Le Robinson des Alpes
CHAPITRE XX
Comment Marcel tomba malade, et fut guéri par un fantôme
qui lui fit, pendant la nuit, une visite amicale.
Deux ans s’étaient écoulés depuis que Marcel était prisonnier sur la corniche.
Son domaine s’était considérablement accru ; l’annexion du plateau des Religieux en avait plus que doublé l’étendue ; et il avait suffi, pour opérer cet agrandissement, de construire un pont.
Le jeune solitaire faisait maintenant ses excursions et ses promenades, monté sur un âne magnifique, d’une douceur remarquable, auquel il avait donné le nom de Jean-Pierre.
La laiterie avait pris des proportions considérables : lait de chèvres, de brebis et d’ânesses. Le beurre et le fromage ne manquaient pas.
Il dressa ainsi l’état de ses animaux domestiques :
Cinq chiens (Petiote avait fait une nouvelle portée) : Petiote, Ravaude, Briffaut, Gamin et Lisette ;
Deux ours : mon ami Pierrot et madame Gigogne ;
Douze ânes, deux nouvelles ânesses ayant mis bas chacune un ânon. Chacun des ânes avait un nom particulier, Nous ne rappellerons pour mémoire que Jean-Pierre ;
Deux loutres : Jeannette et Mariette ;
Environ quatre-vingts moutons ;
Vingt-cinq chèvres ;
Une centaine de poules ;
Quinze sangliers domestiques. Marcel en salait deux pour l’hiver et en mangeait deux autres frais ;
Une cinquantaine d’oies et de canards.
Puis venaient les pigeons, les lapins, les faisans, les coqs de bruyère, les gelinottes, les perdrix blanches, rouges et grises, et une foule d’autres oiseaux : grives, ortolans, merles, cailles, râles, poules d’eau, etc., etc.
Son vivier rempli de poissons et six essaims d’abeilles complétaient sa richesse.
Comme on le voit, rien ne manquait à la ferme de Marcel.
Mais il fallait soigner et nourrir les animaux, et c’était un rude travail.
Depuis, il avait, jusque-là, faute de charrue et de bêtes de trait, dû faire tous ses défrichements à la bêche.
Le labourage n’avançait que lentement ; bientôt, il allait avoir une charrue, dont il ferait le soc en buis, faute de fer pour le fabriquer.
Déjà il possédait une herse et un rouleau auxquels il attelait des ânes, qui lui faisaient gagner du temps. Ses quatre charrettes lui permettaient de rentrer sa récolte en peu de jours.
Dès que ses grains étaient mis en grange, il établissait ses moutons dans des parcs.
Ses ânes lui servaient encore à battre le blé en galopant sur l’aire. Les grains vannés étaient enfermés dans des sacs, et, à leur défaut, dans de grandes corbeilles.
Il récoltait, en outre, des châtaignes, des noix, des noisettes, des sorbes, des pommes, des poires, des airelles, des faînes, du colza, des pommes de terre, des topinambours, des tomates, des carottes, des choux, des navets, etc., etc. Tout cela constituait une si grande somme de travail, que le jeune homme, sans aides, n’avait pas un instant de libre.
Il lui fallait moudre son blé, faire de l’huile, du cidre, de la chandelle, des bougies de cire, filer le chanvre, le lin ou la laine, tisser des étoffes, construire des barils pour l’huile, des sacs de toile, des vêtements de drap, récolter le miel, préparer des conserves pour l’hiver, faire le cidre et bien d’autres choses encore.
L’existence du solitaire était donc des plus actives. Il s’était construit, sur le plateau des Religieux, une maisonnette en briques (il avait la rage de la construction) très coquette et très solide, et l’avait appelée sa maison de campagne ; il l’avait meublée, et il y passait parfois la nuit, lorsque le mauvais temps le surprenait loin de la ferme, ainsi qu’il nommait son logis habituel, ou s’il se sentait trop fatigué pour aller plus loin.
