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Le Robinson des Alpes

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CHAPITRE IX
Comme quoi un feu éteint et le contenu d’une marmite peuvent révéler bien des choses à on esprit clairvoyant.

Au moment où Marcel sortait de la grotte pour aller faire ses ablutions au lac, le soleil se levait.

Après avoir terminé sa toilette, Marcel, qui avait hâte de se mettre en route, déjeûna sommairement avec le reste du pâté, but un verre d’eau rougie ; puis il mit dans un mouchoir le reste de son pain, qui commençait à être fort dur. Il coupa une large tranche de jambon, noua le mouchoir, qu’il plaça sur son épaule, et, laissant sac et gibecière dans la grotte, il prit seulement son bâton ferré, dont il ne se séparait jamais, et après avoir caressé Petiote :

— En route ! mademoiselle, lui dit-il. Allons un peu visiter notre domaine. Et ils partirent. C’était le moment précis où le soleil apparaissait radieux au-dessus de l’horizon et donnait ainsi à toute la nature le signal du réveil.

Le plus court chemin pour atteindre le bois que Marcel se proposait de visiter était de côtoyer le lac dans toute sa longueur ; ce fut le parti qu’il prit sans hésiter.

Ce lac avait au plus cinq à six cents mètres de long sur quatre-vingts ou quatre-vingt-dix de large.

Ses rives, très accidentées, étaient garnies à profusion de plantes aquatiques de toutes sortes. Dans certaines places, le cresson foisonnait ; les eaux étaient claires et transparentes jusqu’à une grande profondeur.

Le jeune homme, que rien ne pressait, suivait toutes les sinuosités décrites par le caprice des eaux ; il étudiait les plantes et notait dans sa mémoire celles qui, plus tard, pourraient lui être utiles, soit à titre de comestibles, soit pour divers autres usages. Tout à coup, il s’arrêta net.

Il avait devant lui une espèce d’anse découverte, assez étroite, formant une petite plage sablonneuse, qui s’élevait en pente douce jusqu’à des buissons touffus disposés en berceau naturel. Bien que cet endroit fût charmant, ce n’était pas l’aspect pittoresque de ce microscopique retrait qui arrêtait le jeune homme et avait fixé son attention. Ce qui avait attiré ses regards et lui avait causé un vif émoi, c’était la vue d’un amas considérable d’arêtes de poissons s’étendant depuis le bord du lac jusque sous les buissons.

Marcel, qui était chasseur expérimenté, hocha la tête à plusieurs reprises.

— Il y a une loutre ! dit-il. Quel malheur que je n’aie pas mon fusil. Je me serais mis à sa recherche. Ce lac renferme donc une quantité de truites considérable ? J’en avais vu assez pour le présumer. Maintenant je suis sûr de mon fait. Si je retournais à la grotte prendre mon fusil ?

Il fit un mouvement comme pour revenir sur ses pas ; mais, presque aussitôt, il s’arrêta.

— Non ! reprit-il avec animation. Pourquoi tuer cet animal inoffensif et qui pourra peut-être me devenir utile ? J’ai lu que la loutre était susceptible d’être apprivoisée. Si je réussis à m’emparer de celle-là et à m’en faire une amie, elle deviendra mon pourvoyeur de poisson. Et il se remit en route.

Il avait, depuis quelques instants, laissé le lac derrière lui ; il se trouvait très rapproché du bois, et il se préparait à y entrer à l’aventure, en se frayant un chemin à l’aide de son bâton ferré. Soudain, Petiote, qui, jusque-là, avait tranquillement marché derrière son maître, ne s’écartant ni à droite ni à gauche, poussa un aboiement retentissant et s’élança vers le bois, dans lequel elle ne pénétra pas, mais qu’elle longea au contraire le nez à terre, pendant une quarantaine de pas ; tout à coup, elle se tourna vers Marcel et redoubla ses aboiements.

— Oh ! oh ! Qu’est-ce que cela signifie ? Allons voir, dit le jeune solitaire en souriant. Et il alla rejoindre son chien.

En arrivant près de Petiote, Marcel reconnut avec surprise que l’animal avait découvert un large sentier dont les méandres capricieux serpentaient et se perdaient dans les lointains de la plaine ; ce sentier s’enfonçait, d’autre part, dans le bois où le jeune homme se disposait lui-même à pénétrer.

