Le Robinson des Alpes
CHAPITRE VI
Dans lequel il est prouvé qu’en voyage, si l’on sait où l’on veut
aller, on ignore très souvent où l’on arrive.
Le concierge se dirigea, suivi des deux voyageurs, vers un immense bâtiment composé de plusieurs corps de logis séparés entre eux par de vastes cours. Ce bâtiment, qu’on appelait la ferme ou l’exploitation, renfermait les écuries, les étables, la laiterie, les pressoirs, la buanderie, les fours, les magasins, les granges, etc., etc., le tout établi dans des conditions parfaites d’hygiène et de confort.
A peine si les ouvriers, entièrement absorbés par leur besogne, jetaient un regard sur les nouveaux venus qui passaient près d’eux.
Marcel n’avait jamais rien vu de pareil au spectacle qui se déroulait sous ses yeux. Il n’avait pas encore imaginé une telle activité et un tel déploiement de moyens matériels et intellectuels, mis, d’une façon si simple, au service d’une pensée unique de bien-être et de progrès.
Pour la première fois, l’immense puissance de l’industrie et du commerce, qui concentrent toutes les forces vives de la nature et de la science dans le but d’enrichir une nation et d’établir sa prépondérance sur des bases indestructibles, lui apparaissait. Ses yeux s’ouvraient, son cerveau bouillait ; il était en proie à une admiration qu’il n’essayait même pas de dissimuler. Du reste, cela lui aurait été impossible. Il restait immobile et stupéfait devant ces machines-outils, dont la plupart lui étaient inconnues et destinées à remplacer le travail manuel et à accomplir en une heure la tâche que vingt hommes laborieux, remplis de vigueur, n’auraient pu faire en un jour. Il pensait à la modeste ferme des Alouettes, en progrès elle aussi pourtant, mais dont les moyens d’action restreints s’oubliaient ici. Il comprenait que quinze jours passés dans cette magnifique exploitation lui révéleraient un monde nouveau et donneraient un corps aux pensées qui, depuis longtemps déjà, fermentaient dans son esprit.
Au centre d’un magnifique jardin maraîcher s’élevait une maison assez grande, composée de deux étages surmontés de mansardes et affectant la forme d’un pavillon d’une architecture simple, mais pleine de goût. C’est vers cette maison que le guide conduisait les deux voyageurs. Après avoir monté les quelques marches d’un élégant perron double fait de cette pierre rose des Alpes qui de loin ressemble à du marbre, les voyageurs pénétrèrent dans la maison, dont la porte, ouverte à deux battants, semblait inviter à entrer. Ils firent quelques pas dans un vaste corridor, puis le concierge ouvrit une porte et leur dit ces deux mots :
— C’est ici.
Il se rangea de côté et introduisit les visiteurs dans un grand cabinet de travail où plusieurs jeunes gens écrivaient, les uns debout devant des pupitres Tronchin, les autres assis à des tables chargées de papiers et de registres. Les voyageurs ne firent que traverser cette pièce, le concierge s’arrêta devant une seconde porte, qu’il ouvrit en s’inclinant.
Marcel et l’homme au burnous entrèrent.
Ils se trouvèrent alors dans un second cabinet, moins vaste que le premier, simplement, mais confortablement meublé. Un homme était assis derrière une table-bureau encombrée de papiers de toute sorte et écrivait d’un air affairé. Au bruit de la porte se refermant, cet homme leva la tête. C’était Pierre Morin. En apercevant Marcel, il poussa un cri de joie, jeta sa plume, se leva, et se hâta d’aller au-devant de lui. Marcel eut peine à le reconnaître. En effet, Pierre Morin était bien changé, ce n’était plus le même homme ; en quelques mois, il s’était, pour ainsi dire, transfiguré.
Marcel avait en face de lui un homme aux traits mâles et accentués, dont le regard rayonnant d’intelligence respirait la bonté, la confiance en soi, la certitude de sa valeur.