Il connaissait à fond la flore de ses deux domaines ; il avait réuni une grande quantité de plantes médicinales, qu’il avait fait sécher avec soin et qu’il avait emmagasinées dans un compartiment séparé de la grotte, auquel il avait donné le nom de pharmacie.
Deux ou trois fois, à de longs intervalles, tandis qu’il était assis dans le kiosque du belvédère, il avait entendu se renouveler les chœurs des chanteurs invisibles. Toujours, il les avait écoutés avec émotion et y avait répondu. Ce faible lien qui le rattachait à la société des autres hommes était pour lui une sorte d’encouragement à la patience et une espérance, bien fugitive à la vérité, d’une délivrance possible, dans un avenir plus ou moins éloigné.
Un jour, il lui vint une pensée, celle de correspondre avec ses amis invisibles.
Cette pensée, il la mit aussitôt à exécution.
Il écrivit une relation très abrégée de ce qui lui était arrivé, de la vie qu’il menait, des ressources qu’il avait su se créer. Il ajouta à ce récit le plan topographique de la corniche et du plateau des Religieux, dont il mentionna la découverte, sans cependant souffler mot de ce qu’il avait trouvé dans le souterrain. Il termina en disant que, malgré ses efforts, il lui était impossible de trouver un passage, et que sa délivrance ne pourrait venir que du dehors. Il priait enfin la personne qui lirait cet écrit de le communiquer au propriétaire de la ferme des Alouettes.
Cela fait, il plia le papier, l’enveloppa soigneusement dans une peau de lapin, noua le tout à une lourde pierre, qu’il attacha à des lianes solidement tressées et dont il avait fait une corde d’au moins cinquante mètres. Il fila ce câble dans l’espace et attacha, à un quartier de roche surplombant sur le précipice, le bout qu’il avait conservé dans la main.
Cela fait, la chose lui parut si élémentaire et si simple, qu’il s’étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Parfois, la solitude lui pesait lourdement.
Pendant ces heures de mélancolie, quelque affectueuses et empressées que se montrassent ses bêtes, il sentait que leur société n’était pas suffisante pour lui, car il ne pouvait causer avec elles et échanger ses idées. Cependant, à aucun prix, il n’eût consenti à se séparer d’amis si dévoués.
Il ne désirait pas précisément sa délivrance, mais il aurait voulu pouvoir communiquer à son aise avec ses amis du dehors, et sans abandonner son domaine, avoir la possibilité d’aller et venir de la montagne à la vallée. Ce sol, qu’il avait défriché, fertilisé, lui était devenu cher, et, si ceux qu’il aimait eussent été près de lui, il eût volontiers consenti à ne jamais rentrer dans la société des autres hommes.
Instruit par l’expérience, il était devenu une sorte de philosophe pratique, sans ambition ; ses désirs se bornaient à vivre dans la médiocrité qu’il s’était faite, et de partager cette modeste aisance avec les amis de son enfance.
En faisant une exploration minutieuse des confins du plateau des Religieux, il avait, à plusieurs reprises et à divers endroits, trouvé les traces d’anciens passages. Ces voies avaient été détruites peut-être par les religieux mêmes, désireux d’assurer la sûreté de leur refuge ; en d’autres endroits, on reconnaissait aisément que les orages et les cyclones avaient détruit les anciens chemins.
Certains de ces passages pourraient peut-être, à force de travail et de patience, être rétablis.
Marcel en avait noté un surtout, et l’avait tracé sur son plan. C’était sans doute le seul que les fugitifs avaient conservé pour se garder une issue. Il faisait mille détours enchevêtrés les uns dans les autres de la façon la plus bizarre ; c’était par ce sentier sans doute qu’étaient arrivés les assassins. Ceux-ci, leur crime commis, furieux de n’avoir pas trouvé les richesses qu’ils convoitaient, avaient dû, en se retirant, détruire le passage, afin de ne laisser aucune trace de leur crime horrible.