— Voilà qui est bizarre, murmura-t-il. Où peut conduire ce sentier ? Je suis certain que de ce côté les rochers sont à pic et ne présentent aucune issue. Voyons où celui-ci me conduira.

Il caressa Petiote, et, s’engageant résolument sur le sentier, il pénétra dans le bois.

Ce chemin, fort tortueux, comme toutes les sentes montagnardes, était large et semblait fréquenté ; Marcel y apercevait de nombreuses traces assez profondes et fraîches de chèvres et de moutons, mêlées, à certains intervalles, à des empreintes de pas humains.

— Oh ! oh ! murmura-t-il, voilà qui n’est pas douteux ; un pâtre a passé par ici, et cela tout récemment. Serait-il arrivé à ce pauvre homme le même malheur dont j’ai été moi-même la victime ? Il n’y aurait rien d’étonnant à cela. Peut-être a-t-il été, lui aussi, surpris par l’orage, et se trouve-t-il prisonnier sur cette corniche ?

Le bois que traversait Marcel n’était pas aussi considérable qu’il semblait l’être au premier abord ; mais il était très touffu, et le sentier faisait comme à plaisir les courbes les plus extravagantes, ce qui ajoutait à l’illusion.

Tout à coup, Marcel se trouva, presque à l’improviste, à l’orée du bois : il laissa échapper un cri de surprise à l’aspect du singulier paysage qui se déroulait subitement devant lui, et auquel il était loin de s’attendre.

Une prairie de petite étendue était en face de lui ; sur cette plaine, il vit des apparences de culture ; d’un côté, un champ de blé verdoyant ; de l’autre, un champ de pommes de terre dont les tiges commençaient à apparaître et qui appartenaient certainement à une espèce hâtive.

Entre les deux champs, et à égale distance, s’élevait, nous ne dirons pas une maisonnette, mais une halle construite en bois, et dont l’architecture primitive était de tous points celle adoptée par les pâtres, pour s’abriter pendant les six mois qu’ils passent avec leurs troupeaux dans la montagne.

Seulement, cette hutte était plus grande, et surtout plus solidement établie, que celle qu’on rencontre généralement sur les hauts plateaux alpins. Elle était couverte en chaume, et, luxe très grand dans ces régions, les fenêtres, ou du moins les trous ronds qui en tenaient lieu, avaient un châssis mobile, vitré, et des volets que l’on pouvait fermer la nuit. En ce moment, ces volets étaient ouverts.

Un grand hangar en planches attenait à la hutte du côté droit. Au côté gauche se trouvait, fermé par une haie, un jardin potager très mal soigné, long de dix à quinze mètres au plus et renfermant, sans parler de quelques plantes qui ne tarderaient pas à percer la terre, car on était au mois de mai, trois arbres à fruits : cerisier, poirier et amandier, dont les fleurs commençaient à se montrer.

La porte de la hutte était ouverte, retenue par une pierre pour l’empêcher de se refermer. Plusieurs planches jetées à terre et une assez grande quantité de chaume laissèrent deviner que le propriétaire, quel qu’il fût, de cet immeuble, était occupé à le réparer.

— Hé ! murmura Marcel, est-ce que je me serais trompé ? Mon raisonnement serait-il faux ? Trouverai-je ici un compagnon ? Bah ! S’il en est ainsi, je lui demanderai l’hospitalité. Cela ne se refuse pas dans la montagne ; nous causerons et nous nous entendrons facilement ; si le maître de céans est simplement absent, je l’attendrai, voilà tout.

En arrivant devant le hangar, Marcel aperçut les quatre chèvres et le bouc, couchés bien à leur aise sur une épaisse et chaude litière de paille.

— Oh ! oh ! dit-il en les voyant ; je crois que je me suis trop hâté de considérer ces gentilles bêtes comme m’appartenant. Mais comment se fait-il qu’au lieu de se faire traire par leur pasteur, elles soient venues me demander ce service ? Cela, du reste, m’a été fort agréable. Il y a là quelque chose qui n’est pas clair, et un mystère qui a besoin d’être débrouillé.

Il pénétra alors dans la maisonnette ; un seul regard suffit pour lui prouver qu’il ne s’était pas trompé. Il n’y avait personne, cependant tout indiquait qu’elle était habitée, et que, quel que fût le temps écoulé depuis son absence, le propriétaire était sorti avec l’intention bien arrêtée de revenir bientôt.

