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Le Robinson des Alpes

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CHAPITRE XIX
Où Marcel complète sa basse-cour dans des conditions merveilleuses et pourquoi il construit un pont.

Disons-le tout de suite, le jeune solitaire n’éprouvait plus un grand désir de trouver un passage.

Depuis près de deux ans que durait son exil, ses pensées s’étaient fortement modifiées à ce sujet.

La rude lutte qu’il avait été obligé de soutenir contre les éléments conjurés, la peine qu’il avait eue pour se faire une place convenable sur ce coin ignoré du monde, l’avaient peu à peu, et pour ainsi dire sans qu’il y songeât, identifié à cette terre qu’il avait transformée. Pas un des ruisseaux, des rochers, des arbres, ne lui était inconnu ; les prairies étaient son œuvre ou constituaient son domaine. Les oiseaux, les poissons, les quadrupèdes, étaient devenus ses tributaires et ses associés. Les arbres lui fournissaient leurs fruits, les animaux leurs fourrures, leur chair et leur lait ; les volatiles leurs œufs et leurs plumes. La terre féconde, habilement travaillée, donnait des récoltes magnifiques. Tout ce qui vivait et végétait sur la corniche avait été contraint de reconnaître la supériorité de l’homme et de s’incliner devant sa volonté.

Après avoir été tour à tour maçon, charpentier, menuisier, ébéniste, fumiste, fabricant de briques, couvreur, boulanger, fabricant d’huile, de suif et de graisse, charpentier, cuisinier, pâtissier, architecte, il était devenu arpenteur, meunier, tourneur (car il s’était fabriqué un tour), mécanicien, chandelier. Avec la cire de ses ruches, il avait moulé des bougies ; il s’était fait vannier, tonnelier et vitrier. Enfin, à force de patience, il était parvenu à se faire un métier, et il était devenu tisserand. Les plantes textiles ne manquaient pas sur la corniche ; Marcel, qui y avait cultivé le chanvre et le lin, savait comment les préparer, les rouir, les teiller, les battre, les filer. Les étoffes sorties de son métier primitif étaient solides, sinon d’une irréprochable finesse.

Rien ne lui faisait défaut. Grâce à son travail, à son courage et à son habileté, il avait vaincu toutes les difficultés, renversé tous les obstacles qui dans le principe l’arrêtaient à chaque pas. Il avait travaillé d’abord pour se donner l’indispensable ; plus tard il avait trouvé l’utile ; maintenant il arrivait à se procurer le bien-être, le confortable et ce qu’on est convenu d’appeler le superflu.

Chose singulière ! Plus il travaillait, plus le travail lui semblait chose facile. Son esprit, tenu constamment en éveil, trouvait, sans effort apparent, la solution des problèmes les plus difficiles à résoudre : la construction et l’aménagement de sa serre chaude en étaient une preuve indiscutable.

C’était comme en se jouant qu’il venait à bout des travaux les plus compliqués.

Plus on fait travailler son intelligence, plus elle grandit et embrasse un large horizon.

Et puis, au fur et à mesure que ses constructions et ses aménagements prenaient une forme, que ses champs et ses potagers s’étendaient, que la culture remplaçait les fourrés et les bois, que l’exploitation prenait des proportions plus considérables, Marcel se sentait pris d’un immense intérêt pour toutes ces transformations magiques. Il était fier en pensant que ces améliorations étaient dues à son génie et que sa volonté, comme la baguette d’une fée, avait fait jaillir des trésors de ce sol jusqu’alors improductif.

Les bois, les champs, les prairies, les jardins, les ruisseaux, les rochers eux-mêmes de son vaste domaine lui étaient devenus chers.

Il aimait les animaux de toutes sortes réunis par lui, apprivoisés par ses soins. C’était avec une joie profonde qu’il les voyait accourir vers lui, le saluer chacun de son langage et lui témoigner, par leurs naïves caresses, leur reconnaissance pour le bien-être qu’il leur avait donné. Les sangliers eux-mêmes l’aimaient ; les canards, les oies, les faisans, les coqs de bruyère, les gelinottes, les pigeons et tous les autres oiseaux enfermés dans la basse-cour ou dans les volières, battaient joyeusement des ailes à sa vue et recevaient avec des transports le pain qu’il émiettait pour eux.