Ce chemin n’était interrompu que sur une trentaine de mètres. Il ne s’agissait donc que de creuser à nouveau le roc sur ce point et de rétablir cette partie de rampe détruite. Ce travail, en raison des dangers qu’il présentait, ne pouvait, en aucun cas, être accompli par un homme seul ; mais évidemment une vingtaine d’ouvriers habilement dirigés auraient aisément réussi à le terminer en moins de quinze jours.
Toutes ces hypothèses et ces espérances reposaient sur les documents écrits par Marcel et suspendus dans l’espace. C’était une chance bien aléatoire.
La pierre à laquelle ils étaient attachés serait-elle recueillie, ou irait-elle s’enfouir à jamais au fond d’un précipice inabordable ? En admettant même qu’elle fût recueillie, tomberait-elle entre les mains d’un homme sachant lire ?
Cela admis, cet homme ajouterait-il foi à un écrit si invraisemblable, le porterait-il à sa destination au lieu de le déchirer ou de le brûler avec dédain ?
Le solitaire se livrait à cette série de pensées, se demandait encore si, en admettant même que son papier tombât entre des mains amies et bien intentionnées, les recherches que ses révélations provoqueraient ne s’égareraient point, et si, devant un premier insuccès, ceux qui voudraient le sauver ne désespéreraient pas ?
Toutes ces hypothèses fort logiques tenaient son esprit dans un état de tension perpétuelle.
En jetant son papier dans l’espace, il avait dit ce mot, écho de ses appréhensions :
— A la grâce de Dieu !
Dieu seul, en effet, pouvait le sauver et faire tomber cette frêle preuve de son existence en des mains amies.
Cependant le temps s’écoulait ; les jours succédaient aux jours. Dès qu’il avait un instant, Marcel montait à son belvédère et visitait sa corde ; elle était toujours tendue, et la pierre continuait à se balancer à son extrémité.
Cette préoccupation incessante avait altéré la santé du solitaire ; ses nuits s’écoulaient sans sommeil ; souvent, il se sentait, dans la journée, envahi par des frissons et un indéfinissable malaise.
Néanmoins, à chacune de ses visites, il ajoutait quelques mètres de corde ; elle ne tarda pas à atteindre une longueur de cent mètres.
Un jour, vers trois heures de l’après-midi, Marcel gravissait péniblement les pentes, assez douces pourtant, qui devaient le conduire à son poste d’observation, qu’il n’avait pas visité depuis près de deux semaines : il lui sembla entendre au loin une détonation qui lui parut être un coup de fusil.
Il tressaillit et alla en courant jusqu’à la lèvre de l’abîme.
Il saisit la corde de liane avec une anxiété fébrile et la tira à lui.
La corde flottait dans l’espace.
Il se hâta de la ramener sur la terrasse. Elle était coupée au tiers de sa longueur par une section aussi nette que si elle eût été faite à l’aide d’un rasoir.
Naturellement, la pierre et l’écrit avaient disparu. Au moment où la dernière brasse de la corde arrivait sur le rocher, un hââou strident s’éleva des profondeurs de l’abîme et sembla dire au solitaire :
— Sois tranquille ! Ta lettre est tombée entre bonnes mains.
Marcel se coucha sur le sol, pencha sa tête sur le précipice et répondit par un hââou puissant, dont les vibrations stridentes furent répétées à l’infini.
Épuisé par cet effort désespéré, il sentit que sa vue se troublait ; il se rejeta vivement en arrière et perdit connaissance.
Son évanouissement fut long ; quand, enfin, il en sortit, grâce aux caresses affectueuses de ses chiens, il crut avoir rêvé.
Il était étendu sur son lit, dans sa chambre, en proie à une fièvre brûlante.
