Le Robinson des Alpes
CHAPITRE XVI
Où Marcel continue à trouver, à sa grande satisfaction,
ce qu’il ne cherche pas.
Quelques jours suffirent à Marcel pour terminer la clôture de sa nouvelle construction et mettre en place les portes, les fenêtres, les impostes. Le grand travail, entrepris si vaillamment, était complètement terminé, au moins en ce qui concerne les agencements extérieurs. Grâce à des fatigues énormes et aux efforts de son intelligence, le jeune solitaire avait réussi à se créer une habitation spacieuse, chaude, solide, bien aérée, suffisamment éclairée ; il était sûr, dès lors, de pouvoir, à l’avenir, braver en sûreté, sans trop en souffrir, les intempéries et les froids aigus des hautes régions alpestres.
Il avait réservé pour les longues journées d’hiver les aménagements intérieurs ; pour les travaux du dehors, ils étaient à peu près terminés. Il restait à établir une basse-cour. Un hangar fermé par des portes et divisé en divers compartiments remplirait cet office. Là pourraient vivre en paix les lapins, les pigeons, les coqs de bruyère et les faisans, espoir de la cuisine de l’heureux propriétaire. Une étable pour les chèvres serait établie ; quant aux ours, aux chiens et aux loutres, Marcel les laisserait aller et venir à leur guise.
Depuis longtemps déjà, l’emplacement de la basse-cour avait été fixé. Elle serait attenante au bâtiment et y communiquerait par la porte de dégagement ménagée près des rochers où s’ouvrait l’entrée de la grotte. Un ruisseau assez large traversait en diagonale ce terrain, qu’il divisait ainsi en deux parties à peu près égales. Le jeune constructeur avait créé, à l’entrée et à la sortie de ce cours d’eau, des barrages de joncs, si bien tressés qu’ils rendaient impossible le passage d’un animal, si petit qu’il fût.
Pour plus de commodité, au moyen de deux planches réunies par des traverses et clouées sur des piquets solidement fichés en terre, il établit une passerelle, pour traverser le ruisseau. En dehors, et à soixante-quinze centimètres de la haie, il planta une double rangée de jeunes châtaigniers, au bout de laquelle il plaça des bancs sous un berceau. Ces arbres, déjà gros, donneraient de l’ombre dès la première année, et ne tarderaient pas à former une fraîche et charmante promenade.
Sa basse-cour complètement achevée, il s’occupa de niveler le devant de sa demeure. Il établit ainsi, sur toute la largeur de la façade, une rampe en pente douce qui lui permettait, sans recourir à des marches, d’arriver de plain-pied chez lui. Pendant les heures de loisir que lui laissaient ces importants travaux, il courait les rochers, dénichait les pigeons, et transportait les jeunes captifs dans son pigeonnier, qui fut bientôt suffisamment peuplé.
La basse-cour était construite, mais la logique commandait de la garnir. Marcel n’avait à sa disposition ni poules, ni coqs, ni pintades ; en revanche, il avait pu s’assurer depuis longtemps que les faisans, les coqs de bruyère et les gelinottes abondaient sur la corniche. C’est là un gibier de choix qui ne figure guère que sur les tables riches. Il avait, en outre, l’espoir d’assister à l’émigration des oiseaux de passage et de s’emparer de quelques-uns d’entre eux. Il était donc toujours aux aguets et ne sortait plus sans son fusil.
Entre temps, il se rappela les exploits cynégétiques de son enfance et confectionna des collets en jonc, en osier et en fil de fer. Les lapins pullulaient partout sur ses terres ; il tendit, au déclin du jour, ses pièges devant l’entrée d’une douzaine de terriers, et, quand il revint, trois ou quatre heures après, cinq lapins étaient captifs. Il ne s’arrêta pas en si beau chemin et fouilla les terriers. Dans deux d’entre eux, il trouva des petits, déjà assez forts pour être emportés : il les installa dans les cabanes préparées à cet effet, sur une litière bien chaude, et sa garenne fut fondée.
Cette chasse étant destinée à parer aux besoins de l’avenir, Marcel l’abandonna bientôt, se réservant d’ailleurs de rouler, de temps en temps, un lapin dans la clairière.
La basse-cour se peuplait peu à peu. Après y avoir introduit les pigeons et les lapins, Marcel aurait voulu s’emparer de quelques coqs de bruyère et de quelques gelinottes ; mais il ne fallait pas y songer avant le mois de février ; voyant combien il avait encore de temps à attendre, il se rejeta sur le faisan, dont la stupidité est proverbiale et qui se laisse prendre à tous les pièges.