— Te voilà donc arrivé enfin, mon ami ! dit Pierre Morin en embrassant Marcel ! Je suis bien heureux de te voir. J’espère que tu resteras quelque temps avec moi, n’est-ce pas ?… Mais réponds-moi donc, embrasse-moi ! Est-ce que tu ne m’aimes plus ?
— Oh ! peux-tu le penser ? s’écria Marcel en l’embrassant avec effusion. Mais… Il hésita.
Pierre Morin sourit.
— Je devine, s’écria-t-il gaîment. Je suis donc bien changé, que tu hésites à me reconnaître ? Croirais-tu par hasard qu’en changeant de position et de fortune j’aie pu changer de cœur ? Détrompe-toi, Marcel ; je suis toujours le même : je t’aime peut-être aujourd’hui plus que je ne t’ai jamais aimé. Puis-je oublier que c’est à Jacques Chrétien, ton brave père adoptif, et par conséquent à toi, que je dois ce que je suis maintenant ? Aussi, quoi qu’il advienne, lui et toi vous serez toujours mes meilleurs amis.
— A la bonne heure ! Je te reconnais, Pierre. J’ai eu tort de douter de toi. Que veux-tu ? je ne suis qu’un paysan dégrossi, ne sachant rien du monde ; ton costume et tes manières élégantes m’avaient intimidé ; mais c’est fini, embrasse-moi encore une fois pour me prouver que tu ne m’en veux pas.
— Oh ! de grand cœur, s’écria Pierre Morin, en le serrant dans ses bras. Tu me restes, n’est-ce pas ?
— Oui ! Je viens exprès pour passer une quinzaine de jours avec toi.
— Bon ! je ne discute pas en ce moment ; plus tard, nous verrons à te retenir plus longtemps. Quelle bonne idée tu as eue d’amener Petiote ! Je suis tout heureux de revoir cette fidèle compagne de nos belles excursions.
— Notre vieil ami que tu vois, reprit Marcel en désignant l’homme au burnous, et grâce à qui je suis venu jusqu’ici, car mon ignorance absolue des chemins m’aurait rendu la course impossible, te dira que mon absence aux Alouettes ne peut se prolonger au delà de quinze jours ou trois semaines au plus. On a besoin de moi là-bas.
— En effet, dit le vieillard, Jacques Chrétien serait inquiet si son fils adoptif tardait trop à revenir.
— S’il en est ainsi, je n’insiste pas davantage. Ta chambre t’attend depuis longtemps, Marcel, reprit le régisseur. Je t’ai installé près de moi afin que nous puissions causer tout à notre aise, comme nous le faisions là-bas, à la ferme, tu sais ?
— Oh ! je n’ai rien oublié, je te remercie de cette attention. Et notre ami, où le mettras-tu ?
— Où il lui plaira ! D’ailleurs, ajouta le régisseur en souriant, il n’est pas embarrassé, tout le monde le connaît et l’aime ici.
— Ne vous inquiétez pas de moi, reprit l’homme au burnous, je ne puis rester. Je repartirai ce soir même après le souper pour les Alouettes. Je veux prévenir Jacques Chrétien qu’il n’attende pas Marcel avant un mois et lui raconter les épisodes de notre excursion.
— C’est cela ! dit joyeusement Pierre Morin. Sois tranquille, Marcel, ce mois ne sera pas perdu pour toi.
— Je le sais bien, dit Marcel ; d’après ce que j’ai vu, rien qu’en traversant les bâtiments d’exploitation, j’ai reconnu combien je suis encore ignorant.
En ce moment la conversation fut interrompue par une cloche dont le son grave annonçait la cessation des travaux. Le soleil venait de disparaître sous l’horizon.