Il se demanda en vain comment il était venu là ; à défaut d’autre explication possible, il supposa que Mme Gigogne, qui l’accompagnait, l’ayant vu tomber comme foudroyé, l’avait relevé, placé sur ses puissantes épaules et transporté sur son lit, dans son domicile.
Il faisait presque nuit.
Les chiens, les ours et les loutres entouraient la couche où était étendu le malade et fixaient sur lui des regards anxieux. Petiote et Ravaude lui léchaient les mains et le visage.
C’étaient ces caresses qui lui avaient fait reprendre connaissance.
Il remercia chaleureusement ces bonnes et intelligentes bêtes.
Puis il se mit sur son séant et essaya de se lever. Il réussit, mais à grand’peine ; ses jambes flageolaient et se dérobaient sous lui.
Cependant, en s’appuyant sur mon ami Pierrot et se soutenant à tous les meubles, il réussit à allumer une lanterne (il en avait fabriqué une demi-douzaine) ; puis il atteignit à grand’peine sa pharmacie, et se prépara quelques boissons rafraîchissantes, qu’il plaça sur sa table de nuit.
Après avoir donné à manger à ses animaux, il se recoucha. Ses volières et sa basse-cour étaient munies de grains pour plusieurs jours.
A peine couché, et sous la pression d’une fièvre brûlante, il tomba dans un sommeil profond.
Quand il s’éveilla, il était en sueur ; sa faiblesse était extrême.
Il tenta en vain de se lever et ne put y réussir.
Cinq jours s’écoulèrent ainsi. Il était en proie à un délire constant.
Le sixième jour, un ouragan terrible se déchaîna ; le vent faisait rage, il sifflait avec des plaintes presque humaines ; la pluie fouettait le sol ; les roulements continus du tonnerre, les éclairs verdâtres qui se succédaient, augmentaient encore la fièvre du malade. Il avait des hallucinations et parlait d’une voix métallique à des êtres créés par son imagination en délire, et que seul il voyait.
Vers minuit, l’orage s’apaisa subitement, ainsi que cela arrive souvent dans les hautes régions. Le vent tomba, la pluie cessa, et les roulements de tonnerre, s’éloignant de plus en plus, ne tardèrent pas à se taire tout à fait.
Un air frais remplaça subitement l’atmosphère embrasée et vint rafraîchir délicieusement la poitrine haletante du malade.
Il but à petites gorgées une tasse de tisane et se laissa retomber avec une expression de bien-être indicible sur sa couche humide de sueur.
La chambre n’était éclairée que par une lanterne, dont la lumière, tamisée par une gaze, ne répandait qu’une lueur incertaine.
Ses animaux, couchés, entouraient son lit.
Accablé par la fièvre et brisé par l’orage, il avait fermé les yeux et cherchait le sommeil.
Soudain chiens, ours et loutres, poussèrent à l’unisson un gémissement étouffé, et ils se glissèrent en rampant sous le lit, où ils se tinrent immobiles, tremblant de tous leurs membres et soufflant avec terreur. Marcel ouvrit les yeux.
Alors, il vit, ou plutôt il crut voir, car lui-même n’aurait pu dire s’il était le jouet d’une hallucination de la fièvre, ou si ce qui s’offrait à ses regards était une réalité.
Marcel vit une ombre, émergeant des profondeurs de la grotte, marcher ou plutôt glisser sur le sol et se diriger vers lui. Les pas de ce fantôme, quel qu’il fût, ne rendaient aucun son en se posant sur la terre battue.
Plus l’ombre approchait, plus Marcel croyait le reconnaître. Les contours de l’apparition se faisaient plus distincts, devenaient plus nets et mieux arrêtés.
Enfin, le fantôme s’arrêta au chevet du malade ; celui-ci, les yeux démesurément ouverts, le regardait s’approcher et suivait tous ses mouvements, appuyé sur son coude et le haut du corps penché en avant.
Il y eut un instant de silence lugubre. Les animaux gémirent sourdement.