Il partit un beau jour, suivi de Petiote, de Briffaut et de Ravaude, et alla fouiller l’épaisse forêt située à l’extrémité de son domaine. C’était une belle et très froide journée du commencement d’octobre ; il marchait d’un bon pas pour se réchauffer, et il était complètement masqué par le taillis, à une certaine distance de l’extrémité du lac, lorsque, tout à coup, le jour sembla s’obscurcir, et il entendit un grand bruit d’ailes.
Il leva machinalement la tête et poussa un cri de surprise. Il assistait à une passée d’oies sauvages en pleine émigration. Ces oiseaux volaient en rangs serrés avec une extrême vitesse et n’étaient guère élevés de plus de vingt mètres au-dessus du sol. Plusieurs centaines d’entre eux s’abattirent soudain sur le lac.
Marcel était un adroit chasseur. L’occasion qu’il attendait s’offrait ainsi à lui au moment où il y pensait le moins. Il se garda de la laisser échapper. En quelques minutes, il eut abattu ou plutôt démonté huit oiseaux ; les autres s’envolèrent, effarés, poussant des cris de détresse, et rejoignirent la colonne d’émigrants, qui continuait à passer, impassible, sans presser son vol. Les chiens, admirablement dressés, s’étaient précipités à l’eau et avaient délicatement rapporté le gibier à leur maître. La plupart des oiseaux n’avaient que des blessures légères aux ailes ; mais, si leur vol en était rendu impossible, les plaies seraient aisées à guérir.
Marcel se hâta donc d’aller chercher sa brouette et, après avoir fait un premier pansement aux malheureux blessés, les transporta dans son poulailler, non sans avoir pris, pour plus de sûreté, la précaution de leur couper les plumes des ailes.
Sauf une oie qui avait été plus gravement touchée, et dont le chasseur se régala, les autres furent guéries en quelques jours. Bientôt, elles furent apprivoisées et devinrent très familières. Sept oies, dont un jars, étrennèrent la basse-cour. Quelques semaines plus tard, un vol de canards sauvages permit à l’habile chasseur d’augmenter ses pensionnaires d’une douzaine de volatiles.
Marcel fut contraint alors de suspendre ses sorties : le temps était devenu affreux, le froid terrible.
De grands feux, allumés nuit et jour dans les deux cheminées, entretenaient dans sa demeure une température assez élevée.
Depuis longtemps déjà, pour ne pas perdre les habitudes hivernales de leurs congénères, mon ami Pierrot et Mme Gigogne dormaient, blottis dans un coin retiré de la grotte.
Marcel mit à profit les journées de pluie et de neige, ainsi que les longues soirées d’hiver, pour terminer ses aménagements et compléter son mobilier, qui laissait fort à désirer. Sur une énorme bille de chêne qu’il avait sciée et roulée dans sa cuisine, il avait placé le mortier trouvé dans les ruines du hangar ; il s’occupa alors à faire de l’huile avec les faînes qu’il avait soigneusement récoltées.
Marcel étala ses faînes sur le pressoir et posa par-dessus le bloc carré de chêne, dont il augmenta le poids en entassant en dessous de lourdes pierres ; la pression s’opéra, et l’ingénieux solitaire recueillit deux barils et demi d’huile de faîne et d’huile de noix, pour sa lampe et sa cuisine.
L’esprit inventif de Marcel ne s’en tint pas là ; il avait résolu, avec une certaine quantité de farine apportée de la hutte, de se fabriquer du pain. Ce n’était pas là d’ailleurs pour lui un coup d’essai, car, à la ferme des Alouettes, il avait appris l’art de la panification, au milieu de ses autres études. Broyer dans son mortier le blé pour augmenter la provision de farine, séparer le son à l’aide d’un tamis, fabriquer un pétrin, fut pour lui œuvre facile ; il avait déjà le four. Une seule chose lui manquait, mais elle était indispensable, c’était du levain.
Il emplit le chaudron d’eau et le mit sur le feu ; puis il ajouta, en quantités égales, du froment, du son et du houblon, dont, dans ses moments perdus, il avait fait une ample récolte ; il fit bouillir le tout.