Les trois hommes se levèrent. Le souper terminé, l’homme au burnous, après une courte causerie, s’assura que Marcel serait confortablement installé dans une chambre communiquant à celle de Pierre Morin ; puis il prit congé du régisseur et de Marcel, qui le chargea d’une foule de compliments pour son père et sa mère adoptifs ainsi que pour tous les habitants des Alouettes. Le vieillard reprit son bâton ferré et son sac et quitta la ferme.
Marcel avait remarqué que, pendant le trajet assez long qu’ils avaient fait pour atteindre la porte de la ferme, tous les valets, les ouvriers et les employés quels qu’ils fussent de l’exploitation qu’ils avaient rencontrés sur leur chemin s’étaient découverts devant l’homme au burnous et l’avaient salué avec l’apparence du plus profond respect. Ce fait singulier avait surpris le jeune homme qui, revenant en compagnie de Pierre Morin, lui en fit l’observation. Le régisseur eut un bon sourire.
— C’est vrai, dit-il, tout le monde l’aime et le respecte ici. Il n’est personne de nous qui n’ait reçu quelque service de l’homme au burnous. Ce que tu as remarqué est donc de la reconnaissance ; de plus il est très estimé du propriétaire du Beau-Revoir.
— Beau-Revoir ? Qu’est-ce cela, s’il te plaît ?
— C’est juste ! tu l’ignores. Beau-Revoir ou Refuge, tels sont les noms de notre ferme.
— Beaux noms significatifs et qui me semblent bien justifiés, reprit le jeune homme d’un ton convaincu.
Un quart d’heure plus tard, le jeune homme, avec cette insouciance de son âge, dormait à poings fermés dans un excellent lit.
Petiote, selon son invariable habitude, après avoir caressé son maître, s’était étendue sur la descente de lit et s’était aussitôt endormie.
Marcel, bienveillant et d’un commerce facile comme il était, ne tarda pas à être jugé à sa véritable valeur. Deux jours à peine après son arrivée à Beau-Revoir, il comptait autant d’amis que la ferme avait d’habitants. Tous étaient émerveillés du savoir du jeune homme, de son énergie, de sa force, de son adresse, de son habileté en toute chose et surtout de sa modestie.
Lorsque s’apprêta le jour où Marcel devait quitter Beau-Revoir, ce fut une tristesse générale à la ferme, tant le jeune homme avait réussi à se faire aimer par tous ces braves gens.
La veille du jour arrêté pour son départ, Marcel, après son dîner, rentra dans sa chambre afin de faire ses préparatifs de départ.
Il chercha son sac, mais ce fut en vain. Ne le trouvant pas, il était assez embarrassé et ne savait à quoi attribuer cette incompréhensible disparition, quand Pierre Morin entra, tenant à la main droite un énorme sac en peau, considérablement gonflé, et de la main gauche, une gibecière non moins pleine.
— Voilà ce que tu cherches, dit Pierre Morin en riant, ne sois plus inquiet.
— Mais cela n’est pas à moi, s’écria Marcel.
— Si ! c’est ton sac, puisque je te le donne. L’autre était beaucoup trop petit pour ce que tu as à emporter.
— Ah ! fit Marcel, mais cette gibecière, d’où sort-elle ?
— Elle est à toi aussi, ne t’inquiète de rien. J’ai moi-même placé tes vêtements dans le sac ; j’y ai joint quelques objets qui feront plaisir à la ferme ; tout est en ordre, tu n’as plus qu’à dormir sur tes deux oreilles. C’est un peu lourd, en vérité, avec les quelques outils de forme nouvelle que tu porteras en sautoir ; mais je sais combien tu es vigoureux ; j’ai d’ailleurs trouvé le moyen de t’éviter jusqu’à un certain point une trop grande fatigue.
— Bon, lequel ? demanda gaîment Marcel.