Quand il sortait, même pour une simple promenade, ses chiens, ses ours, ses loutres le suivaient. Les abeilles voletaient autour de lui familières, s’embarrassaient dans ses cheveux, se posaient sur ses épaules, et jusque sur ses mains, faisant bruire leurs ailes sans jamais songer à lui faire de mal.

Les animaux sont créés pour être les amis et les collaborateurs de l’homme ; leur instinct les pousse à se mettre sous sa protection ; la méchanceté humaine seule les éloigne et en fait ses ennemis.

Le solitaire connaissait tous ses commensaux ailés ou autres ; il leur parlait et s’en faisait comprendre. Lorsqu’il sortait, il lui suffisait d’un mot, d’un geste, pour les appeler, ou les faire rentrer au logis. A son retour il les retrouvait l’attendant à certaine distance de la grotte et la bande joyeuse lui faisait cortège jusqu’au logis.

Il se sentait l’âme attendrie par ce dévoûment et cet abandon. Jamais il n’aurait consenti à accepter la liberté au prix d’une séparation avec les amis de sa solitude.

En un mot, la corniche si triste, si désolée, dix-huit mois auparavant, était devenue pour lui un paradis terrestre. Sans y songer, il y avait ressuscité l’âge d’or.

Les premières souffrances de l’exil avaient donc complètement disparu. Il vivait là avec ses animaux, résigné et content, comme s’il eût dû y passer sa vie entière. Quand sonnerait l’heure de la délivrance, il la saluerait avec joie, mais il en était arrivé à ne rien faire pour la hâter.

Il se trouvait heureux et il avait raison, car il avait en partage tout ce que les conditions de la nature humaine permettent de bonheur.

« L’homme heureux, a dit un sage, est celui qui sait se contenter de ce que lui donne la providence. »

Marcel était dans ces conditions.

Comme ses travaux lui laissaient quelques loisirs et qu’il ne pouvait rester les bras croisés, il avait fait un journal.

Ce journal était des plus singuliers. Voici en quoi il consistait :

Amplement muni de papier et de crayons, Marcel avait fait avec une habileté remarquable une suite de dessins à la plume, au crayon ou au fusain. Au bas de chacun il avait écrit une légende se rapportant à un des incidents les plus remarquables de son séjour sur la corniche.

Rien de curieux comme ce panorama dont le premier dessin représentait la catastrophe qui l’avait jeté dans son désert. Ensuite se trouvait une vue d’ensemble du paysage primitif : puis, en feuilletant les pages de l’album, l’aspect des lieux se modifiait ; au dernier feuillet le paysage était complètement transformé. Chaque page représentant un fait, on pouvait suivre, pour ainsi dire pas à pas, les changements opérés et les circonstances dans lesquelles Marcel s’était trouvé tour à tour.

Rien de saisissant comme certaines de ces feuilles, en raison des scènes comiques ou sérieuses qu’elles représentaient. Le tout formait l’histoire la plus curieuse qu’on pût imaginer.

Chaque jour, il ajoutait une page nouvelle à ce singulier journal. Les légendes en étaient tantôt tristes et tantôt gaies. Dans aucune, on n’eût trouvé trace de désespoir et de découragement.

Lorsqu’il eut mis son album, ou, comme il le disait, son journal au courant, Marcel établit aussi le plan parcellaire de ses possessions.

Ce travail lui suggéra la pensée de visiter en détail le plateau sur lequel s’ouvrait la grotte dans laquelle les malheureux prêtres avaient été massacrés.

Peut-être ce plateau lui fournirait-il de nouvelles ressources ; il y trouverait probablement une route qui lui permettrait de descendre dans la vallée.

Ce point, nous l’avons dit, était de médiocre importance pour lui ; il n’entrait que pour mémoire dans ses combinaisons.

Quand il s’était mis un projet en tête, il l’exécutait aussitôt.

Il résolut donc de faire le lendemain même cette longue excursion, si toutefois le temps était favorable.