Enfin, le spectre parla d’une voix douce, claire, empreinte d’une admirable expression de tendresse.
— Me reconnais-tu, Marcel ? demanda-t-il.
— Oui, mon vieil ami, répondit le malade. Vous êtes l’homme au burnous. Oh ! je ne vous ai pas oublié !
— Merci ! ni moi non plus, je ne t’ai pas oublié !
— Vous étiez heureux, vous !… Moi, je souffrais, reprit Marcel avec quelque amertume.
— Ce reproche est injuste, mon jeune ami, tu le reconnaîtras bientôt.
— Dieu le veuille !
— Dieu sait tout et peut tout. Tu souffres donc bien, pauvre enfant ?
— Oui, mais ma douleur est essentiellement morale. Je souffre d’être loin de tous ceux que j’aime. Hélas ! peut-être m’ont-ils oublié ?
— Cette pensée est mauvaise, Marcel ! Je m’étonne de la voir éclore en toi.
— Vous avez raison, j’ai tort ; mais, depuis bientôt trois ans, je vis seul et oublié sur cette corniche.
— Oublié ! Non pas, Marcel ! Pas un jour, pas une heure, nous n’avons cessé de penser à toi et de chercher les moyens de te venir en aide.
— Soyez donc bénis pour cette constante amitié !… Mais avouez que, jusqu’à ce jour, les résultats en ont été négatifs, ajouta-t-il avec une ironie triste.
— Marcel, reprit le fantôme avec émotion, comment, toi qui es un cœur fort, une âme d’élite, peux-tu parler ainsi ?
— Parce que je souffre, que la fièvre m’énerve, que je ne sais même pas, en ce moment, distinguer le rêve de la réalité !
— Pauvre enfant ! reprit l’autre avec une douceur émue, prends courage ; tu as souffert le plus fort de ta passion. Bientôt, tu seras libre.
— Libre ! murmura Marcel, libre ! après tant de temps ! Non, c’est impossible !
— Prends garde, enfant, le doute est le commencement du désespoir.
— Non ! s’écria le malade. Je ne le crains pas ; si j’avais près de moi mes amis, je ne consentirais pas à m’éloigner de ce plateau, où j’ai tant souffert, il est vrai, mais où, maintenant, je suis si heureux, au milieu des prodiges qu’à force de volonté et de travail j’ai réussi à accomplir ; je ne désirerais qu’une seule chose pour être complètement heureux.
— Laquelle ? demanda anxieusement l’ombre, retourner aux Alouettes ?
— Oui, mais avec la facilité de revenir ici quand cela me plairait. Le seul désagrément de cette corniche, si étendue et si riante qu’elle soit aujourd’hui, c’est de ne pouvoir en sortir et y rentrer à volonté.
— Oui, l’homme est ainsi fait, murmura le fantôme d’un air pensif. Tout ce qui lui est imposé est pour lui une gêne. Tel n’est jamais sorti, depuis son enfance, de la maison qu’il habite dans une grande ville ; condamnez-le à ne pas s’éloigner au delà de vingt lieues de sa demeure : cet homme, sédentaire par humeur, par habitude et par tempérament, sera immédiatement pris d’un amour effréné pour les voyages, qu’il faudra qu’il satisfasse n’importe comment. Tu es cet homme, Marcel.
— Non pas, reprit vivement le jeune homme. Si je l’avais bien sérieusement désiré, peut-être, sur le plateau qui avoisine celui-ci, aurais-je pu me frayer un passage pour descendre dans les vallées.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Tu aurais ainsi rejoint tes amis que ton absence désespère, et qui auraient été si heureux de te revoir ?
— C’est vrai, répondit Marcel en hochant la tête, mais si j’avais fait cette tentative et si j’avais réussi, j’aurais, il est vrai, comblé de joie mes amis et moi-même, mais…
— Mais ?
