← Retour

Le Robinson des Alpes

16px
100%

LE ROBINSON DES ALPES

CHAPITRE PREMIER
Où notre héros Marcel Sauvage entre en scène sans le savoir ni même s’en douter.

Les touristes et les voyageurs admirent avec un enthousiasme que nous partageons, et qui n’est que juste, les sites pittoresques de la belle vallée du Graisivaudan et les splendeurs peut-être un peu théâtrales de la Grande-Chartreuse et de son Désert. Mais le département de l’Isère est riche en surprises et en merveilles naturelles de toute sorte, peu appréciées par les rudes montagnards de ces contrées, depuis longtemps blasés sur les paysages grandioses de leur pays.

A une assez courte distance de Grenoble, et blottie pour ainsi dire entre la vallée du Graisivaudan et le massif de la Grande-Chartreuse, se trouve la vallée d’Entremont, dominée et enserrée de tous les côtés par de majestueuses montagnes boisées de la base au faîte, et dont les plus imposantes sont : l’Alpette, le Haut-du-Seuil et l’Anse-du-Guiers, où le torrent du Guiers-Vif prend sa source.


Le Guiers-Vif (Page 6).

Rien ne saurait rendre le saisissement admiratif que l’on éprouve en pénétrant dans cette vallée, au merveilleux spectacle qui se présente subitement aux regards : jamais la puissante nature n’a prodigué avec plus de profusion ses sublimes beautés. Qu’on en juge.

Un entassement de rochers abrupts, produit par quelque cataclysme antédiluvien qui l’a fait subitement jaillir des entrailles de la terre, s’élève en amphithéâtre à une hauteur prodigieuse, se creuse en demi-cercle, et, coupé du haut en bas par une énorme fissure, se sépare en deux parties s’avançant à droite et à gauche, comme le pourtour d’un cirque romain. Au fond de ce sublime décor, d’une étrangeté et d’une sauvagerie grandioses, indicibles, apparaissent blanchissantes d’écume quatre cascades superposées, se précipitant perpendiculairement avec une furie échevelée et un fracas effrayant d’une hauteur de plus de trois cents mètres.

Cette masse énorme d’eau est le Guiers-Vif, qui s’échappe en mugissant des profondes et mystérieuses cavernes dans lesquelles se cache sa source.

Après cette descente effarée du haut de la montagne, le torrent se calme peu à peu, devient rivière, fuit alors sous les glayeuls en babillant gaiement sur un lit de cailloux, forme les plus capricieux méandres, traverse toute la vallée, passe au double village de Saint-Pierre-d’Entremont-France et Saint-Pierre-d’Entremont-Savoie, puis, après avoir traversé des gorges d’une sauvagerie épouvantable, se réunit au Guiers-Mort un peu au-dessous du double village d’Entre-Deux-Guiers et des Écuelles-de-Savoie. Les deux torrents réunis coulent ensemble le long de la riche vallée de Miribel, qu’ils fertilisent, et vont se perdre dans le Rhône, à Saint-Genix, au sud de Belley, après avoir traversé Pont-de-Beauvoisin et parcouru cinquante kilomètres.

C’est dans ce coin si beau, si pittoresque et si ignoré du département de l’Isère que commence notre récit.

En 1832, un des plus vastes domaines de la vallée de Miribel, qui appartenait, disait-on, de temps immémorial à une noble et ancienne famille de Grenoble, avait été pris à loyer pour vingt ans par un habitant de Saint-Laurent-du-Pont, village placé au bas de la gorge d’où descend le Guiers-Mort et que suivent les touristes qui se rendent au couvent de la Grande-Chartreuse.

Le propriétaire de ce domaine jusque-là n’en avait tiré d’autre parti que d’y chasser à de rares intervalles, car la contrée, comme toute terre laissée en friche, était très giboyeuse. Il consentit facilement à le louer pour une somme modique à Jacques Chrétien, — tel était le nom du cultivateur de Saint-Laurent-du-Pont, — et à en tirer ainsi chaque année un bénéfice minime, à la vérité, mais effectif et assuré.