On était au plus fort de l’hiver, mais la saison n’était pas rude.

Le soleil se leva radieux ; tout promettait une journée assez froide. Marcel, qui ne vit rien là d’effrayant, distribua à tous ses animaux la nourriture de toute la journée et avisa au moyen de les empêcher de souffrir de son absence si elle venait à se prolonger jusqu’au lendemain.

Après avoir fait sa toilette et déjeûné de bon appétit, il chargea son sac, rempli de provisions de bouche et de quelques outils, sur ses larges épaules, pendit sa hache à sa ceinture, mit son fusil en bandoulière, prit son bâton de montagnard, siffla ses chiens et se mit en route.

Le temps était froid, mais le voyageur était bien couvert ; comme il marchait d’un bon pas, il fut vite réchauffé. Il arriva au kiosque qu’il avait construit, souleva la table et pénétra dans le souterrain.

Parmi les objets qu’il y vit, beaucoup lui auraient été très utiles. Tels étaient les flambeaux, des sièges et des bahuts antiques et surtout un certain nombre de pièces de vin destinées sans doute aux repas des fugitifs, deux ou trois fûts d’eau-de-vie, des glaces, des vitraux et d’autres choses encore.

Il ne voulut ni s’approprier ces richesses, ni même y toucher. Ce trésor devait avoir un possesseur légitime, le cardinal-archevêque de Lyon. Il semblait à Marcel que s’emparer du moindre objet serait commettre un vol. Il était résolu, dès qu’il en trouverait l’occasion ou la possibilité, de rendre ces richesses intactes à leur propriétaire.

Il traversa donc les grottes d’un pas rapide, sans même jeter un regard distrait sur ces trésors amoncelés. Les outils, les caisses de verre et les matériaux entassés dans le vestibule suffisaient à ses désirs, et il n’avait eu aucun scrupule à s’en servir parce que cela ne faisait pas partie du trésor.

Il arriva ainsi jusqu’à la dernière grotte. Il en referma la porte derrière lui. Après avoir donné aux malheureux ensevelis là un adieu suprême, il sortit et commença son excursion.

Il fit presque aussitôt une remarque singulière.

Dans un angle de la grotte, il avait vu des coquilles d’œufs et ces œufs étaient des œufs de poules.

Sans doute les religieux avaient apporté dans leur cachette quelques-uns de ces volatiles qui, après l’assassinat de leurs maîtres, avaient dû être abandonnés. Les poules s’étaient sans doute alors sauvées dans les bois ; Marcel ne désespérait pas, en cherchant bien, de découvrir leur perchoir.

Ce fut ce qui arriva en effet. Dans un bois touffu, éloigné au plus d’une portée de pistolet de la grotte, il découvrit ce refuge et il aperçut même quelques poules. Malheureusement, du plus loin qu’elles le virent, elles se sauvèrent en caquetant et disparurent dans le plus profond du fourré.

Il constata qu’elles étaient fort belles ; leur fuite ne l’inquiéta nullement ; il savait que, si sauvages qu’elles fussent devenues, il lui serait facile de s’en emparer. Dans son for intérieur, il se promit même d’en prendre le jour même le plus grand nombre qu’il pourrait.

Ces débuts lui semblaient de bon augure ; aussi continua-t-il gaîment sa route.

Le plateau qu’il visitait, fort boisé, était beaucoup plus étendu que celui sur lequel avait eu lieu son naufrage ; mais il n’était arrosé que par quelques maigres ruisseaux qui se précipitaient en cascades dans les vallées.

Le jeune homme y découvrit quelques traces fort anciennes de sentiers, mais, soit que les passages eussent été détruits par la main de l’homme après le massacre des religieux, soit plutôt qu’ils eussent été obstrués par des éboulements semblables à celui dont lui-même avait été victime, il ne trouva aucun sentier permettant soit de descendre, soit d’atteindre le sommet de la montagne. Les prairies naturelles foisonnaient et couvraient toutes les parties du sol que les bois n’avaient pas envahies. Marcel y remarqua quelques traces de chèvres et de moutons ; enfin, à sa grande surprise, il découvrit trois ou quatre ânes sauvages.

