Le Robinson des Alpes
CHAPITRE XV
Où Marcel, aiguillonné par la nécessité, devient malgré lui
un ouvrier à tout faire.
Marcel se leva au point du jour, ainsi qu’il le faisait chaque matin.
Les ours et les chiens, voulant sans doute réparer le temps perdu de la nuit précédente, dormaient encore ; les chèvres n’étaient pas rentrées ; ainsi qu’elles le faisaient fréquemment quand le temps était beau, elles avaient préféré dormir en plein air. Marcel, connaissant leurs habitudes, les appela, et elles se hâtèrent d’accourir pour se faire traire. Le jeune solitaire s’occupa ensuite de ses loutres ; il constata avec joie que pendant la nuit elles avaient bu jusqu’à la dernière goutte le lait qu’il avait mis à leur portée dans le coffre qui leur servait de prison. Il les prit dans ses bras l’une après l’autre, leur parla, les caressa, puis il leur présenta une écuelle de lait chaud qu’elles acceptèrent avec un visible plaisir et burent sans se faire prier. Il les remit ensuite dans leur coffre non sans avoir à nouveau rempli leur écuelle vide, en prévision de la soif à venir.
Tous ces soins de ménage terminés, Marcel, ainsi qu’il l’avait décidé la veille, quitta la grotte et se dirigea du côté de la hutte. Petiote, s’éveillant en sursaut et ne voyant pas son maître, se mit à sa recherche et ne tarda pas à marcher sur ses talons.
Pendant qu’il cheminait, Marcel constatait à chaque pas, non sans un secret serrement de cœur, les bouleversements et les désastres occasionnés par le cyclone. Cependant, le mal lui paraissait moins grand qu’il ne l’avait craint, bien que le fléau, en se frayant un passage, eût tordu, brisé, déraciné les arbres et les eût précipités pêle-mêle les uns sur les autres. Quand il arriva à l’entrée du bois, le jeune homme aperçut le toit du hangar que l’ouragan avait mis en pièces et avait emporté jusque-là. Il soupira et passa ; il arriva enfin en vue de la hutte ; ce n’était plus qu’un amas de cendres et de bois à demi-brûlés, entassés comme un bûcher gigantesque.
Derrière la hutte se trouvait un bois touffu de pins ; les flammes avaient gagné ces branches résineuses et n’avaient pas tardé à anéantir le bois tout entier.
Marcel restait atterré devant un désastre si complet ; ses yeux s’emplissaient de larmes. Rien n’avait échappé à la rage du terrible élément ; tout était anéanti, dévasté. Par surcroît de malheur, le hangar, la hutte et le bois s’étaient trouvés précisément au centre de la région traversée par le cyclone : le vent, la foudre et le feu conjurés s’étaient réunis pour faucher au ras du sol et faire complètement disparaître cette misérable cabane, qui n’avait pu résister à tant d’efforts combinés.
Il frémit en songeant que s’il n’avait pas eu l’inspiration d’aller élire domicile dans la grotte pendant la durée de ses travaux, il aurait été surpris pendant son sommeil par l’ouragan déchaîné.
Il reprit alors la direction de la grotte ; en passant, il jeta un regard sur le jardin potager, et il reconnut avec joie que l’incendie n’y avait causé aucun dommage. Les cultures étaient superbes, les arbres couverts de fruits et les branches pliant sous leur précieux fardeau. Petiote s’arrêta en aboyant à quelques pas plus loin, le long d’un fossé ; Marcel s’approcha vivement ; au fond de ce pli de terrain, il aperçut les trois tonnelets que, lors du transport de l’établi, il y avait fait rouler. Depuis cet incident, qu’il avait complètement oublié, les petits tonneaux étaient restés ensevelis dans leur cachette.
Marcel sauta dans le fossé et examina attentivement les trois récipients ; deux, qui avaient contenu du vinaigre, étaient vides ; pendant leur chute, la bonde avait sauté et tout le liquide s’était échappé. Le baril d’huile, auquel se trouvait une cannelle, avait souffert aussi, une grande partie de l’huile s’était répandue, mais le jeune homme constata qu’il restait encore un bon tiers du précieux liquide.
— C’est peu, dit-il ; mais cela me permettra d’attendre que j’aie fait de l’huile de faînes. Je ne suis pas aussi malheureux que je le craignais ; ces trois barils, bien que vides, sont en excellent état ; ils seront précieux pour moi. Comme il ne faut jamais remettre au lendemain les choses importantes, je reviendrai aujourd’hui même les prendre avec ma brouette. On ne sait ce qui peut survenir, mieux vaut les mettre tout de suite en sûreté. Deux heures plus tard, ce projet était mis à exécution et les trois tonnelets étaient emmagasinés dans la grotte. Après son déjeûner, car sa matinée tout entière avait été prise par son double voyage sur le théâtre du désastre, Marcel se remit à l’œuvre avec ardeur.