— Mais j’aurais condamné à une mort inévitable les pauvres animaux dévoués dont j’ai peuplé ma solitude, ces humbles amis dont le concours précieux ne m’a jamais manqué. La plupart d’entre eux m’ont sauvé la vie à plusieurs reprises et ont chaque fois été récompensés par une caresse. La solitude agrandit l’âme en tuant l’égoïsme ; la souffrance m’a appris la bonté et la reconnaissance ; il n’y a pas d’animal, si petit qu’il soit, qui ne se fasse avec joie l’ami et le serviteur de l’homme, lorsque celui-ci sait lui prouver, par ses soins, qu’il n’est pas ingrat ; je souffre horriblement, je l’avoue, d’être séparé de mon père et de ma mère adoptifs, de ma sœur, de mes amis de la ferme, de vous, mon vieil ami, en particulier. Tous, vous souffrez de cette séparation, je le sais, je le sens, mais mon cœur me défend d’abandonner les amis de ma solitude, si humbles qu’ils soient. Ils se sont donnés à moi tout entiers, sans arrière-pensée. Mes amis de la ferme, si grand que soit le chagrin que leur cause mon absence, peuvent attendre ; ceux que j’abandonnerais ici mourraient de chagrin et de douleur de ne plus me voir. En les quittant ainsi volontairement, je commettrais une mauvaise action, une lâcheté. Mon cœur se révolte à cette seule pensée. Si je ne puis les emmener avec moi, ou établir une voie de communication qui me permette d’aller et venir d’ici à la ferme et de la ferme ici, à ma guise, je suis résolu, bien que mon cœur se brise à cette pensée, à rester ici, près de mes bêtes. Je ne veux pas payer par la plus noire ingratitude le dévouement sans bornes dont ils se sont si souvent montrés prodigues envers moi.
Il y eut un court silence.
— C’est bien, dit enfin le fantôme. Tu as parlé en homme de cœur et de caractère. Je ne t’oublierai pas ; Tout sera fait selon tes désirs. Je ne te dis pas : courage, enfant ! Le tien est à toute épreuve. Je te dis : patience et bon espoir !
— La patience n’est qu’une forme de la résignation. J’ai, depuis longtemps, appris à être patient en me résignant.
— Tu sembles souffrir, Marcel ?
— Beaucoup. Depuis cinq jours et cinq nuits, la fièvre me tient cloué sur cette couche.
L’homme au burnous, ou le fantôme, comme il plaira au lecteur, examina un instant le jeune homme avec la plus sérieuse attention ; puis il fouilla dans sa gibecière, en retira une boîte oblongue en chagrin, l’ouvrit au moyen d’une clé microscopique. Le malade aperçut alors une douzaine de petits flacons soigneusement bouchés à l’émeri et alignés dans des compartiments séparés.
L’homme mystérieux choisit un de ces flacons, emplit une tasse d’eau, puis y laissa tomber quelques gouttes de liqueur. L’eau prit aussitôt une teinte jaune d’or. L’être étrange reboucha le flacon et referma la boîte, qu’il remit dans sa gibecière.
Tout cela fut fait lentement, presque d’une façon automatique. Puis prenant la tasse et la présentant à Marcel :
— Bois, lui dit-il affectueusement.
Le jeune homme prit la tasse et but, puis il la rendit à demi vide à l’homme au burnous qui la replaça sur la table de nuit.
Au fur et à mesure qu’il buvait, il sentait un bien-être indicible se répandre dans tout son corps et dans toutes ses articulations.
— Maintenant, dors ! reprit le fantôme. Quand tu t’éveilleras, tu seras guéri, pauvre enfant !
Marcel retomba sur son lit, avec un soupir de bien-être. Ses yeux se fermaient ; cependant, entre ses paupières mi-closes, il suivait, tant que cela lui était possible, les mouvements de son étrange visiteur.