Ces trouvailles l’avaient complètement dérouté. Ainsi qu’il le faisait toujours en pareilles circonstances, il s’assit sur un quartier de roche, plaça son fusil près de lui, ouvrit son sac, et se mit à manger tout en réfléchissant.

Il y avait là un problème à résoudre.

La même raison qui expliquait la présence des poules justifiait celle des autres animaux.

Lorsque les religieux s’étaient réfugiés sur la montagne, ils avaient emporté avec eux tous les objets de première nécessité dont il leur avait été possible de se fournir.

Marcel, en effet, dans le souterrain, avait découvert des lits très peu moelleux à la vérité, mais en somme suffisants pour y dormir, des vêtements, du linge et une batterie de cuisine assez complète. Le jeune homme ne s’était fait aucun scrupule de s’approprier ces objets sans valeur pour tout autre que pour lui. Les fûts de vin et de liqueur seuls lui avaient paru mériter d’être conservés intacts.

Ces bagages, forcément transportés à dos d’âne, avaient nécessité la venue des animaux qu’il avait aperçus sans réussir encore à s’en emparer. Livrés à eux-mêmes ils s’étaient réfugiés dans les bois, ils étaient peu à peu retournés à la vie sauvage et ce ne fut pas sans quelque surprise que le solitaire remarqua que leur voix avait changé, et qu’au lieu de braire, ainsi que le font les ânes domestiques, ils bramaient comme les cerfs.

La découverte de ces animaux divers était précieuse pour Marcel. Mais il s’agissait de s’en emparer et de les conduire sur la corniche.

Là, commençait toute une série de difficultés.

Pour les ânes il était impossible de songer à leur faire traverser les souterrains et à les hisser par l’escalier jusqu’à la trappe qui servait de fermeture.

Les poules et les moutons ne l’inquiétaient pas ; il les aurait, au besoin, transportés sur ses épaules. C’eût été fort long sans doute, mais il y serait parvenu. Comment donc entrer en possession des ânes dont l’aide lui serait si précieuse ?

Toutes ses pensées convergèrent vers la solution de ces difficultés.

Son repas terminé, il serra ses provisions et se remit en route. Tout autour de lui, mais à distance respectable, ânes et moutons sautaient, gambadaient, le regardaient avec de grands yeux effarés et semblaient le narguer.

— C’est bon ! c’est bon ! grommelait le jeune homme en leur jetant un regard railleur. Moquez-vous de moi, mes gaillards ! J’aurai ma revanche. Rira bien qui rira le dernier !

Les ânes se cabraient, lançaient des pétarades et galopaient à qui mieux mieux.

— Quel malheur ! se dit Marcel en hochant la tête, que je n’aie pas découvert ce souterrain dès les premiers jours de mon arrivée sur la corniche ! Ces ânes auraient été pour moi de précieux auxiliaires. Ils m’auraient évité d’énormes fatigues ; mes travaux auraient été mieux et plus promptement terminés. Enfin ! Dieu l’a voulu ainsi, il faut bien se résigner ! Aujourd’hui leur secours n’est pas à dédaigner, je construirai des charrettes et des charrues, je labourerai et rentrerai plus aisément mes récoltes.

Tout en faisant ces projets, il continuait son exploration. Son esprit, disons-le, était autre part ; il se creusait la tête pour trouver le moyen de conduire ces utiles animaux sur la corniche.

Il marchait ainsi depuis deux heures, et il était arrivé sur les bords d’un précipice d’une profondeur vertigineuse, au fond duquel grondaient, avec de mystérieux murmures, des eaux invisibles.

Soudain, il s’arrêta et se frappa le front.

Il se trouvait devant la forêt de vieux chênes dans laquelle il avait tué la laie. Les derniers arbres de ce bois centenaire poussaient sur des roches placées à dix mètres à peine des lèvres du précipice près duquel il marchait.

La forêt interrompue par ce gouffre se continuait immense et touffue du côté où il était parvenu, c’est-à-dire sur le plateau des Religieux, ainsi qu’il l’avait nommé.