Quelques jours lui suffirent pour terminer le placement des poutres du plafond. Sur ce cadre solide, il posa des planches, qu’il eut soin d’assembler à l’aide de tenons et de mortaises de façon à éviter toute solution de continuité. Les poutres restèrent apparentes au-dessous, mais les planches qui les recouvraient formèrent un véritable parquet imperméable. Marcel y pratiqua une trappe assez large, qui put s’ouvrir et se fermer aisément, car il avait résolu d’utiliser ce plancher en en faisant un grenier où il reléguerait tous les objets hors de service ou inutiles.
Il fallut alors établir les pignons du toit et procéder au faîtage. Ce n’était pas une mince besogne.
Il fit alors par hasard une découverte précieuse à laquelle il était loin de s’attendre et qui lui enleva une de ses plus grandes appréhensions.
Marcel avait établi sa cuisine dans un enfoncement de la grotte ; cette cuisine était très étroite et fort obscure. Il désirait fort en établir une autre dans de meilleures conditions. Mais où la mettrait-il ? La place était toute trouvée dans le bâtiment annexe ; mais il lui fallait une cheminée et là était la difficulté. En guise de mortier, il s’était servi jusque-là de la terre provenant du déblai opéré pendant la construction de l’aire ; au moment où il voulut établir ses pignons, il s’aperçut que sa provision de terre était épuisée et qu’il ne lui en restait pas une pelletée. L’inconvénient était facile à combattre. Il prit une bêche et fit un trou. Il prit pour cela un point un peu à l’écart et rapproché du lac afin de laisser libres les alentours de son habitation.
Quand il eut retiré quelques pelletées de terre, il s’aperçut que sa bêche s’était attaquée à un bout d’argile propre à confectionner des briques. Cette découverte lui occasionna un véritable saisissement. D’abord il n’osait y croire tant cela lui paraissait extraordinaire ; désireux de connaître l’importance de sa trouvaille, il opéra des sondages sur divers points et dans plusieurs directions différentes. Il s’assura ainsi que ce banc fort large s’étendait très loin, qu’il y avait là plus d’argile qu’il ne parviendrait jamais à en employer. Ce fut pour lui une sorte d’éblouissement, car tout un horizon s’ouvrait à ses yeux. Le problème tant cherché de la cheminée trouvait là sa solution. Rien ne l’empêchait désormais de confectionner non seulement des briques, mais encore des seaux, des marmites, des écuelles, des plats, des assiettes et tant d’autres objets utiles dont il sentait chaque jour la privation.
Les idées les plus folles traversèrent son esprit ; un instant il se consulta pour savoir s’il ne démolirait pas sa maison presque terminée et qui lui avait coûté tant de peines, afin de la reconstruire en briques.
Après réflexion, cet enthousiasme tomba un peu ; il comprit que ce serait folie de refaire un bâtiment d’une solidité à toute épreuve ; d’ailleurs il importait d’achever promptement ce travail, car la mauvaise saison avançait à grands pas. Il borna donc ses projets à la construction d’un fourneau, de deux tuyaux de cheminée et d’un four. C’était déjà une rude besogne.
Toute affaire cessante, il s’occupa à confectionner des moules. Quant aux briques, rien n’était plus facile que leur fabrication. L’argile serait soigneusement tassée dans des moules ; il ferait ensuite sécher au soleil les briques ainsi préparées. Resterait enfin à les entasser à la façon des entrepreneurs belges et à mettre le feu à des entassements de charbon de bois placé dans des interstices ménagés à cet effet.
En quelques heures, vingt-cinq moules en planches furent préparés et bientôt les vingt-cinq premières briques sortirent de ces moules.
Pendant dix jours, Marcel ne se livra à aucun autre travail. Son temps fut si bien employé qu’il se trouvait propriétaire de plus de trois mille briques empilées avec soin et qu’il se préparait à faire cuire. Malheureusement il n’avait pas de charbon ; pour en faire, il eût fallu encore un travail de plusieurs jours ; il s’avisa d’un moyen bien simple et plus expéditif. Il résolut en effet d’employer les briques crues et de les cimenter entre elles, à défaut de chaux et de mortier, avec l’argile même qui avait servi à les confectionner. Il se souvint qu’un jour Pierre Morin, son professeur, lui indiquant les divers modes employés pour fabriquer des briques, lui avait appris que les anciens Égyptiens bâtissaient ainsi leurs maisons et même certains monuments. Grâce à la chaleur du climat, ces briques et l’argile qui les reliait finissaient par former une masse unique ; le tout se solidifiait et durcissait si bien que quelques-unes de ces constructions existent encore.