— Il y avait celui de prendre une route carrossable et de partir pour Voiron, mais puisque ton amour du pittoresque te force à renoncer à ce chemin de tout le monde, je te ferai conduire en carriole jusqu’au point de la vallée du Graisivaudan où commencera ton ascension alpestre. Ce ne sera qu’un jeu pour toi.
— Mais ce chemin-là, je ne le connais pas !
— C’est juste.
— Tu vois bien !
— Bah ! le premier montagnard venu te l’indiquera.
— Alors tout va bien. Je prierai mon ami Jérôme de me l’indiquer. Il doit savoir cela sur le bout du doigt, lui, le rude coureur des montagnes.
— De quel Jérôme parles-tu ? Est-ce du mari de la Magdeleine ?
— Oui, de celui-là même.
— Tu le connais donc ?
— C’est dans sa maison que j’ai reçu l’hospitalité et que j’ai couché avec l’homme au burnous quand je suis venu ici.
— Ah ! je comprends, tu ne peux mieux t’adresser ! Au besoin, si tu le désires, il t’accompagnera.
— Non pas ! je veux retourner seul.
— A ton aise ; en somme, tu as raison ! A propos, j’ai aussi acheté pour toi une limousine, c’est chaud et inusable.
— Merci mille fois, mon ami ; mais dis-moi au moins…
— Rien ! je veux te laisser le plaisir de la surprise, il y a des choses pour toi, d’autres pour la ferme. Promets-moi de ne pas ouvrir ton sac avant d’être arrivé.
— Puisque tu l’exiges, je te le promets.
— Très bien ! me voici tranquille. La carriole te conduira directement jusqu’à la maisonnette de Jérôme. De cette façon tu arriveras frais comme une rose chez ton ami. Maintenant, bonsoir, dors bien et demain je t’éveillerai avant le lever du soleil.
— Bonsoir, Pierre, et encore une fois merci !
Les jeunes gens s’embrassèrent, puis ils se séparèrent pour la nuit. Marcel se coucha et ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain matin. Une main se posa sur son épaule et lui fit ouvrir subitement les yeux.
C’était Pierre Morin, qui, selon sa promesse, venait l’éveiller.
Le jeune homme sauta de son lit et s’habilla.
Une demi-heure plus tard, il était assis en face de son ami à une table chargée de pain, de fromage de Saint-Marcelin et de fromage de Sassenage au persillé si appétissant, de lait, de saucisson, de jambon et de vin.
Ce déjeûner impromptu terminé, — et ce fut l’affaire d’un quart d’heure à peine, — les jeunes gens quittèrent la table et descendirent dans la première cour, où la carriole attendait.
— Es-tu prêt ? demanda Pierre Morin.
— Certes, je n’attends plus que le cocher.
— Le voici, dit le régisseur en riant et se plaçant près de lui en même temps qu’un valet de ferme s’asseyait dans le fond auprès de Petiote.
Tous les assistants crièrent un dernier adieu et le cheval s’élança.
Vers neuf heures et demie du matin, la carriole s’arrêta devant la maisonnette de Jérôme.
Celui-ci était sur le seuil de sa porte, la pipe à la bouche.
— Soyez les bienvenus, dit-il d’un ton de bonne humeur. J’espère que vous ne refuserez pas de vous arrêter une heure ou deux à mon foyer ; et, se penchant vers l’intérieur, il ajouta :
— Eh ! femme, viens ici ; Madeleine, voici des amis qui nous arrivent.
— Me voilà, me voilà ! mon homme, répondit de loin la voix de la jeune femme.
Petiote s’était d’un bond élancée par terre : elle sautait et gambadait autour des trois hommes, sans doute pour se dégourdir les jambes.
En ce moment Madeleine accourut souriante et empressée. Elle semblait heureuse de cette visite ; son premier mot fut :
— Vous déjeûnerez avec nous, n’est-ce pas ?
— C’est convenu, femme, dit Jérôme joyeux, tout en s’occupant à dételer le cheval de la carriole.
— Comment convenu, se récria Marcel ?
