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Le Robinson des Alpes

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CHAPITRE XXII
Comment Marcel, selon la coutume, célébra la fête des souvenirs, et comment cette fête se termina.

Certes, nous n’affirmerons pas que Marcel, après son long voyage de découverte à travers les grottes du Guiers-Vif, avait conservé la même placidité d’esprit qu’auparavant, c’est-à-dire qu’à l’époque où il ne croyait pas à la possibilité d’une délivrance. Son caractère était trop solidement trempé pour que cet incident imprévu réussît à changer sa manière d’être. Cependant, s’il était resté bon, facile, bienveillant pour son entourage, sa gaîté avait presque entièrement disparu. Souvent, il soupirait, et, quelque soin qu’il prît pour tenter de réagir contre ses préoccupations, les journées lui semblaient parfois d’une longueur interminable. Il ne faudrait pas conclure de là qu’il regrettât la généreuse et virile résolution qu’il avait prise.

Bien au contraire ; c’est cette résolution même qui le soutenait et lui donnait le courage d’attendre. Un secret pressentiment l’avertissait qu’il allait recevoir un secours du dehors, bien qu’il lui fût impossible de comprendre comment cet aide promis lui arriverait.

Ce n’était pas sa solitude qui le faisait souffrir. Le sentiment qu’il éprouvait, il ne se l’expliquait pas lui-même. En somme, il était homme, dans la meilleure acception du mot ; mais, s’il possédait la plupart des bonnes qualités de l’espèce, il possédait aussi quelques-uns de ses travers, et il en est un très grand, dont la généralité de la race humaine est atteinte au plus haut point, sans même s’en douter.

Nous allons essayer d’analyser ce singulier travers.

Un grand philosophe, mort depuis longtemps déjà, a dit que tout homme est doublé, sans le savoir, d’un comédien, et que, dans toutes les actions bonnes ou mauvaises de la vie, l’homme se laisse, malgré lui, aller à jouer la comédie.

Un autre philosophe, non moins grand que le premier, mais bien vivant encore, grâce à Dieu ! a tranché d’un seul mot presque cynique la question, en disant tout nettement à ses contemporains, très peu flattés du compliment : « L’homme procède du singe, son ancêtre. »

Le mot est dur. Est-il vrai ? Nous ne discuterons pas cette hypothèse, quand ce ne serait que par galanterie pour nos gentilles et aimables lectrices. Malheureusement, les conséquences de cet aphorisme brutal sont terribles. Ces deux philosophes, malgré leur notoriété, nous semblent, à nous, modestes écrivains, bien sévères pour l’humanité. On ne se dit pas de ces vérités à soi-même ! On les laisse deviner, tout au plus, et encore avec des ménagements extrêmes !

Nous savons fort bien que les hommes aiment le clinquant, les broderies, les panaches, les livrées, enfin tout ce qui brille ; qu’ils sont passés maîtres en fait de courbettes, de sourires, de grimaces de toutes sortes, et qu’en ce genre, beaucoup d’hommes que nous connaissons rendraient des points aux singes les plus experts.

Mais il ne suit pas forcément de là que nous procédions en droite ligne de la race simienne.

L’homme, nous le savons, éprouve comme malgré lui le besoin de poser. — Nous demandons pardon pour ce néologisme que l’Académie répudie ; mais il rend si bien notre pensée, que nous nous en servons néanmoins et à nos risques et périls. — Ce besoin de poser, c’est-à-dire d’étonner ses contemporains, est tellement inné chez l’homme, qu’il pose pour tout et à propos de tout, aussi bien pour le mal que pour le bien, et même plus pour le mal, tant sa vanité et son orgueil ont besoin de se satisfaire à n’importe quel prix. Les héros et les grands scélérats posent, les premiers devant l’histoire, dont ils sollicitent l’admiration : c’est pour cela qu’on dit qu’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, et cette boutade est plus vraie qu’elle n’en a l’air ; les grands scélérats posent devant le public qu’ils se plaisent à terroriser par le récit d’effroyables crimes, souvent imaginaires. Ces misérables, rentrés dans leur cellule, tremblent, pleurent, et deviennent aussi faibles, aussi craintifs, qu’ils se sont montrés arrogants et sanguinaires devant leur auditoire effaré.

La comédie jouée, avec ou sans succès, le héros, en bien ou en mal, disparaît, et il ne reste plus, le plus souvent, qu’un être vulgaire, qui possède peut-être de grands talents de comédien, mais n’est jamais un homme d’esprit.

Ce qu’il y a de plus bizarre dans ce singulier travers, c’est que l’homme est tout le premier victime de cette rage de pose. Si le public lui manque, s’il est seul, il pose devant lui-même, joue à son propre bénéfice cette comédie d’admiration, et, ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il le fait avec conviction, et que, pour nous servir d’une autre expression tirée de l’argot des théâtres, il croit que c’est arrivé.

Arrêtons-nous dans cette voie scabreuse où nous nous sommes engagés un peu à la légère. Peut-être finirions-nous par donner raison aux deux grands philosophes cités plus haut, et nous en serions véritablement désespérés.

Marcel en était là. Il posait malgré lui, mais, comme il manquait forcément d’un public admirateur, il posait devant lui-même et se faisait des raisonnements à perte de vue, pour se prouver que la résolution qu’il avait prise de rester dans son désert était admirable. Pour un peu, il aurait dit sublime. Disons qu’en réalité elle était grande et belle, et que nous ne voudrions l’amoindrir pour rien au monde. Marcel était d’autant plus méritant qu’il n’y avait de sa part aucun calcul, mais un véritable élan de bon cœur et l’horreur d’une lâcheté. S’il lui avait été possible de faire ses confidences à un ami quelconque, cela eût suffi à son bonheur ; mais, hélas ! ses animaux, si intelligents et si dévoués qu’ils fussent, étaient entièrement incapables, sinon de lui savoir gré de ce qu’il avait fait, mais de lui en exprimer leur reconnaissance par la parole.