Jacques Chrétien était jeune encore ; il avait trente-deux ans à peine. C’était un honnête homme, laborieux, intelligent, industrieux, et, comme tous les paysans, il avait la passion de la terre. Depuis longtemps déjà, il nourrissait dans son cœur l’ambition secrète de s’établir à son compte. Jacques Chrétien épousa une fille de Saint-Pierre-d’Entremont (France), jolie, honnête, qu’il aimait depuis longtemps et qui s’appelait Jeanne Pierron. Le père de Jeanne, riche fermier de Saint-Pierre, connaissant et appréciant les qualités de son gendre, donna trois mille francs en dot à sa fille, et, de plus, se chargea de tous les frais du mariage et de la noce. Un bonheur n’arrive jamais seul. Jacques Chrétien redoubla d’efforts afin de faire face à tous les frais de son nouveau ménage. Ces frais étaient assez lourds, car sa femme lui avait, au bout d’un an, donné une fille, ce qui l’avait comblé de joie, mais, en même temps, avait augmenté ses charges. Un dimanche, au sortir de la messe, en rentrant chez lui avec sa femme qui tenait son enfant âgé de deux mois dans ses bras, il vit avec surprise, en ouvrant sa porte, un homme qu’il ne reconnut pas d’abord, parce qu’il était penché sur le berceau de la fillette, qu’il balançait doucement. L’homme se retourna au bruit : Jacques Chrétien poussa un cri de joie en apercevant son visage. L’étranger, à peu près de même âge que le paysan, était un de ses plus vieux amis. Nés tous deux à Saint-Laurent-du-Pont, ils avaient joué, enfants, ensemble et s’aimaient comme deux frères ; depuis huit ans, ils ne s’étaient pas vus. Michel Sauvage, l’ami que Chrétien retrouvait à l’improviste, était fils d’un gros fermier ; celui-ci lui avait fait donner une excellente éducation à Grenoble, et, ses études terminées, l’avait fait entrer en qualité de contre-maître dans une des premières fabriques de soieries de Lyon. C’était la première fois, depuis huit ans, que Michel Sauvage revenait à Saint-Laurent-du-Pont, où il se proposait de terminer quelques affaires à propos de la succession de son père, mort six mois auparavant. Les deux hommes, heureux de se revoir, tombèrent dans les bras l’un de l’autre ; puis Jacques Chrétien présenta sa femme à son ami. Le paysan, d’abord un peu interloqué par le costume bourgeois de Michel, se laissa enfin aller à la bonhomie franche de celui-ci ; il alla tirer dans le cellier un pot de vin du crû, et on causa le verre à la main.

Pendant que les deux hommes causaient et trinquaient, la ménagère allait et venait, rangeant tout dans la salle.

— Qu’est-ce que tu faisais donc, quand Jeanne et moi nous sommes arrivés ? dit Jacques.

— Je regardais le berceau de ta fille, et je me disais qu’il était bien large pour un seul enfant.

— Le fait est que deux y tiendraient à l’aise, répondit Jacques en riant.

— Ils y sont, et pas gênés du tout, fit la jeune femme avec un charmant sourire d’intelligence à Michel.

— Hein ? qu’est-ce que tu dis donc là, Jeannette ? demanda Jacques, en regardant son ami comme s’il avait mal entendu.

La jeune femme, sans répondre, se pencha en souriant sur le berceau ; elle se releva presque aussitôt, et, se retournant avec ce sourire ineffable des mères dont, seules, elles ont le secret :

— Les voici, dit-elle. Quel est le tien ?

Jacques Chrétien resta ébahi, la bouche ouverte, les yeux écarquillés et pleins de larmes. Jeannette tenait un enfant à chaque bras, deux chérubins roses, qui souriaient et tétaient à pleine bouche.

— Tous les deux sont à moi ! s’écria Jacques avec attendrissement. Tu me le laisseras, n’est-ce pas, Michel ?

— Oh ! maintenant que vous me l’avez donné, vous ne me le reprendrez point, monsieur Michel ! dit la jeune femme d’une voix câline.

— Mes amis, répondit Michel avec attendrissement, vous comblez mes désirs. Sa mère est malheureusement d’une santé trop délicate ; elle ne peut le nourrir. J’ai pris l’enfant, et je suis venu tout droit chez vous, comptant sur notre vieille amitié, Jacques, et certain que ta femme et toi vous n’hésiteriez plus à me rendre ce service.

— C’est à nous que tu rends service, répondit vivement le brave homme. Tu as eu là une bonne pensée. Je t’en remercie.