— Tout ce qu’il y a de plus convenu, reprit-il sur le même ton. J’ai réglé cela ainsi ; souvenez-vous, Monsieur Marcel, que charbonnier est maître chez lui. Prenez-en donc votre parti. Hue ! cocotte.
— Quel affreux tyran ! s’écria Pierre Morin avec un sourire.
— A qui le dites-vous, Monsieur ? fit Madeleine sur le même ton.
Madeleine, laissant les trois hommes causer entre eux auprès de la cheminée, tout en buvant comme apéritif une goutte de china-china, alla s’occuper du déjeûner.
Disons en passant que le china-china est une excellente liqueur qu’on fabrique à Voiron et qu’on connaît fort peu à Paris, où elle ferait pourtant la joie des gourmets et des véritables amateurs.
— Eh ! monsieur Marcel, dit Jérôme, il paraît que vous avez fait des acquisitions considérables là-bas. Vous avez un sac et une gibecière qui à eux deux pèsent bien quatre-vingts livres.
— C’est un peu lourd en vérité, dit Marcel ; mais après tout, je ne vais pas au bout du monde.
— Bah ! qu’est-ce que c’est que quatre-vingts et même cent livres pour un gars solide et découplé comme vous ?
— Vous vous trompez, ami Jérôme, fit le régisseur. J’ai pesé moi-même les bagages qui, tout compris, ne dépassent pas soixante livres.
Si l’on y joint un fusil double dans son étui que Marcel attachera derrière son sac et quelques outils qu’il emporte, le tout n’atteindra pas cent livres.
— Un fusil ! s’écria Marcel avec surprise.
— C’est vrai ! J’avais oublié de t’en parler. Tu n’as qu’un mauvais fusil, presque hors de service. J’ai voulu réparer cette lacune, d’autant plus que je te sais un fin et adroit chasseur.
— Merci, mille fois, mon ami, mais…
— Laisse donc ! interrompit en riant l’ancien professeur. Je suis comme mon ami Jérôme, moi ! Quand une fois je me suis mis une chose en tête, je n’en démords plus. D’ailleurs, ce fusil est une arme excellente. Il est de Lepage.
— Hé ! mon ami, j’ai entendu souvent parler de Lepage : je sais que les armes qui sortent de ses ateliers sont sans rivales. Cependant, il me semble que ce cadeau…
— Te plaît et tu l’acceptes ! Au nom de notre vieille amitié, c’est entendu, interrompit vivement Pierre Morin. C’est donc affaire conclue : causons d’autre chose.
On trinqua, et à dix heures on se mit à table. Tout en mangeant, Jérôme avait indiqué clairement la route que Marcel devait suivre pour atteindre Saint-Pierre-de-Chartreuse, d’où la route jusqu’aux Alouettes lui était familière.
Après le déjeûner, Jérôme alla mettre le cheval à la carriole, tandis que Pierre Morin et Marcel échangeaient leurs adieux et se promettaient de se revoir bientôt.
Les deux amis s’embrassèrent une fois encore, échangèrent un dernier serrement de mains. Pierre Morin, monté dans la voiture, cria : Au revoir ! Le valet fit claquer son fouet ; le cheval partit au grand trot.
Après quelques instants passés en compagnie de Jérôme et de sa femme, Marcel se leva, mit sa gibecière en bandoulière, attacha solidement son sac sur son dos, suspendit ses outils à son épaule, et, saisissant son bâton ferré :
— Voici l’heure, dit-il.
Jérôme attacha derrière le sac l’étui contenant le fusil et la limousine. Les deux hommes quittèrent la maisonnette. Jérôme voulait faire un bout de conduite à Marcel.
Selon l’habitude des montagnards, en sortant de la maison, Jérôme avait jeté autour de lui un regard circulaire. Soudain il s’arrêta.
— Rentrons, dit-il.