Cette décoction ne tarda pas à fermenter ; il y ajouta une assez grande quantité de son pour confectionner des boules très épaisses. Il les fit sécher à une chaleur douce et les serra dans un lieu très sec. Son levain était parfait et pouvait ainsi se conserver pendant une année entière.
Pour s’en servir, il ne restait qu’à briser quelques-unes de ces boulettes, les faire infuser dans l’eau bouillante, décanter l’eau et l’utiliser en la mêlant à la pâte. Certain d’avoir du pain quand cela lui plairait, il s’occupa de se confectionner des vêtements chauds, qui lui permissent de braver les froids excessifs de cette époque.
Nous devons ici réparer un oubli. Chaque fois qu’il écorchait un lapin, il en conservait la peau. Toute chaude encore, il l’étendait sur le sol, il la clouait avec des chevilles de bois, la crochetait, suivant le terme employé ; puis, avec de la cendre et du sel gemme, dont ses chèvres lui avaient fait découvrir des masses considérables dans les rochers, il frottait les peaux à outrance. Il les lavait ensuite, les épongeait et les faisait sécher. Quand elles ne conservaient plus d’humidité, il enlevait les chevilles et pliait la peau, qui restait souple au moyen de cet apprêt bien simple.
Marcel avait fait de même avec la peau de la loutre et celles des trois chevreaux qu’il avait mangés. Le moment était venu d’utiliser ces peaux. Voici comment il fit.
Il possédait deux pantalons de gros drap, en dehors des pantalons de toile ; il n’essaya pas d’en faire d’autres avec les peaux. Malgré tous ses efforts, il n’aurait réussi qu’à confectionner quelque chose de grotesque, d’une solidité douteuse, et qui lui aurait pris un temps considérable. Il fit mieux, il doubla à l’intérieur son plus mauvais pantalon, un gilet, une jaquette et sa limousine. Il mit deux paires de bas de laine, deux gilets de laine, chaussa ses grandes bottes de cheval, et endossa ses vêtements ainsi fourrés.
Certes ! ce costume n’était que médiocrement élégant ; mais, en revanche, il était très chaud et permettait à Marcel, même par la température la plus froide, de se risquer au dehors et de faire de longues excursions.
Ajoutons qu’il s’était confectionné avec la peau de la loutre une casquette qui lui couvrait les oreilles et le visage, ne laissant voir que les yeux. Il compléta ce costume excentrique par des gants de peau de lapin fourrés en dedans et en dehors ; ces gants étaient à crispin, c’est-à-dire qu’ils montaient jusqu’aux coudes.
Ainsi accoutré, Marcel avait une ressemblance frappante avec mon ami Pierrot et Mme Gigogne. Il en riait lui-même jusqu’aux larmes. Il y dépensa sa provision de fil, mais il y avait nécessité absolue.
L’hiver se prolongeait : il était d’une rigueur exceptionnelle. A des tempêtes effroyables et fréquentes succédaient des gelées de dix à douze degrés au-dessous de zéro ; ces temps affreux le retenaient prisonnier dans sa demeure ; à peine pouvait-il sortir quelques instants, pour donner à manger aux animaux de sa basse-cour. Pour ces courtes absences, il s’enveloppait dans sa limousine et enfonçait sa casquette de loutre jusque sur la nuque, réservant son costume d’ours — c’est ainsi qu’il nommait ses vêtements fourrés — pour les jours où il s’aventurait à la chasse ou à la promenade. Dans l’intérieur de son habitation, grâce à la température élevée maintenue par ses deux foyers, il se contentait de ses vêtements ordinaires.
Le temps lui semblait bien long, pendant ces réclusions forcées ; aussi essayait-il de l’utiliser en exécutant tout ce que lui suggérait sa fantaisie ; le travail seul parvenait à le préserver de l’ennui.
Aussi ne restait-il pas un moment inactif. Tous les trois jours, il fabriquait son pain par fournées d’une dizaine de miches de deux livres chaque, fort appétissantes, et qu’il partageait avec ses animaux. Il faut que tout le monde vive, dit le proverbe, et les compagnons du jeune solitaire lui rendaient trop de services pour qu’il les laissât pâtir.