Après avoir pris ses mesures et fait ses devis, il se mit à l’œuvre. Cette fois encore, ses ours lui furent d’un grand secours. Tantôt ils lui passaient les briques, tantôt ils brouettaient l’argile servant de mortier. Malgré cet appui, la construction de ce tuyau de dégorgement ne s’en prolongea pas moins pendant une semaine tout entière. Enfin il en sortit à son honneur. Sans désemparer, il passa à la construction des deux cheminées, celle de la cuisine et celle de l’atelier. Afin d’éviter toute cause d’incendie, une cloison en briques sépara les deux pièces. La cuisine se trouvait ainsi placée entre la grotte, les rochers du lacs et la cloison. Elle était donc complètement isolée des murailles en bois de la construction.
Les cheminées, au lieu d’avoir un auvent, étaient droites avec un rebord plat ; elles s’avançaient tout au plus, en y comprenant l’épaisseur du tuyau, d’un peu plus de quarante centimètres dans l’intérieur de la pièce. Marcel bourra aussitôt les deux cheminées de combustible et fit un grand feu. Il eut tout d’abord la satisfaction de constater qu’il avait bien pris ses mesures et que ses cheminées tiraient fort bien. Il avait, à l’aide de deux pierres plates, formé une espèce de chapeau couronnant le faîte du tuyau, et comme le tout était très en pente, ce faîte le dépassait de cinquante centimètres à peine. Marcel eut grand soin d’entretenir nuit et jour, pendant près d’une semaine, un feu ardent dans les deux foyers. Il acquit bientôt la certitude que briques et argile étaient solidement soudés ensemble.
La toiture, complètement formée de planches, avait ensuite été recouverte de terre bien battue sur laquelle Marcel sema de l’herbe et planta de la mousse. Le toit était disposé de façon à s’avancer fort en avant des murailles et penchait légèrement à gauche pour l’écoulement des eaux.
Tous ces travaux furent terminés vers le 10 septembre. Il ne restait plus qu’à poser les fenêtres et les portes. Depuis longtemps déjà, le jeune homme travaillait dans son atelier ; il y avait transporté son établi, auquel il avait adapté des pieds fort bien façonnés, reliés entre eux par une barre et ajustés solidement à la table. Grâce à cette précaution, il pouvait remuer et déplacer à son aise ce lourd instrument.
Tout en se livrant à ces travaux gigantesques, il avait conservé ses habitudes et ne négligeait aucune de ses occupations ordinaires. Chaque matin, en dehors du temps employé à la fabrication du foyer, il travaillait à son jardin, soignait ses chèvres et s’occupait surtout de l’éducation de ses jeunes loutres. En moins d’un mois, il avait réussi si bien à les apprivoiser, qu’elles le suivaient partout dans la grotte et même en dehors comme l’aurait fait un chien. Elles se reposaient dans une grande corbeille d’où elles pouvaient aller et venir à leur guise. Marcel les avait nommées Jeannette et Mariette ; elles répondaient à cet appel et accouraient, en poussant des cris de joie, à la voix de leur maître.
Le jeune homme s’était alors occupé de leur instruction ; il les avait accoutumées à plonger et à lui apporter le poisson qu’elles prenaient. Elles pêchaient de compagnie avec une perfection rare, sans jamais essayer de mettre la dent sur la proie apportée des profondeurs du lac. Elles aimaient mieux la viande que leur maître leur présentait en échange de leurs captures.
Marcel, qui ne risquait plus, grâce à ces deux précieux auxiliaires, de chômer de poisson, n’éleva pas moins un mur de près d’un mètre autour du vivier naturel que l’ouragan avait improvisé et le mit ainsi à l’abri de toute catastrophe.
Tous ses travaux marchaient de front. C’est ainsi que, depuis quelques jours, il s’était occupé de la récolte des faînes dont il se proposait plus tard de faire de l’huile. En même temps, il rentra les fruits d’automne : poires, châtaignes, noix, noisettes, et il empilait ces provisions précieuses dans d’énormes corbeilles d’osier ou de jeunes pousses de châtaigniers. Grâce à une petite table placée près de son chevet, il pouvait se coucher, la veillée terminée, et lire commodément dans son lit jusqu’à ce que le sommeil vînt lui clore les yeux. Il fermait alors son livre, soufflait sa lampe et s’endormait.
C’était pendant ces soirées, qu’il prolongeait jusqu’à onze heures du soir, que Marcel avait construit les deux portes, les quatre fenêtres et les deux impostes. Les ferrures seules manquaient ; en l’absence des vitres, il avait donné à ses fenêtres la forme de volets portant un trou en cœur. Les impostes, de même que les fenêtres et les portes, devaient être montées sur des châssis mobiles et pourraient s’ouvrir et se fermer à volonté.