Plusieurs chênes énormes projetaient leurs branches jusqu’au-dessus du précipice dont les deux bords étaient de niveau.

Marcel était l’homme des décisions rapides. Il grimpa sur un de ces chênes, l’ébrancha sur toute sa longueur, en fit autant à un second et à un troisième. Ces arbres n’avaient pas moins de douze à quinze mètres de hauteur et du haut en bas ils avaient presque une grosseur égale, car il avait eu soin d’en trancher le faîte.

Après avoir soigneusement enlevé et mis en tas les branches, il reprit sa hache et attaqua vigoureusement le pied du premier arbre. C’était un rude travail, mais Marcel était vigoureux et il s’était juré à lui-même d’abattre ces trois géants avant le coucher du soleil.

Les trois arbres, en effet, l’un après l’autre, se penchèrent sous les coups répétés de la terrible hache, et se couchèrent en travers du précipice. Marcel avait si habilement dirigé leur chute, qu’ils semblaient soudés l’un à l’autre.

Ce n’était encore là, à la vérité, qu’une carcasse de pont ; mais il était solide et offrait une largeur de près de quatre mètres. Il restait beaucoup à faire pour en rendre le passage commode et accessible aux animaux.

Marcel était accablé de fatigue ; il remit au lendemain l’achèvement de cette œuvre, et, franchissant le pont inachevé, il se hâta de retourner à son logis. Ses chiens le suivirent, non sans une certaine hésitation.

Il lui fallut, contrairement à ses calculs et à l’impatience de ses désirs, près d’un mois pour terminer son pont, et l’amener au point de perfection qu’il désirait atteindre. Il interrompait, il est vrai, de temps en temps, ce travail, soit pour préparer une bergerie et un parc, soit pour faire un poulailler, soit enfin pour établir dans de bonnes conditions une écurie assez vaste pour contenir une douzaine d’ânes, avec des greniers à fourrages au-dessus.

Il lui fallut, de plus, établir, à travers la forêt, une route assez large, aboutissant d’un côté au pont, et venant, de l’autre, après de nombreux détours, se terminer à son habitation et à la basse-cour.

Cette route fut tracée un peu plus large que le pont : Marcel donna cinq mètres à son chemin, le garnit, à droite et à gauche, de fossés, l’empierra solidement et en fit une grande voie de communication, qui traversait son domaine de part en part et desservait les prairies et les cultures.

Ces travaux terminés, il surprit, par une nuit obscure, les poules au perchoir, les enferma dans un sac, et, au moyen de sa brouette, les transporta dans leur nouveau domicile, après avoir eu soin de leur couper les ailes.

Deux jours suffirent pour que les pauvres bêtes s’accoutumassent à leur poulailler et commençassent à devenir familières avec leur maître.

Pour les moutons, Marcel procéda à peu près de la même façon. Il les surprit endormis, leur attacha les pattes et les transporta dans la bergerie préparée pour eux. C’est ainsi qu’il devint propriétaire d’un fort joli troupeau de moutons et de brebis, dont la laine, le lait et la chair, devinrent pour lui d’un excellent rapport.

Sur la terrasse des religieux, il y avait aussi des chèvres sauvages. Marcel, ayant déjà un troupeau assez nombreux, les laissa libres et se réserva seulement de les chasser de temps en temps, pour les besoins de sa cuisine, et afin de ne pas les laisser se trop multiplier.

Avec les ânes, il fallut procéder avec plus de précautions et de finesse ; mais il finit le pont avant de s’occuper d’eux.

Voici de quelle manière il procéda à cette construction.

Les arbres formant la carcasse du pont étaient fort gros ; leur longueur était double de la largeur du précipice ; il s’agissait de les faire dépasser des deux côtés les bords d’une longueur égale, c’est-à-dire de cinq mètres environ. Il vint donc avec ses chiens et ses ours, auxquels il fit traîner sa brouette chargée des prolonges. Grâce à ses efforts combinés avec ceux de ses animaux, et avec l’aide de ces prolonges, il parvint, non sans peine, au résultat désiré. Les arbres, débordant ainsi de chaque côté de l’abîme, et soigneusement rapprochés dans leur longueur, offrirent une solidité à toute épreuve ; pour les maintenir dans cette situation, Marcel enfonça profondément de longs pieux en terre, six à droite, six à gauche, de chaque côté du précipice. Les troncs de chêne, ou, pour mieux dire, le tablier du pont, furent ainsi maintenus, sans qu’on eût à redouter un écartement possible.

