remit vaillamment en route.

Il ne lui restait plus guère qu’un espoir, trouver, à défaut de sentier, une de ces failles creusées par les eaux quand, au moment de la fonte des neiges, elles tombent torrentueusement du haut des sommets. Il comptait alors, aidé de son bâton, et grâce à son agilité et à sa vigueur, se laisser glisser dans une de ces fentes, jusqu’à ce qu’il arrivât à quelque sentier de chèvres par lequel il gagnerait le bas de la montagne.

Ce qui, dans l’esprit de Marcel, donnait quelque probabilité à cette hypothèse, c’est qu’à chaque pas il traversait de légers filets d’eau qui, après avoir décrit mille méandres dans le bois que côtoyait le jeune homme, semblaient, au lieu de chercher une issue immédiate à travers les rochers, tendre à se réunir sur un point commun. Il continua donc pendant quelque temps encore ; il ne tarda pas à voir sa route coupée par un ruisseau assez large qui disparaissait sous les roches et des amas de verdure. C’était là sans doute que le torrent avait dû se frayer un lit pour la descente. Marcel, se retenant aux lianes qui avaient poussé dans les interstices des roches, résolut d’examiner la muraille qui se dressait sur l’abîme ; mais une nouvelle et cruelle déception l’attendait. Quand, après des efforts inouïs, il fut parvenu à atteindre l’endroit qu’il cherchait, il vit, au lieu d’une de ces déchirures profondes comme on en rencontre si fréquemment dans les montagnes, une muraille lisse, mouillée, sans la moindre saillie et contre laquelle le ruisseau s’écoulait paisiblement par mille rigoles microscopiques dont pas une n’eût été suffisante pour offrir un point d’appui même au pied si sûr d’un chamois. Le jeune homme poussa un soupir, hocha la tête à plusieurs reprises et continua sa route. Au moment où le soleil disparaissait à l’horizon, Marcel, parvenu à l’extrémité des rochers sur lesquels reposait la corniche où il s’était réfugié, vit se dresser devant lui la haute muraille calcaire qui s’élançait perpendiculairement jusqu’au ciel. Le désespoir commençait à envahir son cœur, quand il aperçut un sentier. Cette fois ce n’était pas une erreur. Le sentier existait réellement ; le jeune homme s’y engagea avec un indicible battement de cœur ; où cette voie allait-elle ? Sans doute la voie qu’il avait cherchée pour descendre dans la vallée n’existait pas ; mais il y en avait une qui devait lui permettre d’escalader les rochers et de gagner le sommet du mont. Son illusion ne fut pas de longue durée. Il poussa tout à coup un cri terrible et roula inanimé sur le sol.

Ce sentier était le même qu’il avait pris le matin pour aller chercher une issue. Il avait accompli dans son entier le périple de ce coin du sol où le hasard l’avait fait échouer ; il était revenu à son point de départ et il était tombé évanoui à l’entrée même de la grotte dans laquelle il avait passé la nuit précédente.

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