De là, sa tristesse et son ennui. On l’eût certes fort étonné et surtout fort scandalisé, si on lui eût analysé, ainsi que nous venons de le faire, les causes cachées de l’état dans lequel il se trouvait.

Heureusement, après avoir, pendant assez longtemps, cédé à ce sentiment étrange, il avait peu à peu repris le dessus.

Le travail forcé auquel il était contraint de se livrer chaque jour, du matin jusqu’au soir, était peu favorable à la rêverie, et lui rendit, en cette circonstance, un éminent service en détournant son esprit de ces pensées nouvelles.

Pas une seule fois il ne lui vint à l’esprit de faire une nouvelle excursion à travers la grotte. Au contraire, à l’entrée proprement dite des souterrains, c’est-à-dire à la bouche même du long boyau aboutissant à la première grande salle, il apporta avec sa brouette une quantité de briques, de ciment, etc., et il construisit un mur épais, montant jusqu’à la voûte. Il ferma ainsi hermétiquement le passage, en ayant bien soin de ne ménager aucune porte.

Il aménagea ensuite cette partie de sa demeure avec un soin particulier ; il y transporta ses fûts de cidre de première qualité, ses barils d’huile, de vinaigre, de graisse, de cire, ses chandelles, ses bougies. Il en fit, en un mot, son entrepôt le plus important.

Il est vrai que, s’il avait absolument voulu pénétrer de nouveau dans l’intérieur du souterrain, une journée de travail lui aurait plus que suffi pour rétablir un passage. Il le savait et ne prétendait pas s’enlever les moyens de partir quand cela lui plairait. Il voulait tout simplement se mettre à l’abri d’une fantaisie subite ou d’un coup de tête qu’il redoutait. Pendant qu’il ferait le travail nécessaire pour rétablir le passage, il aurait le temps de la réflexion et pourrait corriger l’ardeur d’un premier mouvement. S’il partait, ce ne serait donc qu’après avoir bien pesé et bien mûri, dans son esprit, sa détermination. Ce calcul, fort sensé de la part d’un homme de cet âge, prouvait une grande maturité d’esprit, une grande force de caractère, et surtout la résolution bien arrêtée de tenir loyalement la promesse qu’il s’était faite à lui-même.

Il fit plus encore. Un matin, il monta à son observatoire, et il amena définitivement le drapeau qui, depuis si longtemps, flottait à la pointe de son mât de pavillon.

Que lui importait maintenant ce signal ? Il lui devenait inutile, puisque ses amis, renseignés par l’homme au burnous, savaient, à n’en pas douter, la position exacte de l’endroit où il avait trouvé un refuge.

Lui-même n’avait-il pas découvert un passage qui lui permettrait de quitter la corniche, quand le moment de le faire serait arrivé ?

Maître désormais de sa destinée, il jugeait inutile et indigne de lui d’attirer l’attention d’étrangers dont les secours arriveraient trop tard.

On était aux premiers jours du mois de mai.

Dix mois s’étaient écoulés depuis la visite fantastique que lui avait faite l’homme au burnous, pendant une nuit d’orage, et huit mois depuis le jour qu’il avait exécuté l’exploration des souterrains au fond desquels se trouvaient enfouies les sources du Guiers-Vif.

Il avait vingt-et-un ans et demi. C’était un homme. Sa vie accidentée, en plein air, les travaux auxquels il se livrait constamment, avaient considérablement développé chez lui la vigueur physique et la force morale. Il paraissait beaucoup plus âgé qu’il ne l’était en réalité. Il était doué de cette beauté mâle qui caractérise les hommes véritablement forts. Se physionomie, douce et énergique à la fois, était éclairée par un regard franc et un peu rêveur ; sa barbe, fauve, touffue, molle et fine, se joignait aux longues boucles soyeuses de ses cheveux blonds tombant à profusion sur ses épaules et lui donnait une ressemblance saisissante avec un lion au repos ; on sentait l’étincelle prête à jaillir sous les longs cils dont ses yeux bleus étaient à demi voilés.

Chaque année, il célébrait le triste anniversaire de sa séquestration sur la corniche. C’était une cérémonie bien triste par les souvenirs qu’il rappelait, mais il avait su la rendre pieuse et presque gaie en en faisant la fête des souvenirs.

Ce jour-là, par la pensée, il conviait tous ses amis à sa table, s’entourait d’eux, mettait le couvert de chacun. Malheureusement, ce couvert restait vide, mais le souvenir de celui qui devait l’occuper y venait prendre place. Les amis de Marcel étaient donc là, près de lui ; il les servait, causait avec eux, les interrogeait, souriait à leurs réponses. En un mot, pendant plusieurs heures que durait ce repas fantastique, dont lui seul, non seulement faisait les honneurs, mais prenait en réalité sa part, il vivait dans un rêve dont son cœur se faisait le complice. Cette feinte, au lieu de l’attrister, augmentait son énergie, en lui faisant faire un salutaire retour sur lui-même et en le rappelant dans le passé.

Le repas terminé, il se levait, saluait ses hôtes invisibles avec un sourire trempé de douces larmes, et leur donnait rendez-vous pour l’année suivante, par cette phrase qui contenait une espérance :

— Merci de vos conseils et de votre inaltérable amitié, vous tous qui m’êtes si chers. Dieu permettra peut-être qu’à notre prochaine réunion, nous soyons plus heureux encore que nous ne l’avons été cette fois, et que le nuage qui nous sépare sera dissipé pour toujours.