A l’aide d’une herminette, Marcel aplanit les arbres sur la surface supérieure, fit disparaître les gibbosités du bois et put éviter ainsi les faux pas. Ce travail important eut lieu sur toute la longueur du tablier.

Il noya ensuite les arbres dans un lit de ciment, puis, dans toute la longueur du pont dépassant d’environ cinquante centimètres le niveau du pont. Cette sorte de double muraille était destinée à maintenir un sol factice de terre battue et de pierres concassées ; si bien que lorsque cette aire fut terminée, elle avait le même aspect que la chaussée du chemin dont elle semblait être la continuation.

On comprend que ces travaux minutieux devaient être fort longs et surtout fort pénibles.

Mais ce n’était pas tout.

Le pont terminé, Marcel disposa de chaque côté de solides garde-fous, à hauteur d’appui, composés d’une série de pieux cloués droit et reliés entre eux par d’autres pieux, en forme de croix de Saint-André.

Comme dernière précaution, afin d’éviter que les animaux du plateau des Religieux ne vinssent fourrager dans ses champs et endommager ses récoltes, il établit une porte à chaque extrémité du pont. Ces portes étaient solides, épaisses, larges et hautes, elles fermaient non seulement au loquet, mais elles étaient encore renforcées par une barre de sûreté en chêne, qu’aucun animal, si vigoureux qu’il fût, n’aurait réussi à forcer.

Cette dernière précaution fort sage était prise surtout contre les ânes sauvages dont Marcel se promettait de s’emparer, afin qu’une fois captifs, ils ne pussent regagner leur ancien domaine, et aussi pour que ceux qui resteraient en liberté ne pussent pénétrer sur la corniche et venir y ravager les moissons.

Ce pont, jeté sur un abîme en apparence infranchissable, cette nouvelle route établie et traversant toute l’exploitation, avaient complètement modifié l’aspect du paysage, et, loin de lui nuire, lui avaient donné un côté pittoresque et animé qui faisait plaisir à voir.

Il s’agissait maintenant de se rendre maître d’une certaine quantité d’ânes. Marcel en avait, à plusieurs reprises, aperçu qui lui avaient semblé très beaux et très vigoureux. Il leur jetait, de temps en temps, des poignées de blé, d’orge et d’avoine.

Les animaux, remarquant qu’il n’avait pas l’air de s’occuper d’eux, s’étaient peu à peu habitués à sa présence. Ils mangeaient gaîment ce qu’il leur jetait, mais, au plus léger mouvement qu’ils lui voyaient faire, ils s’enfuyaient à fond de train.

Le jeune homme avait remarqué l’endroit où ils se remisaient pour passer la nuit ; il usa, pour les surprendre, de procédés employés pour chasser les ours et les autres fauves.

Il creusa de larges fosses, profondes d’environ 1m,20, et larges de près de 2 mètres, dont les parois étaient complètement à pic. Il recouvrit ces fosses de branchages entrelacés, qui devaient céder au plus léger effort. Au-dessus, il plaça des grains en grande quantité.

Il fit une douzaine de fosses, sur plusieurs points éloignés les uns des autres, dans les parages préférés par les animaux dont il désirait s’emparer.

Ces pièges dressés, il attendit.

Constatons en passant qu’on s’est plû à faire à l’âne une réputation de stupidité complètement injuste. L’âne est rempli de grandes qualités : il est fort intelligent, très modeste, très docile et très courageux. Il aime son maître et le sert avec un dévouement à toute épreuve, même quand il en est maltraité injustement. Il est sobre, patient et d’une prudence extrême.