Il avait fait, au printemps et en été, des conserves de morilles, plus tard, des provisions de sauce tomate, qu’il aimait beaucoup ; sa table était, en outre, bien fournie en légumes ; il avait des choux de toutes sortes, des navets, des raves, des oignons, des poireaux, sans parler des haricots et des pois secs, des lentilles et des fèves, des pommes de terre et des topinambours, des châtaignes, des noix, des noisettes, des fruits séchés au four, pommes, poires et cerises, qui constituaient d’excellents desserts. Dans son vivier, il n’avait qu’à se baisser pour prendre des truites, des perches, des brochets et des carpes ; dans sa garenne, les lapins s’étaient multipliés à foison ; parfois, il faisait rôtir un chevreau ; la chasse lui permettait, de temps en temps, d’ajouter à son ordinaire tantôt un lièvre, tantôt une brochée d’alouettes, tantôt quelques-uns de ces délicieux ortolans de montagne qu’on ne rencontre que dans cette région, où ils sont connus sous le nom d’alpins. Il n’avait, hélas ! ni bœuf, ni veau, ni porc, ni mouton, et c’était pour lui une grande privation, dont il avait bien été forcé de prendre son parti. Les fruits et de délicieux fromages, qu’il fabriquait avec le lait de ses chèvres, complétaient ces repas très confortables.
On était presque à la fin de février ; les jours devenaient plus longs ; le temps, toujours très froid, était cependant plus beau ; Marcel se livrait de temps en temps avec ardeur à la chasse et rarement il revenait bredouille. Il constata l’arrivée sur la corniche de divers oiseaux qui ne précèdent d’ordinaire la belle saison que de deux ou trois semaines. Le printemps n’allait donc pas tarder à donner le signal du réveil de la nature. Les bois, silencieux et mornes pendant l’hiver, recommençaient à se peupler et à se remplir de chansons joyeuses.
Un matin des derniers jours de février, Marcel, séduit par un beau soleil, revêtit son costume d’ours, prit son fusil et quitta sa demeure dans l’intention de se mettre à la recherche des faisans et des coqs de bruyère.
La terre était couverte de neige et le lac gelé à une grande épaisseur. Pour raccourcir son chemin, Marcel traversa le lac sur son écorce durcie, et suivi de ses trois chiens, qui n’auraient eu garde de le quitter en une si belle occasion, il s’engagea gaîment dans la forêt de chênes séculaires qui s’étendait jusqu’à la limite extrême de son domaine.
Tout en marchant, il guettait avec soin et cherchait à apercevoir quelques-uns des volatiles qu’il convoitait quand, tout à coup, en jetant les yeux sur le sol, il aperçut sur la neige les marques profondes des pinces d’un quadrupède ; il s’arrêta surpris, se baissa et examina attentivement ces traces.
Son expérience était trop grande pour qu’il pût prendre le change.
— Hé ! fit-il, après quelques secondes d’examen, c’est une laie de sanglier : ses pinces sont écartées, elle marche gras, la neige est rayée entre ses traces ; elle a des petits qu’elle allaite. Oh ! je la retrouverai, dussé-je aller jusqu’à sa bauge ; ses traces la dénoncent ; quand bien même elle m’éventrerait, il lui sera impossible de ruser en route.
Il glissa deux cartouches à balles dans les canons de son arme et suivit les empreintes de l’animal.
Les chiens aussi avaient éventé la laie et s’étaient mis sur sa piste. Ils allaient doucement, sagement, retenus par les ordres répétés de leur maître, qui ne voulait pas effrayer la bête poursuivie ; il craignait que celle-ci ne tentât de donner le change en prenant un grand parti et ne l’entraînât loin de la bauge où sans doute les petits, trop faibles encore pour suivre leur mère, étaient demeurés en l’attendant. Les traces s’enfonçaient dans les parties les plus sauvages de la forêt, et par conséquent les plus inabordables. Marcel ne se découragea pas pour si peu ; il aurait suivi l’animal pendant vingt-quatre heures plutôt que d’abandonner une si belle proie.
Évidemment, la bête poursuivie se fatiguait. Selon toute apparence, elle allait tout droit à sa bauge rejoindre ses petits. Il était temps que cette chasse se terminât de façon ou d’autre, car les arbres et les taillis formaient des fourrés de plus en plus épais. Cela continuant, le chasseur verrait bientôt son passage complètement intercepté.