Le soir, il enlevait les couverts et les sièges, et, pendant toute l’année, il ne se servait ni des uns ni des autres.

N’était-ce pas une simple et touchante cérémonie ? Ne prouvait-elle pas une foi profonde dans l’avenir de la part de ce malheureux si tristement délaissé dans ce désert ?

Pour la troisième fois, il allait donc célébrer l’anniversaire de son abandon, ou, comme il le disait, la fête des souvenirs.

Cette fois, plus que les autres, il avait fait de grands préparatifs. Cinq ou six jours à l’avance, il avait préparé les éléments d’un repas froid et chaud, dont un grand cuisinier aurait été jaloux.

Il était devenu, non seulement un excellent boulanger, mais encore un cuisinier et un pâtissier émérites. Il avait confectionné trois pâtés : un de sanglier, un de gelinottes, un de faisan. Venaient ensuite des côtelettes, un gigot de mouton, un lièvre rôti, un quartier de sanglier, des cailles, des perdrix, une oie grasse, des poissons de plusieurs sortes, truites, brochets, etc.

Des légumes, petits pois, haricots verts, pommes de terre, petits pois hâtifs, champignons. Ces primeurs, aussi bien que les fraises et les cerises du dessert, étaient venues en serre, car Marcel, nous l’avons mentionné plus haut, avait, depuis un an, construit une serre chaude fort bien disposée, grâce à une assez grande quantité de verre qu’il avait trouvée dans le trésor des religieux et dont il avait cru pouvoir se servir. Des fromages, de la crème et des gâteaux de toutes sortes complétaient le dessert, dont la variété et l’ordonnance auraient fait venir l’eau à la bouche des gastronomes les plus en renom de cette gourmande contrée.

Les boissons laissaient à désirer. Le cidre seul et le lait en faisaient les frais ; car, pour rien au monde, le solitaire n’aurait consenti à toucher aux vins et aux liqueurs trouvés par lui dans le trésor de l’église.

Mon ami Pierrot et Mme Gigogne, parfaitement dressés à ce service, dont ils s’acquittaient à merveille, étaient chargés de changer les assiettes, de verser à boire et de placer tour à tour les plats sur la table.

On voit qu’il ne s’agissait pas d’un banquet vulgaire. Marcel avait résolu, cette année, de célébrer la fête des souvenirs dans la maisonnette du plateau des religieux, c’est-à-dire, pour employer son langage, dans sa maison de campagne. Il s’y était installé deux jours à l’avance avec ses ours, ses chiens et ses loutres, les fidèles amis dont il ne se séparait jamais, et il avait fait transporter dans une charrette, par Jean-Pierre, tout ce qu’il supposait devoir lui être nécessaire pour la fête.

Depuis un an, le plateau des religieux avait subi de très grands changements.

Marcel avait tracé une large route à travers la forêt, de la maisonnette à la grotte des religieux. Il avait reculé considérablement la lisière des bois et avait défriché de grands espaces de terrain, dont il avait fait des prairies artificielles. Poussé par nous ne savons quel pressentiment, il avait, autant que possible, rétabli, jusqu’à une trentaine de mètres au dehors, la pente du chemin détruit par les bandits, après l’assassinat des fugitifs. Malheureusement, il n’avait pu aller au-delà à cause des difficultés, insurmontables pour un homme seul, qui s’étaient dressées à l’improviste devant lui. Il avait entrepris ce travail, il ne savait trop pourquoi, et il l’avait abandonné sans regret.

Il ne visitait d’ailleurs que très rarement cette partie du plateau. Il l’évitait même, à cause des souvenirs tristes et lugubres qu’elle lui rappelait, et dirigeait ses travaux d’un autre côté.

La maisonnette, maintenant, était le point central d’une étoile formée par cinq routes, qui, toutes, y venaient aboutir. Ces routes se terminaient par d’immenses prairies, les unes naturelles, les autres artificielles. Marcel, en effet, avait besoin d’une grande quantité de fourrage pour nourrir, l’hiver, ses chèvres, ses moutons et ses ânes, aussi semait-il à foison les sainfoins, les vesces, la luzerne et les trèfles. Les animaux restés à l’état sauvage ne s’en faisaient pas faute, à la vérité, mais le solitaire ne leur cherchait pas noise, sachant bien qu’il faut que tout le monde vive, et que ces troupeaux, d’ailleurs, constituaient pour lui des réserves pour l’avenir.

Le jour de la fête des souvenirs était donc arrivé. Marcel cuisinait depuis le matin. Il avait, dès huit heures, transporté à la maisonnette une fournée entière de petits pains tout chauds, dorés et croustillants, de l’aspect le plus engageant. Il était dans son coup de feu.

Il y avait quelque chose de touchant et d’étrange à la fois dans l’ardeur et le soin qu’il mettait à préparer ce repas, auquel, il ne le savait que trop bien, lui seul, de tous les convives, répondrait à l’appel. Mais il n’avait pas l’air de s’en douter ; dès le lever du soleil, il avait été comme transfiguré ; le rêve commencé au réveil devait durer jusqu’au soir, sans que rien ne vînt l’interrompre.

Vers dix heures, il s’occupa à mettre le couvert. Ce n’était pas une petite affaire. Les places étaient fixées chaque année de la même façon ; Marcel s’y prenait à l’avance afin de n’être pas en retard. Le banquet devait commencer à midi précis ; c’était un peu tard pour déjeûner.