Une chose ennuyait fort notre solitaire. Les clous commençaient à lui manquer. Quand il avait déménagé la hutte, il avait oublié d’emporter une boîte assez lourde, remplie de vieilles ferrures, dont maintenant il regrettait amèrement la perte, car tout ce fer lui aurait probablement beaucoup servi. Cette boîte, il s’en souvenait, était restée sous le hangar tout près des bâts, qu’il avait aussi négligé d’emporter.
Un matin, après avoir vaqué à ses opérations habituelles, il prit sa brouette, dans laquelle il plaça une pelle et une pioche et il résolut de se rendre aux ruines de la hutte.
La hutte devait avoir été consumée rapidement, presque en un clin d’œil, car elle était construite de la façon la plus légère. Pieux de médiocre grosseur, planches en volige, rien ne pouvait lutter longtemps contre l’incendie dans cette demeure semblable à toutes ces huttes provisoires destinées à ne servir que pendant la saison d’été et à garantir leurs propriétaires contre les orages fréquents sur les plateaux des Alpes. La construction du hangar n’était pas plus solide. Ce n’était donc en réalité qu’en atteignant le bois de sapins que l’incendie avait pu atteindre son intensité complète. Tout portait Marcel à espérer qu’il trouverait dans les cendres de la hutte et du hangar une foule de ferrements de toute sorte que le feu n’aurait pas endommagés suffisamment pour les mettre hors d’usage. Il ne s’était pas trompé ; il opérait lentement, méthodiquement, fouillant les cendres avec l’attention la plus minutieuse et rejetant au dehors en un tas les cendres ainsi visitées. Il découvrit d’abord une fourche, puis une paire de tenailles, un fer de bêche, une pioche, des marteaux, et successivement la plupart des outils qu’il avait laissés ; bien qu’ils eussent tous perdu leur manche, ils n’étaient nullement détériorés et une toilette un peu vive à l’aide de sable ou de grès pilé les rendrait aussi brillants que s’ils étaient neufs.
Encouragé par les résultats de ses recherches, Marcel redoubla d’attention ; bientôt il retrouva des clous et des ferrures de toutes sortes, gonds, verrous, charniers, puis une pelle, puis un merlin, puis une autre fourche en fer. Plus loin, il rencontra un énorme chaudron qu’il avait jusque-là dédaigné, mais qu’il se hâta cette fois de placer sur sa brouette ainsi qu’une marmite en fer, les pincettes et la pelle de la cheminée. Rien ne semblait plus inutile à Marcel ; tous les objets allaient s’entassant dans la brouette ; celle-ci se trouva bientôt remplie et Marcel se vit obliger de retourner à la grotte. La journée était encore peu avancée ; le jeune homme, ne voulant pas laisser ses recherches, se hâta de revenir et se remit à la besogne. Les cendres de la hutte lui fournirent encore près d’une brouettée de ferrailles de toutes sortes et d’outils qu’il emporta.
Quand il eut terminé ses recherches sur le terrain de la hutte, il passa au hangar.
Celui-ci n’avait pas complètement disparu. Le vent, en s’engouffrant, avait fait voler et emporté au loin la toiture tout d’une pièce. Les fourrages avaient été éparpillés au loin dans toutes les directions. La ruine de ce bâtiment avait été en somme bien plus l’œuvre du cyclone que le fait de l’incendie ; tout y était tordu, brisé, disloqué, mais le feu n’avait eu qu’une part minime dans cette œuvre de destruction.
La trouvaille qui lui fit le plus de plaisir et à laquelle le jeune homme était loin de s’attendre fut un grand et profond mortier en pierre rose avec son pilon de même matière. Le pâtre avait dû s’en servir pour écraser son grain ; Marcel se hâta de placer sur sa brouette ces deux précieux objets ; mais il ne les y mit pas sans peine, car le mortier était fort lourd. Marcel passa une dernière inspection de tous ces débris informes pour bien s’assurer qu’il n’oubliait rien et augmenta encore son bagage d’une poêle et de quelques autres objets qu’il s’empressa de s’approprier. Il résolut enfin de quitter définitivement ces ruines. Il était près de cinq heures du soir et quatre fois déjà il avait accompli le trajet aller et retour pour transporter ses trouvailles à la grotte. Quand il passa près du lieu où gisait le toit brisé du hangar, il résolut de faire un dernier voyage pour s’emparer des planches, la plupart intactes, qui formaient ces débris.
Il enleva tous les clous enfoncés à profusion dans les planches, sépara celles-ci les unes des autres, détacha les traverses en chêne qui les maintenaient et qu’il ne voulait pas perdre, empila le tout et partit. Le soir même, grâce à plusieurs voyages successifs, planches et traverses étaient toutes rentrées dans la nouvelle demeure.