L’intérieur de la hutte ne formait qu’une seule pièce très vaste et à peu près carrée. Le sol, en terre battue, formait une aire assez raboteuse, à cause de la boue apportée du dehors par les sabots des pâtres ou des autres personnes venues dans cette demeure ; le tiers de la pièce était pris par une énorme cheminée dont le manteau en bois, fixé à la toiture, descendait en cône renversé et formait un large auvent. Le foyer était fait avec des pierres posées en triangle ; une crémaillère se balançait au-dessus, soutenant une marmite en fer.

A droite de la cheminée se trouvait une longue et forte table, très large, grossièrement taillée, et sur laquelle il y avait quatre moules à fromages dont trois étaient vides. Le quatrième, posé sur deux tringles de bois assez hautes, contenait un fromage en train d’égoutter, nouvelle preuve que la hutte était habitée.

Sous la table étaient rangées plusieurs seilles destinées à contenir du lait ; à côté se dressait une baratte en excellent état ; à côté étaient deux seaux, dont l’un était plein d’eau.

A gauche de la cheminée était placée une huche. Marcel, après avoir enlevé et posé à terre une grande boîte pleine de clous de toutes sortes et de toutes grandeurs, un marteau, des tenailles et d’autres outils posés là un peu à l’aventure, souleva le couvercle de la huche ; elle était pleine de farine. A côté, sur deux bûches servant de chantier, était posé un grand sac de froment.

— Eh ! eh ! dit Marcel, voilà un gaillard prévoyant, les vivres ne lui manquent pas. En parlant ainsi, il regardait la cheminée, sous laquelle pendaient un jambon et de gros quartiers de lard. Près du foyer étaient rangées une longue paire de pincettes et une pelle en fer. Tout près du sac de blé se trouvaient une grande chaudière, un chaudron, et contre la cheminée pendaient une poêle à frire et un gril en fer.

Au moment où Marcel achevait cet inventaire, les chèvres, toujours flanquées de leur bouc, entrèrent sans la moindre cérémonie dans la hutte.

— Bien ! Je vous comprends, chères petites, dit le jeune homme ; ne vous impatientez pas ; je suis à vous dans un instant.

Il alla prendre une seille, la rinça avec soin, puis il revint toujours riant.

Lorsqu’il eut achevé de traire les chèvres, il leur émietta un peu de pain dans sa main ; elles le mangèrent gentiment et firent leurs petites mines coquettes ; elles sortirent ensuite en gambadant et ne tardèrent pas à disparaître dans le bois.

— Là ! dit Marcel en approchant un escabeau de la table et s’asseyant, réfléchissons un peu, maintenant. L’homme qui habite cette demeure possède tout ce qui me manque ; en nous associant, et il ne me le refusera pas, nous doublerons nos forces. Notre délivrance ne deviendra plus qu’une question de jours, peut-être même d’heures… Mais il tarde bien à rentrer ! Où peut-il être ? Que fait-il ? Comment ne l’ai-je pas aperçu depuis l’orage, moi, qui ne suis pas resté un instant en place et ai rôdé de tous les côtés, à la recherche d’un introuvable passage ? Comment n’a-t-il pas aperçu la flamme ou la fumée des feux que j’ai allumés ?

En ce moment, son regard, errant autour de lui, se fixa par hasard sur la cheminée où une marmite pendait à la crémaillère.

— Ouais ! dit-il, cette marmite n’a pas été laissée pendue ainsi pour rien. Le maître de la hutte, avant de sortir, a mis probablement son déjeûner ou son dîner sur le feu, afin de le trouver cuit et prêt à être mangé à son retour ; mais le feu, qui, peut-être, devait durer toute la journée, s’est éteint, faute d’une quantité suffisante de combustible ; il ne reste plus que des cendres. Notre homme a dû quitter son logis de très bonne heure, au lever du soleil probablement. Si je rallumais le feu ! En rentrant, il trouverait son dîner à point, et, reconnaissant du service que je lui aurais rendu, il m’en offrirait ma part. Nous ferions ainsi connaissance dans d’excellentes conditions. Et il ralluma le feu.

Il se pencha vers la cheminée et souleva la marmite, qu’il décrocha et posa sur l’aire. Elle était très lourde. Il enleva le couvercle.