— Et moi aussi, ajouta Jeannette avec sentiment, en mettant un baiser au front de l’enfant. — Quel âge a-t-il ?

— Deux mois.

— Juste comme le mien, s’écria Jacques. Le doigt de Dieu est là. Ils seront frère et sœur.

— Et il se nomme ? demanda la jeune femme.

— Marcel. Dès ce moment, l’enfant fut adopté par le jeune ménage. Michel resta quelques jours à Saint-Laurent-du-Pont. Un soir, après le souper, il annonça à ses amis qu’il avait réglé ses affaires, et qu’il comptait repartir pour Lyon le lendemain matin.

Tout en faisant ses affaires et en visitant ses anciens amis du village, Michel avait fait adroitement parler l’un et l’autre, sans jamais interroger personne directement, sur le compte de son ami. Tout se sait dans les petits endroits ; la vie y est en plein jour ; nul ne peut rien faire et presque rien penser sans que cela soit presque aussitôt connu de tout le monde.

Ajoutons, à la louange du jeune ménage, que chacun sembla s’accorder à faire son éloge. Jacques et sa femme étaient grandement considérés par tous leurs voisins, les plus riches comme les plus pauvres ; on vantait l’honnêteté de la jeune femme, la façon dont elle tenait la maison et savait s’acquitter de sa tâche ; quant à Jacques, c’était, au dire de tout le monde, un rude travailleur que rien ne rebutait. Adroit, habile, intelligent, d’une probité à toute épreuve, sa seule ambition, nous l’avons dit, était de prendre une ferme à son compte ; mais, malheureusement, il fallait beaucoup d’argent pour cela, et, bien qu’il eût certainement des économies, elles ne suffisaient pas pour lui permettre de réaliser son rêve.

Michel savait ce qu’il lui importait de savoir ; sa résolution fut prise aussitôt.

Il était riche comparativement. Il résolut de prêter son capital à Jacques Chrétien et de réaliser ainsi le rêve de son ami. En conséquence, il écrivit à Lyon à son notaire, lui donna ses instructions et attendit sa réponse. Cette réponse était arrivée la veille du jour où il avait résolu de quitter Saint-Laurent-du-Pont. Le notaire avait parfaitement compris ses intentions et s’y était conformé en tous points.

Donc, ce soir-là, après le dîner, lorsque Jeannette se fut retirée, les deux hommes restèrent en face l’un de l’autre, la bouteille entre eux deux et la pipe à la bouche. Michel entama la question.

Il connaissait son ami de longue date, et il savait comment le prendre. Ce n’était pas tout de lui offrir un prêt de trente-cinq mille francs ; il fallait le lui faire accepter.

Michel, son acte notarié à la main, lui expliqua avec soin toutes les clauses, et, après de longs débats, il réussit enfin à prouver à son ami que non seulement ils trouvaient tous deux dans cet acte toutes les garanties mutuelles nécessaires, mais encore il le convainquit que c’était lui, Michel, qui faisait une bonne affaire, et que Jacques lui rendait un grand service en acceptant son argent.

Une fois ces deux points arrêtés, Jacques signa joyeusement l’acte notarié, et Michel lui remit, séance tenante, trente-cinq mille francs, qui, joints à ce que possédait déjà le fermier, lui complétaient une somme ronde de quarante mille francs. Le lendemain, Michel Sauvage repartit pour Lyon. Lorsque Jacques raconta à sa femme ce qui s’était passé entre lui et son ami, celle-ci ne fut pas un instant dupe de l’ingénieuse supercherie de Michel ; elle le remercia et le bénit du fond du cœur, et, prenant dans ses bras l’enfant de leur ami, elle l’embrassa plusieurs fois avec cet emportement de la reconnaissance qui assurait à l’innocent une mère dévouée.

Quinze jours plus tard, Jacques signait son bail du domaine de Miribel et faisait commencer les travaux de la ferme.

Tout marcha à la fois : déboisements, défrichements, plantations, maison, écuries, remises et étables pour les vaches et les moutons, ainsi que les granges et les hangars.

La maison s’éleva rapidement ; et trois mois suffirent pour terminer tous les bâtiments.

Au bout d’un an, la ferme était en plein rapport.

Puis, tout le monde fut heureux à la ferme des Alouettes. C’était le nom qu’on lui avait donné.

Chargement de la publicité...