— Mais, disait le jeune homme avec un bon sourire, plusieurs de mes amis viennent de loin, il faut leur donner le temps d’arriver.

Et il procédait à l’arrangement du couvert avec autant de soin et de minutie que s’il eût véritablement attendu ses fantastiques convives.

Ceux-ci, en comptant Marcel, étaient au nombre de quatorze ; ils comprenaient tous ses amis, ceux de son père et son père lui-même, car il n’avait jamais voulu croire, malgré le long silence gardé par celui-ci, qu’il fût mort.

Voici comment les convives devaient se ranger à table.

Michel Sauvage, le père de Marcel, présidait le banquet ; Jacques Chrétien occupait sa droite et Marcel sa gauche. En face de Marcel se plaçait l’homme au burnous ayant à sa gauche Claire Sauvage et à sa droite Mariette Chrétien. A gauche de Marcel était placée Jeannette Chrétien, sa mère adoptive, puis maître Corbon, le notaire, Jérôme, le forestier, et M. Paquet, qui se trouvait ainsi auprès de Mariette. A la droite de Jacques, Mme Paquet, le docteur Cavalier, Madeleine, la femme de Jérôme, puis Pierre Morin, qui devenait ainsi le voisin de Claire Sauvage.

Cette fois, lorsque les places eurent ainsi été désignées, Marcel s’aperçut que Jérôme et M. Paquet se trouvaient placés l’un auprès de l’autre, et que cela rompait la symétrie entre les convives. Il se frappa le front et ajouta un couvert, celui de Mlle Paquet, la sœur de lait et l’amie dévouée de sa sœur, qu’il plaça entre les deux hommes.

Au lieu de quatorze convives, il y en avait donc quinze.

Ce changement opéré, Marcel se hâta de charger la table de hors-d’œuvre, beurre, radis roses, poissons conservés à l’huile, saucisson de sanglier, etc. Puis il plaça les pâtés et les autres grosses pièces froides.

Depuis quelque temps, tout en mettant son couvert, il était forcé, presque à chaque instant, de faire taire les chiens, qui, contrairement à leurs habitudes, grondaient sourdement en mettent le museau à terre et soufflaient avec force. Préoccupé par ce qu’il faisait, il n’apportait à cela aucune importance. Ses chiens, d’ailleurs, se calmèrent bientôt d’eux-mêmes. Petiote, qui avait semblé d’abord la plus inquiète, s’était tue tout à coup, et s’était mise à remuer la queue avec fureur. Les petits cris qu’elle poussait furent imités aussitôt par les autres chiens.

— Quelles bêtes excellentes et dévouées ! murmura Marcel d’un air attendri. Ne croirait-on pas qu’elles comprennent que je prépare une fête et ne semblent-elles pas s’associer à la joie que je ressens en envoyant, à travers l’espace qui nous sépare, un souvenir à ceux que j’aime et qui m’aiment ?

Il caressa affectueusement les braves animaux, et comme le temps pressait, il se remit à la besogne sans se préoccuper davantage des manifestations singulières de la chère Petiote et de ses enfants.

Il supposait en avoir deviné le motif.

Lorsque la table fut complètement dressée et chargée de tout ce qu’elle pouvait matériellement contenir, Marcel y jeta un dernier et sérieux coup d’œil afin de s’assurer que rien ne manquait et que tout était en ordre.

Nous constaterons avec notre impartialité de narrateurs qu’en réalité cette table avait l’aspect le plus réjouissant et le plus confortablement appétissant, en fait de victuailles. Certes, bien des commerçants, même de Lyon et de Grenoble, n’auraient pu lutter comme somptuosité et bon goût avec ce repas servi par l’industrie active et intelligente d’un seul homme, au milieu d’un désert, et par conséquent avec ses seules ressources.

Son dernier examen fait, Marcel retira de son gousset sa montre, dernier et précieux souvenir de son ancien professeur, Pierre Morin.

La montre marquait juste midi.

Marcel avait fixé d’avance tout un cérémonial pour cette solennité, il n’eût voulu s’en écarter sous aucun prétexte.

Voilà en quoi consistait le cérémonial :

Dès qu’il eut constaté à sa montre que l’heure réglementaire avait sonné, il se rapprochait de quelques pas de la porte et il disait à voix très haute en s’adressant à ses convives fictifs :

— Je suis heureux de vous annoncer, mes amis, que l’heure de notre réunion est venue. Veuillez donc entrer, je vous prie, et prendre votre part du simple déjeûner que je suis si heureux de vous offrir et qui vous attend.

Cette première phrase prononcée du ton le plus affectueux, le jeune homme attendait pendant trois ou quatre minutes, comme pour donner à ses amis le temps de pénétrer dans la salle, puis il reprenait :

— Soyez les bienvenus, mes amis. Les distances n’existent pas pour ceux qui s’aiment. Vous connaissez vos places : veuillez vous asseoir et tout en déjeûnant, nous causerons, cœur à cœur, des jours passés qui peut-être, hélas ! ne reviendront plus !

Mais cette fois les choses se passèrent autrement.

A peine Marcel avait-il prononcé sa première phrase de bienvenue, que plusieurs voix joyeuses d’hommes et de femmes répondirent du dehors :

— Nous voici, cher Marcel, nous voici.

La porte s’ouvrit alors et ses amis, Jacques Chrétien, l’homme au burnous, Pierre Morin et tous les autres firent gaîment irruption dans la salle, joyeusement salués par la meute. Ils entourèrent le jeune homme avec les élans de la joie la plus vive.

Marcel, à cette apparition subite de ses amis qu’il était si loin d’attendre, devint blême : un tremblement nerveux agita tous ses membres ; il chancela et tomba sur une chaise, sans voix, presque sans souffle et jetant autour de lui des regards égarés.