La marmite était pleine jusqu’aux deux tiers de sa profondeur. Sur toute sa surface s’étendait une couche de graisse jaunâtre, sur laquelle pointaient çà et là, comme des rochers sur l’océan, des morceaux de pommes de terre et des oignons. Au centre, une substance noirâtre, sèche, dure et arrondie, émergeait et ne pouvait être qu’un quartier de viande.

— Oh ! oh ! murmura le jeune homme, voilà qui est étrange. Il est évident que ce ragoût, quel qu’il soit, a cuit longtemps pour s’être ainsi réduit, il n’est pas moins certain que le feu s’est éteint faute d’aliments. Trois jours au moins doivent s’être écoulés depuis que le propriétaire de cette demeure a préparé et mis au feu ce ragoût avant de s’éloigner. Il est certain pour moi maintenant que le malheureux ne reparaîtra pas. Voici ce qui a dû se passer :

Sorti pour faire paître son troupeau, dont les chèvres qui m’ont si miraculeusement sauvé faisaient partie, quand il a vu le ciel prendre un aspect menaçant, il a voulu regagner son gîte et mettre ses bêtes en sûreté ; il a donc repris en toute hâte la route qui devait le ramener ici ; mais l’orage l’a surpris à l’improviste, et l’éboulement survenu, coupant le sentier, lui a rendu tout retour impossible. Que sera-t-il devenu, lui, le pauvre malheureux, au milieu de la fureur des éléments déchaînés ? Dieu veuille qu’il ait réussi à sauver sa vie !

Quelle coïncidence bizarre ! Tandis que cet infortuné se voyait arrêté et empêché de regagner ce plateau, moi, par contre, je m’y trouvais retenu de force, par suite du même événement. Peut-être est-ce un bonheur pour moi que les choses aient eu lieu ainsi. Cet homme, en descendant dans la vallée, aura raconté les causes qui l’ont chassé de la montagne, car je ne puis admettre qu’il soit mort ; cette pensée serait trop douloureuse.

Tout en se livrant, avec son adresse habituelle, à ces occupations culinaires, il ne put s’empêcher de penser que le pâtre, en préparant avec tant de soin son dîner, ne se doutait guère que ce ne serait pas lui qui le mangerait.

Puis Marcel alla au hangar, qui était fort grand et surtout très élevé et très profond. Il était séparé en deux étages à peu près à la moitié de sa hauteur. La partie supérieure servait de grenier et était presque remplie de bottes de paille. Le bas servait d’écurie pour les chèvres ; des crèches étaient appliquées contre la cloison du fond. Une épaisse litière était étendue sur le sol ; une quantité assez considérable de chèvres et de moutons pouvait s’abriter sous ce hangar, complètement couvert d’ailleurs. Une ample provision de bois scié ou en javelles était emmagasinée dans un angle. Près d’un amas assez modeste de pommes de terre, des bottes d’aulx et d’oignons étaient suspendues à la muraille par de longs clous.

— Bon ! fit en riant Marcel, quand il les aperçut ; je reconnais à ces condiments la nationalité de mon prédécesseur. Il n’y a que les Provençaux capables de faire de telles provisions !

Il vit dans un coin un petit baril presque rempli d’huile, et deux autres, de proportions un peu plus considérables, pleins aussi, mais il ne put dire de quoi ; seul, le baril d’huile était percé et possédait une cannelle.

Il découvrit, pendu à un clou, dans un coin du hangar, un chevreau presque entier dépouillé, ouvert et paré aussi bien qu’un boucher de profession aurait pu le faire.

— Bien ! dit Marcel en riant. Ce qui manque doit être dans la marmite. Décidément mon prédécesseur était un sybarite et se nourrissait bien. Je tâcherai de l’imiter.

Le soleil se couchait ; les chèvres étaient de retour depuis quelques instants ; le jeune homme s’empressa de les traire encore une fois ; puis il entra dans la hutte, et, comme l’obscurité commençait à grandir, il alluma la lampe.

Le froid devenait vif, il ferma les volets et la porte simplement au loquet. Il y avait une barre solide pour l’assujettir à l’intérieur ; mais Marcel ne voulut pas se barricader ; en dépit de ses raisonnements pleins de logique, il espérait encore voir revenir celui qu’il avait attendu pendant toute la journée et dont il avait pris la place.

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