— Hein ? fit Marcel, rentrer, pourquoi cela ?
— Parce que vous ne pouvez partir aujourd’hui.
— Allons donc ! Le temps est magnifique.
— Ici, oui. Mais avant deux heures, il n’en sera plus ainsi.
— Qui vous le fait supposer ?
— Je ne suppose pas ; je suis sûr.
— Expliquez-vous.
— Ce ne sera pas long. Apercevez-vous cette haute montagne couronnée de neige et qui se perd dans la brume ?
— Parfaitement.
— C’est Chamechaude.
— Eh bien ?
— Voyez-vous ces nuages jaunâtres qui semblent ramper autour de son sommet ?
— En effet. C’est même très beau.
— Je ne dis pas non ! mais c’est terrible aussi. Cela est le signe certain d’un ouragan dans les montagnes.
— Allons donc.
— Je vous l’affirme. Nul avertissement plus positif.
— Et dans combien de temps éclatera cet ouragan ?
— Dans deux heures, deux heures et demie au plus tard.
— Alors, je n’ai rien à redouter. Avant ce moment, j’aurai atteint Saint-Pierre-de-Chartreuse.
— Ne vous y fiez pas. Croyez-moi ! Mieux vaut rester ici jusqu’à demain. Ce n’est qu’un retard de quelques heures, voilà tout ! Vous n’êtes pas attendu.
— Au contraire, on m’attend aujourd’hui, et, si l’on ne me voyait pas arriver, on serait inquiet.
— Je vous en prie, restez. Vous obstiner à partir maintenant, c’est peut-être exposer votre vie.
— Bah ! à la grâce de Dieu.
— Adieu donc ; et que Dieu vous conduise !
Les deux hommes se serrèrent la main ; Jérôme rentra tristement dans sa maisonnette, et Marcel s’éloigna à grands pas, ayant Petiote sur ses talons.
Le jeune homme poursuivait sa route, un peu au hasard et peu soucieux de s’engager dans un sentier ou dans un autre. Tout à coup, il s’aperçut que le chemin large et assez bien entretenu dans lequel il s’était engagé d’abord, se rétrécissait à chaque pas et peu à peu se changeait en un véritable sentier de chèvres, sur lequel, pour conserver son équilibre, il lui fallait toute son adresse et son habitude de coureur de montagnes.
Il se vit contraint, malgré lui, à faire des haltes fréquentes pour reprendre haleine et réparer ses forces ; malgré l’air vif et presque froid qui lui frappait le visage, son front était inondé de sueur.
Cependant, il avançait toujours, bien résolu à sortir au plus vite de ces montagnes où la mort l’entourait de toutes parts. S’arrêter et passer la nuit à l’endroit où il se trouvait était s’exposer aux plus grands dangers. Il importait d’avancer quand même.
Il atteignit ainsi une espèce de plate-forme étroite, s’avançant un peu en saillie, et de laquelle le regard s’étendait à une assez longue distance.
Le jeune homme s’arrêta et inspecta les environs avec la plus scrupuleuse attention.
Il reconnut alors que, pendant qu’il se laissait aller à ses pensées et qu’il rêvait tout éveillé, il avait dépassé, sans s’en apercevoir, le point indiqué par Jérôme. Machinalement, il avait continué à marcher à l’aventure, et le résultat fatal de cette inattention était que, sans le vouloir, il s’était trop avancé dans ces régions sauvages, presque impraticables, et qu’il était perdu dans la montagne, à une heure trop tardive de la journée pour qu’il pût espérer retrouver sa route.
En effet, le soleil avait, depuis quelques instants, disparu des hauts sommets ; l’ombre descendait peu à peu et ne tarderait pas à envahir le paysage. Le jeune homme eut un moment d’affaissement. Mais cette atonie dura peu, et il réagit vigoureusement contre cette faiblesse.