Le jeune homme était fort perplexe, il ne savait à quelle résolution s’arrêter. Peut-être même, à bout de patience, allait-il définitivement renoncer à sa précieuse capture et reprendre le chemin de sa demeure, lorsque, tout à coup, au moment où il y songeait le moins, après avoir à grand’peine franchi un tournant brusque de la piste, un grognement menaçant se fit entendre à peu de distance du point où le chasseur se trouvait. Celui-ci tressaillit, mais dominant aussitôt son émotion, il jeta autour de lui un regard calme et brillant d’audace. Un second grognement se fit entendre, plus rauque et plus provocateur. Marcel regarda : ce qu’il vit l’impressionna vivement. A trente ou trente-cinq pas devant lui, s’ouvrait une étroite clairière comme on en rencontre souvent dans les forêts. Presque toute cette étendue était couverte par une mare fangeuse dans laquelle plusieurs marcassins, assez forts déjà, se vautraient avec délices, fouillant le sol boueux de leur grouin et poussant de joyeux grognements. Sur la lisière de la forêt, une laie véritablement monstrueuse, fièrement campée devant le tronc d’un arbre mort, fixait sur le chasseur ses yeux ardents et pleins d’éclairs. Marcel comprit qu’il touchait au moment décisif ; une lutte suprême ne tarderait pas à s’engager entre lui et le terrible animal. Il se tint prêt, le fusil haut, et ses chiens rangés près de lui. La laie fit entendre un grondement sourd et d’une expression singulière. A ce signal, car évidemment c’en était un, les marcassins abandonnèrent subitement la fange dans laquelle ils s’ébattaient, puis, s’élançant tumultueusement vers leur mère, ils disparurent presque aussitôt dans une énorme cavité de l’arbre mort.
Là se trouvait la bauge du redoutable animal ; la pauvre mère y était accourue en ligne droite pour défendre ses petits contre le chasseur, dont depuis longtemps elle avait éventé la poursuite. Dès que ses petits eurent disparu, la laie, bondissant en avant avec une rapidité vertigineuse, s’élança sur Marcel ; mais celui-ci ne l’avait pas perdue de vue et se tenait sur ses gardes.
— Allez ! mes bellots, cria-t-il d’une voix retentissante.
Les trois énormes molosses poussèrent un aboiement strident et se ruèrent sur la laie.
Il y eut pendant près de deux minutes un pêle-mêle sans nom. L’animal sauvage avait disparu sous les trois chiens, qui aboyaient à pleine gueule en se bousculant. Marcel suivait attentivement leurs mouvements, le fusil à l’épaule, sans trouver un point qui pût servir de but à son arme, à travers ce pêle-mêle indéchiffrable de corps et de membres entrelacés et entraînés dans un mouvement de rotation fantastique. Soudain les aboiements cessèrent tous à la fois.
La laie apparut, coiffée à droite par Petiote, à gauche par Ravaude et portant Briffaut attaché à ses reins par la formidable étreinte de sa mâchoire transformée en étau. Maintenue, malgré ses efforts gigantesques, par les trois molosses qu’elle secouait sans réussir à s’en débarrasser, la bête furieuse et vaincue soufflait et grognait avec rage. Ses petits yeux brillant d’une lueur fauve se fixaient avec une expression étrange sur l’homme armé qui lui faisait face.
Marcel tira. La laie s’écroula, pour ainsi dire foudroyée et sans pousser un cri. La balle avait pénétré dans l’œil droit et était allée se loger dans le cerveau. Le chasseur s’avança alors et ordonna aux chiens de lâcher prise ; ils obéirent aussitôt. Le premier soin du vainqueur fut de s’assurer la possession de son gibier. Il fit pénétrer Petiote dans la bauge et lui donna l’ordre de rabattre les marcassins ; au fur et à mesure qu’ils sortaient de leur retraite, Marcel s’en emparait et les garrottait solidement. La capture dépassait les espérances du chasseur ; les marcassins, tous d’une très belle venue, étaient au nombre de neuf. Lorsqu’il se fut assuré des petits, il revint à la mère et l’examina avec soin. C’était une bête monstrueuse, fort bien en chair, ayant trois pouces de graisse au brechet et pesant de quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilogrammes, résultat superbe pour une bête qui allaitait ses petits.
Deux voyages furent nécessaires ; au premier il emporta les marcassins, au second leur mère.
Il enferma provisoirement les marcassins grognants et soufflants dans un compartiment isolé de sa basse-cour, puis, sans désemparer, il se mit en mesure d’échauder et de dépecer le cadavre de la laie. Cela lui prit une partie de la nuit ; mais les résultats qu’il obtint le payèrent amplement de ses fatigues.