En France, malheureusement, on semble avoir pris à tâche de battre les animaux sans rime ni raison. Cochers, charretiers, etc., se font un plaisir de martyriser les pauvres animaux qu’on leur confie ; ils les abrutissent ainsi et n’en retirent pas, à beaucoup près, la somme de travail qu’on serait en droit d’en attendre, en les traitant avec plus d’humanité. Il en sera malheureusement longtemps ainsi, à moins qu’on ne se décide enfin à punir sévèrement les actes de cruauté commis envers ces utiles et excellents auxiliaires.

Aujourd’hui, cette tâche est commencée ; on condamne les cochers et les charretiers pour les actes de brutalité excessive ; mais il y a beaucoup à faire. Grâce à la douceur, encouragée par la Société protectrice des animaux, espérons que le but désiré sera enfin atteint d’une façon définitive.

Les ânes sont, quoi qu’on ait dit, intelligents et surtout très méfiants. Ces mets délicats qu’ils voyaient déposer çà et là, ne leur disaient rien qui vaille ; ils flairaient le sol, allongeaient le cou, mais soudain ils s’enfuyaient comme s’ils avaient pressenti un piège. Ils tournaient et gambadaient volontiers autour des fosses, mais ils se gardaient bien de se risquer dessus.

Une lutte s’était engagée entre leur gourmandise (bien que très sobres, les ânes sont gourmands) et leur méfiance.

La gourmandise semblait leur dire : « Ce blé est appétissant, cette avoine doit être de bon goût, que cette orge flaire bon ? Pourquoi ne pas y goûter ?… » Mais la méfiance répondait aussitôt : « Pourquoi cet homme nous fait-il ces présents ? Ils viennent sûrement de lui ; c’est l’ennemi-né de notre race ; ses dons cachent un piège ; gardons-nous d’y toucher, car il nous en cuirait. »

Ainsi devaient certainement raisonner les fortes têtes de la race asine, les vieux, les expérimentés. Quant aux jeunes, ils les croyaient et s’abstenaient.

Marcel, qui connaissait le caractère des ânes, ne parut plus sur le plateau ; pendant plusieurs jours, il s’abstint de traverser le pont.

Les ânes, ne le voyant plus, se rassurèrent, les jeunes surtout, que la gourmandise aiguillonnait.

Le résultat de ces discussions était facile à prévoir.

Une nuit, Marcel, un peu après le lever de la lune, traversa le pont et alla visiter ses trappes.

Toutes avaient été saccagées, trois ou quatre étaient vides. Les animaux s’étaient sans doute aperçu à temps du piège et avaient pu fuir.

Les autres étaient habitées ; trois contenaient chacune une ânesse avec son petit ; dans les autres, il y avait dix ânes jeunes et de la plus belle venue.

Les pauvres bêtes tremblaient de terreur ; elles mouraient littéralement de faim.

Quand elles aperçurent le jeune homme, elles gémirent si lamentablement et n’essayèrent pas de résister. La faim et la terreur les avaient domptées.

Marcel les caressa, procéda à leur sauvetage, et, les unes après les autres, elles se laissèrent mettre un licou. Elles suivirent docilement leur nouveau maître.

Au lever du soleil, tous les prisonniers étaient installés sur une moelleuse litière, dans l’écurie construite à leur intention, et mangeaient la provende placée dans les auges et les rateliers.

Dix jours suffirent pour les dompter complètement.

Marcel estima que le nombre de ses captifs était suffisant : il laissa leurs camarades en liberté, certain que, s’il en avait jamais besoin, il lui serait aisé de remonter sa cavalerie.

Il lui fallait maintenant des charrettes ; il se mit à l’œuvre, avec l’intention d’en construire quatre. Les difficultés ne l’effrayaient pas. Il ferait des véhicules du modèle le plus primitif, avec des roues pleines et d’un seul morceau.

Cette fois, la corniche était devenue véritablement une grande exploitation agricole.

Rien n’y manquait, que des bœufs et des vaches ; mais les ânes et les chèvres pouvaient largement suffire aux besoins de la culture et à ceux de la cuisine.

Malheureusement, Marcel n’avait pas de débouchés pour écouler ses produits. Cela le peinait.

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