Il lui semblait que celui-ci s’éloignait de son pas de statue, silencieux et automatique, vers le fond de la grotte ; mais ses idées se brouillèrent presque subitement ; il perdit le sentiment et s’endormit profondément.
Lorsqu’il s’éveilla, il faisait grand jour. Le soleil lançait ses flèches d’or sur toute la nature ; un air frais et embaumé pénétrait dans la chambre ; le temps était magnifique.
Les chiens, les ours et les loutres, assis gravement autour du lit de leur maître, épiaient son réveil d’un air anxieux.
Marcel se sentait tout ragaillardi, il n’éprouvait plus la moindre souffrance. Il était gai et heureux.
Il caressa chaleureusement ses bonnes bêtes, leur parla et sauta joyeusement hors du lit.
Il fit sa toilette avec le plus grand soin, puis il sortit pour donner la pâture à ses animaux, qu’il avait, bien malgré lui, négligés depuis cinq jours.
Il fut accueilli avec des cris de joie et des battements d’ailes. Quand tout fut remis dans l’ordre habituel, il monta sur Jean-Pierre et fit une longue promenade à travers ses plantations, afin de constater les dégâts causés par l’orage de la nuit.
Ces dégâts étaient insignifiants. Deux ou trois heures suffiraient pour tout réparer.
Il rentra alors au logis, et, après avoir remis Jean-Pierre à l’écurie, il se hâta de préparer son déjeûner. Il se sentait un véritable appétit de convalescent.
Tout en mangeant et en distribuant de friands morceaux à ses commensaux ordinaires, il réfléchissait.
Il était fort intrigué par son aventure de la nuit. Il ne se rappelait que très vaguement l’entretien qu’il avait eu avec l’homme au burnous. Il se demandait si cette entrevue fantastique était réelle, ou si ce n’était qu’un rêve, une hallucination de la fièvre ; l’un était aussi possible que l’autre, d’autant plus que son système nerveux, surexcité par l’orage et la fièvre intense qui le dévorait, pouvait très bien avoir produit ce rêve bizarre ; cependant, sans se souvenir positivement de ce qui s’était dit entre lui et l’homme au burnous, ou le fantôme créé par son imagination surexcitée, il se souvenait que cet entretien avait duré pendant très longtemps, et que son interlocuteur l’avait terminé en lui présentant une boisson rafraîchissante préparée par lui, en lui disant : « Bois ; demain tu seras guéri » ; puis le fantôme avait semblé s’évanouir vers le fond de la grotte ; du reste, la prophétie de l’apparition s’était complètement réalisée, puisqu’il était, en effet, complètement guéri.
— Ce rêve, si c’en est un, est bien singulier, dit Marcel. Il y a, au fond de tout cela, quelque chose d’étrange et de bizarre qui m’échappe. Oh ! fit-il tout à coup, en se frappant le front, je vais savoir tout de suite si cette entrevue est réelle ou si ce n’est qu’un rêve ; la potion que l’homme au burnous m’a présentée et dont, je me le rappelle très bien, je n’ai bu que la moitié, était d’une admirable teinte d’or, d’un goût piquant et aromatique. Le reste est dans la tasse… Voyons !
Il se leva et ne fit qu’un bond jusqu’à la table de nuit.
La tasse était là, à moitié pleine, mais ce qu’elle contenait était une simple infusion de violettes préparée par Marcel lui-même, et sa couleur était d’un bleu un peu violet.
— Allons ! s’écria le jeune homme avec quelque dépit, j’ai rêvé ; il est évident que j’ai eu une hallucination.
Puis il ajouta en souriant, tout en se remettant à déjeûner :
— C’est égal ! hallucination ou non, ce qui est certain, c’est qu’elle a si profondément frappé mon imagination que, ma foi ! j’ai été subitement guéri. Ne pensons plus à cela et reprenons nos habitudes. J’ai fort à faire en ce moment, et cette maladie ne m’a pas mis en avance.