En ce moment, le ciel s’obscurcit ; l’ombre devint tout à coup opaque. Une rafale terrible de vent s’engouffra dans les ravins, tordant et brisant les plus hauts sapins comme des fétus de paille. La pluie tomba à torrents ; les éclairs sillonnèrent les nuages qui fuyaient comme une armée en déroute sous le souffle tout-puissant de la tempête. Les roulements sinistres du tonnerre, tantôt sonores et prolongés, tantôt subits ou stridents, se firent entendre, répercutés par les échos des mornes avec un horrible fracas. L’ouragan prédit par Jérôme éclatait avec une force telle qu’il prenait la proportion d’un cataclysme.
Tout à coup, un sourd craquement se fit entendre ; un fracas épouvantable montant du fond de la vallée indiquait qu’il se produisait un éboulement comme cela n’a lieu que trop souvent dans les montagnes, et que, déjà, une masse de rochers s’était précipitée au pied du mont.
Quelques chèvres paissaient, suspendues aux rochers. Elles s’élancèrent, effarées, passant presque à toucher le jeune homme, et s’enfuirent avec une rapidité vertigineuse dans la direction du sentier de droite, celui que Marcel avait d’abord jugé impraticable.
L’instinct de ces intelligents animaux avait indiqué au jeune homme la route qu’il lui fallait suivre. Il n’hésita pas une seconde, bondit derrière les chèvres et se lança dans la direction qu’elles avaient prise.
A peine avait-il fait quelques pas dans cette voie nouvelle, que le rocher qu’il quittait, et sur lequel il était resté si longtemps immobile, s’effondra avec un épouvantable fracas, ne laissant à la place du sentier que le jeune homme avait parcouru qu’une masse de rochers perpendiculaires et lisses, sur lesquels il fallait à tout jamais renoncer à poser un pied humain. L’ouragan sévissait avec fureur. Les ténèbres étaient intenses. Marcel fuyait avec la rapidité du chamois poursuivi par les chasseurs, courant en aveugle le long du sentier. Tout à coup, son pied posa à faux sur une racine ; le jeune homme perdit l’équilibre ; il étendit les bras, et saisit, avec toute la force que donne le désespoir, la branche d’un jeune sapin qui lui fouettait presque le visage. Il poussa un cri d’agonie terrible ; l’arbre vacillait et cédait sous sa pression. Marcel se sentit perdu. De la main qui restait libre, il n’avait pas lâché son bâton ferré ; il s’efforça, en tâtonnant, de fixer son manche solide et recourbé à quelque anfractuosité de rocher ; mais il ne rencontrait que des surfaces planes et polies. Au cri de son maître, Petiote avait répondu par un rauquement terrible et avait bondi à son secours. Marcel sentit bientôt quelque chose qui le poussait de côté. C’était la chienne qui avait happé ses vêtements à pleine gueule, et qui l’attirait à elle. Le jeune homme fit de prodigieux efforts pour seconder ceux du fidèle animal ; le corbin de la canne trouva enfin une anfractuosité dans laquelle il se fixa. Le corps de Marcel était presque tout entier dans le vide ; grâce à ce double secours, il lâcha la branche, qui cédait sous son poids et se raccrocha, de ses deux mains crispées, à la canne libératrice. Au moment même où il atteignait la crête du sentier et tombait évanoui auprès de la vaillante Petiote, l’arbre déraciné roulait avec fracas dans l’abîme, entraînant dans sa chute tout ce qui se trouvait sur son passage. Marcel avait perdu connaissance, mais sa fidèle Petiote continuait à le traîner sur la plate-forme, aussi loin que possible du précipice où il avait été si près d’être englouti pour toujours. Quand elle le vit complètement en sûreté et abrité sous un renfoncement de rocher, elle poussa de retentissants aboiements de joie ; puis, elle se mit à lécher le visage de son maître, avec de petits cris presque humains.
Grâce à Petiote, Marcel était sauvé !…