Cet homme si fort et si brave contre la douleur était vaincu par la joie ; la sueur perlait sur son front, des sanglots déchiraient sa poitrine et de grosses larmes qu’il ne songeait pas à essuyer coulaient le long de ses joues pâles.

Ses amis, effrayés de son état et désespérés de le voir ainsi quand ils croyaient lui causer une si agréable surprise, s’empressèrent à qui mieux mieux, pour le secourir et pour le rendre à lui-même.

Mais la réaction se fit vite dans cette noble et généreuse nature. Par un effort immense de sa toute-puissante volonté, Marcel maîtrisa l’émotion qui lui serrait la gorge et le cœur ; il se redressa presque aussitôt fier et rayonnant :

— Merci, mes amis ! dit-il d’une voix tremblante. C’est passé maintenant ! Pardonnez-moi cette faiblesse. J’ai failli mourir. C’était trop de joie pour moi après tant de douleurs. Maintenant, je suis heureux, oh ! bien heureux, je vous le jure, de me voir entouré par tous ceux que j’aime tant. Que Dieu soit béni pour la récompense qu’il me donne, après tant de misères et de douloureuses angoisses. Enfin, je vous revois ! Vous êtes là près de moi ! Nous sommes réunis !

— Pour toujours, garçon ! s’écria Jacques Chrétien.

— Et tu seras heureux, ajoute Pierre Morin.

— Car nous ne nous séparerons plus ! s’écria l’homme au burnous avec élan.

— Merci, s’écria Marcel, les yeux pleins de larmes. Oh ! je savais bien que vous ne m’oublieriez pas !

— Jamais ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.

Marcel se jeta dans les bras de sa mère adoptive, il embrassa tous ses amis et fut tour à tour embrassé par eux. La joie de tous était aussi vive que la sienne, et tous pleuraient comme lui. Mais ces larmes étaient bonnes et faisaient du bien. C’étaient des larmes de bonheur.

Lorsque la première émotion fut enfin calmée, chacun prit place et l’on se mit à table dans l’ordre désigné d’avance.

— Malheureusement, mes amis, dit Marcel, notre joie ne sera pas complète. Une place restera vide au milieu de nous, celle de mon aimé et vénéré père, et…

— Ne lui en veux pas de son absence, interrompit vivement Jacques Chrétien ; il lui a été impossible de venir comme il le désirait, mais bientôt, sois tranquille, tu le…

— Que veux-tu dire ? Au nom du Ciel, père ? s’écria Marcel, avec une indicible émotion… Mon père !… Serait-il donc de retour !

— Oui, garçon, réjouis-toi, ton vrai père est revenu et sa plus grande joie sera de te revoir.

— Oh ! tout de suite, tout de suite, s’écria le jeune homme dont l’émotion étranglait la voix. J’aurais été si heureux de le revoir, lui que j’aime au-dessus de tout. Ignore-t-il donc ?…

— Ton père n’ignore rien, Marcel, dit affectueusement l’homme au burnous ; il sait que ton amour pour lui est un culte. Voilà pourquoi il a eu le courage de ne pas venir et de te priver ainsi d’une immense joie. Il a redouté pour toi les conséquences d’une reconnaissance trop brusque.

— Et il a eu cent fois raison, interrompit Pierre Morin, ce qui s’est passé à notre arrivée nous le prouve.

— La joie t’aurait tué cette fois, pauvre enfant ! dit Jeannette avec tendresse.

— C’est vrai ! murmura le jeune homme. Je n’aurais pu supporter un si grand bonheur.

— Mais à présent que tu es averti, que tu sais que ton père n’est qu’à une courte distance, que tu le reverras bientôt, dit Pierre Morin, tu te conduiras en homme et tes amis n’auront rien à redouter de cette entrevue.

— Je te le jure, Pierre, dit le jeune homme avec un sourire radieux. A présent je serai fort.

Peu à peu la conversation reprit son cours normal et la gaîté la plus franche et la plus cordiale ne cessa de régner.

Parfois seulement les dames poussaient de petits cris d’effroi, lorsque les pattes velues des singuliers serviteurs de Marcel changeaient leur assiette ou remplissaient leur verre.

Mais mon ami Pierrot et Mme Gigogne s’acquittèrent de leur emploi avec un sérieux si convaincu et si divertissant, qu’elles ne tardèrent pas à rire et à bourrer de chatteries les deux ours qui se laissaient faire d’un air béat.

Marcel, à la prière de ses amis, leur fit le récit de tout ce qui lui était arrivé depuis la catastrophe qui l’avait relégué sur la corniche. Il raconta tout franchement, sans forfanterie, les joies et les douleurs, ses espérances et ses déceptions ; les travaux qu’il avait accomplis, les moyens employés par lui, les résultats obtenus. Il arriva enfin à la découverte du souterrain des religieux, à l’immense trésor qu’il avait trouvé et auquel il s’était bien gardé de toucher.

Pour mieux intéresser ses auditeurs, il faisait au fur et à mesure passer sous leurs yeux le journal qu’il avait non pas écrit, mais dessiné.

Il était près de cinq heures lorsqu’on se leva enfin de table pour procéder à la visite des bâtiments.

Cette visite ne put être terminée le jour même. Les dames s’installèrent tant bien que mal dans la maisonnette et les hommes s’établirent les uns dans l’habitation, les autres dans la grotte. Marcel offrit en vain tour à tour son lit à son père adoptif, à l’homme au burnous et à Pierre Morin. Ceux-ci déclinèrent nettement cette offre et le jeune homme coucha dans son lit.

Au lever du soleil, ils étaient tous debout et Marcel fit visiter ses domaines.

Quand ils eurent tout vu, les écuries, les bergeries, inspecté les champs en plein rapport, les deux moulins à eau, Marcel s’excusa et les engagea à prolonger sans lui leur promenade pendant qu’il préparait le déjeûner dans l’annexe, afin de ne pas déranger les dames encore endormies. Il n’était en effet que six heures du matin.

— Non pas ! dit vivement Jacques Chrétien, ce soin nous regarde. Nous avons hier accepté ton excellent déjeûner, aujourd’hui tu accepteras le nôtre, garçon. Ne t’inquiète de rien et conduis-nous à ce fameux trésor dont tu nous as parlé. D’ailleurs, nous avons, notre vieil ami l’homme au burnous, Pierre Morin et moi, à te parler de ton père.

— Parlez donc, dit-il vivement, parlez, mon second père.

— Bien, mon garçon, mais la parole, tu le sais, n’est pas mon fait ; si tu me le permets, je passerai procuration à notre vieil ami qui t’expliquera la chose.

— De quoi s’agit-il donc ?

— Tu vas le savoir, curieux, dit en riant Jacques Chrétien. Seulement, conduis-nous au caveau.

— Comme il vous plaira. Suivez-moi.

— Mon cher Marcel, dit alors l’homme au burnous, ton père est de retour en France depuis plusieurs années.

— Comment, il serait possible ? Et il m’a laissé ignorer ?

— Il avait pour cela des raisons sérieuses, mon ami, reprit doucement l’homme au burnous. Ton père voulait faire de toi un homme : il surveillait tous tes pas, était instruit de tout ce que tu faisais. Le souvenir ardent que tu avais conservé de lui dans ton cœur le comblait de joie. Le jour où, à ton retour de Beaurevoir, il t’attendait aux Alouettes, résolu à se faire enfin reconnaître par toi, car il souffrait plus que tu ne saurais l’imaginer de ce long incognito, il voulait enfin t’ouvrir les bras et te dire : enfant, moi aussi je t’aime ; je reviens pour ne plus te quitter.

— Oh ! je n’ai jamais douté de l’amour de mon père. Mon cœur me disait combien il m’aimait, et le cœur ne trompe jamais, ajouta-t-il, avec un sourire radieux. Pauvre bon père ! qui a souffert de si horribles douleurs ! Oh ! je le consolerai, moi, je lui rendrai le bonheur !

— Tu le lui as déjà rendu, enfant, reprit l’homme au burnous avec une énergie profonde. Il sait ce que tu vaux et il est fier de toi. Ta disparition a failli le rendre fou de douleur. Il était revenu d’Amérique plusieurs fois millionnaire ; il voulait partager avec toi ses immenses richesses, mais…

— Que m’importent ses richesses ! C’est lui seul que je veux, lui seul que j’aime. Que mon père me soit rendu et ses baisers me feront riche plus que tout l’or du Nouveau-Monde ! s’écria le jeune homme avec élan.

L’homme au burnous serra avec énergie la main de Marcel.

— Brave cœur, dit-il. Et il continua : Tous ses plans furent brusquement renversés par la catastrophe qui te relégua ici. Mais ni lui ni les autres ne désespérèrent. Ils cherchèrent sans relâche et enfin ils te découvrirent. Les chants que tu as entendus étaient ceux de tes amis. La pierre attachée par toi à une tresse de liane fut abattue d’un coup de fusil par ton père lui-même.

— J’avais deviné presque tout cela.

— Ta position bien établie, les montagnes furent examinées. Enfin, après de longs tâtonnements et après m’être orienté, je résolus de m’engager à tous risques dans les grottes du Guiers-Vif. Je fis part de ce projet à mes amis ; tous voulaient tenter l’épreuve ; mais l’idée était de moi ; on fut contraint de me la laisser exécuter. On ne me laissa néanmoins pas seul ; on m’attendit dans les grottes mêmes. Tu sais comment je parvins jusqu’à toi par une nuit orageuse. Tu gisais sur un lit, brûlé par la fièvre ; tu me pris pour un fantôme. Quelques paroles échappées à ton délire me firent comprendre que tu étais parvenu sur un second plateau où jadis, disait-on, s’était passée une horrible tragédie. Tu me racontas même à peu près cette légende et tu ajoutas que c’était de ce côté que tu espérais te frayer un passage, non seulement pour toi, mais pour tes animaux qu’à aucun prix tu ne voulais abandonner.

— C’est vrai ! et aujourd’hui encore, s’écria-t-il vivement, malgré la joie ineffable qui inonde mon cœur…

— Laisse-moi terminer, enfant, dit avec autorité le vieillard. Je rejoignis nos amis, après avoir fait disparaître, je le croyais du moins, toutes les preuves de mon passage. Je ne voulais pas te laisser un espoir qui peut-être ne se réaliserait pas et je pensais qu’après ton réveil tu croirais à un rêve ou à une hallucination causée par la fièvre.

— En effet, je l’ai cru longtemps, dit Marcel en souriant.

— Je rendis compte de ma mission à ton père. Il approuva ta résolution, mais en même temps il jura de te sauver coûte que coûte. Aujourd’hui cette œuvre de délivrance est enfin accomplie après huit mois de travaux gigantesques.

— Que voulez-vous dire, mon vieil ami ?

— Bientôt tu jugeras par tes yeux du travail que ceux qui t’aiment ont fait pour te sauver.

— Nous voici au kiosque où s’ouvre le caveau, dit Marcel.

— Un instant encore. Écoute patiemment, ami.

— Parlez, parlez.

— Ton père a acheté cette corniche aussi bien que le plateau des Religieux. L’exploitation commencée par toi sera continuée par Jérôme auquel ton père a signé en ton nom un bail. Ces deux plateaux sont ta propriété. Ton père suppose que cette corniche où tu as tant souffert doit t’être chère et que tu seras heureux d’en rester le maître. Tu pourras ainsi y exécuter toutes les améliorations que tu jugeras nécessaires.

— Bon et excellent père, murmura Marcel.

— Tu résideras, si cela te plaît, à Beaurevoir qui est la propriété de ton père. Il te la donne.

— Beaurevoir à moi !… Et Pierre Morin, mon ami…

— Bien, Marcel ! tu penses à ton ami. Ton père y a pensé aussi. Il sera ton voisin et propriétaire d’une très belle ferme, limitrophe de la tienne. Demain il y sera installé.

— Oh ! je reconnais la justice et l’inépuisable bonté de mon père ! Sans doute il habitera avec moi.

— Peut-être ! Cela dépendra de toi, Marcel. Vous vous consulterez à ce sujet quand tu le verras. Ce sera ce soir, dans la magnifique propriété qu’il a achetée dans la vallée du Graisivaudan.

— Mais comment partirons-nous ?

— Tu le verras. Descendons dans le caveau.

Marcel souleva la trappe, et après avoir allumé une lanterne, on descendit dans le caveau.

La visite commença. Les visiteurs examinèrent avec le plus sérieux intérêt les travaux exécutés pour assurer le trésor contre la cupidité des bandits de toute sorte qui pullulaient sur nos frontières à ces époques troublées.

— Oh ! oh ! dit en riant Jacques Chrétien, tu possèdes du vin qui a quatre-vingts ans de date et tu nous as fait boire du cidre ?

— Père, ce cidre était-il bon ? demanda Marcel en souriant.

— Excellent, garçon, je dois en convenir.

— Vous savez que je n’ai jamais été un grand buveur.

— C’est vrai.

— Donc ce vin ne m’était pas indispensable. Je pouvais m’en passer et le laisser à ses propriétaires.

— C’est juste, dit l’homme au burnous. Tu as agi en honnête homme.

— Le cardinal-archevêque de Lyon sera agréablement surpris en retrouvant ces immenses richesses qu’il supposait à jamais perdues, dit Pierre Morin.

— Elles appartiennent aux églises. Avant quarante-huit heures, l’archevêque sera averti de leur découverte par Marcel lui-même, dit Jacques Chrétien.

— Oh ! pourquoi ferais-je moi-même cette démarche ? dit le jeune homme.

— Ce sera la récompense de ta loyauté, enfant, dit l’homme au burnous d’une voix austère.

On atteignit enfin la grotte.

Marcel poussa un cri de surprise. L’esplanade n’était plus reconnaissable. Des bœufs, des vaches et des chevaux de trait, attachés à des piquets, mangeaient leur provende sous la surveillance d’une vingtaine de vigoureux métayers. Plusieurs charrettes, charrues et autres instruments de labour attendaient rangés en bon ordre.

Des chevaux harnachés mangeaient à part, près d’un élégant char-à-bancs. Sur les charrettes étaient entassés des meubles de toute sorte, des objets de literie, etc., etc.

— Oh ! dit Marcel, si j’avais eu à ma disposition…

Mais l’homme au burnous lui coupa la parole.

— Les outils qui étaient nécessaires, tu les as faits toi-même, grâce à ta volonté et à ton courage. Cela ne vaut-il pas mieux ?

— Vous avez raison comme toujours, mon ami. Je suis ingrat, car Dieu m’a aidé et soutenu.

Le couvert était mis, sur une table abritée par une tente en coutil.

On voyait une route large et bien empierrée qui descendait en serpentant sur les flancs de la montagne.

Le soleil était radieux ; tout souriait dans la nature. C’était une splendide journée.

Au moment où Marcel et ses amis sortaient de la grotte, les dames, venant du côté opposé, apparaissaient sur l’esplanade.

— Chère Mariette, dit Marcel à sa sœur de lait, tu as perdu aux cascades du Guiers-Vif, la croix d’or que je t’ai donnée.

— Oui, Marcel, répondit-elle, les yeux pleins de larmes.

— Console-toi, mignonne, je l’ai retrouvée.

— Bien vrai ? s’écria-t-elle toute joyeuse. Où est-elle ?

— Là, sur mon cœur. Je t’en donnerai une autre plus belle.

— Oh ! garde-la, mon bon Marcel ; je suis heureuse que tu l’aies retrouvée.

Et les deux jeunes gens s’embrassèrent du meilleur de leur cœur.

On déjeûna. Mon ami Pierrot et Mme Gigogne ne servaient pas cette fois, mais ils ne furent pas oubliés, ni les chiens ni les loutres qui avaient, eux aussi, rejoint leur maître.

Après le repas qui fut court, Marcel s’entretint pendant quelques instants avec Jérôme et Madeleine. Il mettait tout ce qu’il laissait à leur disposition, ne se réservant que certains objets auxquels il tenait particulièrement, et qu’il pria Jérôme de transporter dans sa maison de campagne, dont il entendait conserver la jouissance. Il recommanda à plusieurs reprises la basse-cour et tout le reste aux soins de la gentille Madeleine et de son mari.

Puis Jean-Pierre, mon ami Pierrot, Mme Gigogne, les deux loutres et tous les chiens, sauf Petiote, furent placés dans une charrette recouverte d’une bâche qui les dérobait aux regards des curieux. Ces braves animaux s’installèrent sur une moelleuse litière. Jacques Chrétien céda son cheval à Marcel et se chargea de conduire la charrette.

Les hommes montèrent à cheval ; les dames se placèrent dans le char-à-bancs, et après avoir fait de chaleureux adieux à Jérôme, à sa femme et à ses métayers, on se mit enfin en route.

Il était dix heures du matin.

Petiote ouvrait la marche en aboyant comme une folle.

Ce ne fut pas sans une certaine émotion que Marcel quitta cette montagne où il avait tant souffert et où il avait été si heureux aussi.

Pendant près d’une heure, il demeura pensif, presque sombre, absorbé par le flux de pensées qui du cœur lui montaient au cerveau, mais l’espoir de revoir bientôt son père dissipa enfin cette tristesse que ses amis respectaient. Il redevint gai et complètement en possession de lui-même.

Mais il se promit de revenir souvent à sa corniche.

Vers cinq heures du soir, les voyageurs atteignirent la vallée du Graisivaudan. La route s’était faite trop lentement au gré de Marcel qui bouillait d’impatience d’embrasser son père.

Depuis une demi-heure surtout, l’homme au burnous ne réussissait qu’à grand’peine à le calmer. Marcel était en proie à une émotion profonde. Plus il approchait du but, plus son impatience croissait.

Enfin la petite caravane fit halte devant la grille d’une élégante maison de campagne, presque enfouie sous des massifs de feuillage.

— Ah ! enfin ! s’écria Marcel en sautant d’un bond à bas de son cheval. Je vais donc embrasser mon père !

Chacun mit pied à terre au bas d’un double perron ; une foule de serviteurs vêtus d’une livrée sévère étaient accourus au-devant des arrivants.

— Je ne vois pas mon père ! s’écria Marcel d’une voix anxieuse.

— Viens, lui dit le vieillard en l’entraînant dans l’intérieur de la maison.

Les amis de Marcel le suivirent.

Ils pénétrèrent dans un vaste salon luxueusement meublé.

D’un regard le jeune homme s’assura qu’il n’y avait personne.

Il se laissa tomber avec découragement sur un siège.

— Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, en cachant sa tête dans ses mains, vous m’avez trompé ? vous vous êtes joué de ma tendresse filiale !

— J’ai eu tort de pousser cette épreuve si loin, murmura l’homme au burnous.

— Au nom du Ciel, je vous en supplie, dites-moi où est mon père.

Par un geste rapide comme la pensée, le vieillard se débarrassa du burnous dans lequel il était si soigneusement enveloppé jusque-là ; et d’une voix éclatante :

— Me voici, Marcel, mon enfant bien-aimé !

— Cette voix ! s’écria Marcel en tressaillant.

Il releva brusquement la tête. Devant lui, les yeux brillants de larmes et lui ouvrant les bras, le vieillard reprit avec une douceur étrange :

— Mon fils !

— Mon père ! oh ! mon père ! s’écria le jeune homme avec une joie délirante.

Il ne put en dire davantage : le bonheur, la surprise le suffoquaient. Il tomba dans les bras de son père et cacha en sanglotant sa tête dans sa poitrine.

L’étreinte des deux hommes fut longue et passionnée, ils ne voyaient et n’entendaient rien ; hors d’eux-mêmes, le monde n’existait plus pour eux ; ils étaient tout entiers à cette réunion achetée par tant d’angoisses et de douleurs !

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Quelques mois plus tard deux mariages furent célébrés le même jour et à la même heure à Saint-Jean, l’église cathédrale de Lyon.

Ces mariages étaient : celui de Marcel Sauvage avec Mariette Chrétien, et celui de Pierre Morin avec Claire Sauvage.

S. E. le Cardinal-archevêque de Lyon avait voulu officier lui-même in pontificio, et donner la bénédiction aux nouveaux époux.

Les jeunes couples étaient radieux. Tout le monde admirait leur vrai bonheur.

Le soir, au repas de noces, on but du vin provenant du trésor des Religieux.

Sur l’ordre exprès de l’archevêque, quelques jours auparavant, les précieux fûts avaient été déposés dans les caves de l’hôtel que Michel Sauvage possédait sur la place Belcour et dans lequel il s’était installé avec ses enfants.

M. Pierrot, madame Gigogne, les loutres, Jean-Pierre, Petiote et ses enfants regrettent la corniche ; les braves animaux ne peuvent s’habituer à l’existence étriquée et mesquine de la ville, ils étouffent dans les grandeurs pour lesquelles ils ne sont pas nés, ils réclament le grand air, le soleil, l’espace et la liberté.

Très souvent, sous prétexte de donner un peu de joie à ses animaux, Marcel va s’installer avec sa chère Mariette dans sa maison de campagne du plateau des Religieux.


Maison de campagne de la Corniche (page 271).

Et pendant deux ou trois mois, il vit heureux, entouré de ses bêtes ; recommence son existence d’autrefois ; se fait l’aide et le conseil de Jérôme, qui, grâce aux sommes mises à sa disposition, a métamorphosé ce désert en une exploitation agricole de premier ordre.

Seulement tous les bâtiments construits et élevés par le solitaire, pendant sa réclusion, ont été respectés.

C’est là seulement que Marcel au milieu de tous ses souvenirs se trouve heureux, et oublie les soucis du présent, en revenant dans le passé.

Marcel Sauvage est devenu un des hommes les plus éminents et les plus justement estimés des départements de l’Isère et du Rhône.

Nous redirons en terminant ce que nous avons dit au début.

Cette histoire est vraie… seulement, pour certaines raisons de convenance, nous avons changé les noms, les lieux et les dates.

FIN

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