Le Robinson des Alpes
CHAPITRE II
Comment Jacques Chrétien prouva à son ami qu’il n’avait pas eu
tort de vouloir travailler à son compte.
On était en 1837 ; cinq ans s’étaient écoulés depuis le jour béni où, grâce à la générosité de son ami Michel Sauvage, Jacques Chrétien avait enfin atteint le but secret de son ambition, en prenant à bail le vaste domaine laissé en friche par un propriétaire insouciant, dans la belle et fertile vallée de Miribel.
Pendant ces cinq années, bien des choses s’étaient passées, que nous résumerons en quelques lignes. A force de courage, de patience, de travail et d’activité, Jacques Chrétien, labourant une terre neuve, grasse et riche, avait réussi à augmenter dans de telles conditions l’importance de son exploitation, que les produits de la ferme des Alouettes étaient recherchés non seulement sur les marchés de l’Isère, mais encore dans le département du Rhône et les autres départements voisins.
Le fermier, voyant la fortune lui sourire et se sentant devenir peu à peu un gros cultivateur, comprit que l’éducation presque sommaire qu’il avait tant bien que mal reçue à l’école communale de Saint-Laurent-du-Pont était plus qu’insuffisante et que, sans instruction, il n’arriverait jamais à rien de sérieux et de solide. Il résolut de combler cette lacune en s’instruisant assez pour réparer le temps perdu et en acquérant ces connaissances théoriques qui lui manquaient et dont il avait vu avec un vif intérêt l’application dans d’importantes fermes des départements limitrophes.
Ce projet aussitôt conçu, il le mit à exécution. Cette fois encore ce fut à Michel Sauvage, son ami, qu’il résolut de s’adresser et il partit pour Lyon. Michel, lui aussi, avait grandi : depuis deux ou trois ans il avait cessé d’être un simple employé intéressé dans la fabrique où son père l’avait placé. Un des associés de la maison s’étant retiré des affaires après fortune faite, Michel l’avait remplacé ; il avait la signature, et la fabrique avait modifié sa raison sociale de cette façon : Michel Sauvage, Paquet et Cie. Ses affaires avaient prospéré ; l’ancien employé était conseiller général du Rhône et il entrevoyait la députation dans un avenir prochain.
Lorsque le fermier arriva à Lyon, le négociant le reçut la main tendue et le sourire aux lèvres.
Le brave Jacques n’avait pas de fausse honte. Il était ignorant, à la vérité, mais comme cela n’était pas de sa faute, il n’avait pas à en rougir devant son ami. D’ailleurs il avait la sérieuse intention de s’instruire, et c’était justement pour s’entendre à ce sujet avec Michel qu’il avait tout exprès fait le voyage de Lyon. La démarche était louable sous tous les rapports et il s’en expliqua en quelques mots nettement et franchement.
— A la bonne heure ! lui dit Michel Sauvage, en lui serrant la main ; voilà qui est parlé ! Cette résolution est des plus honorables. Tu comprends et tu vois que ton manque de savoir t’arrête à chaque pas quand il s’agit d’améliorations à opérer. Tu veux t’instruire, tu as raison, mon ami ! C’est là une excellente pensée !
— Merci ! mais crois-tu que je réussirai ? demanda le fermier avec hésitation. C’est bien difficile, n’est-ce pas ?
— Non ! Pour toi, ce sera très facile au contraire ; c’est une affaire d’un ou deux mois à peine. De plus, tu t’instruiras sans, pour ainsi dire, y penser.
Jacques Chrétien hocha la tête d’un air de doute.
— Laisse-moi terminer, dit vivement son ami. Ce point n’est pas discutable. Ton seul tort, et tu ne pouvais l’éviter, c’est d’employer les mêmes moyens d’exploitation que ceux dont, il y a cent ans, se servaient les cultivateurs nos pères, moyens primitifs, longs, inefficaces et surtout dispendieux, à cause de la main-d’œuvre qui te coûte le plus clair de tes bénéfices.
— C’est vrai ! malheureusement, vrai à la lettre !
— Ce qui prouve que tu es intelligent, c’est que tu as compris la cause du mal, et que tu as cherché en t’instruisant à y porter remède. Tu vas acheter quelques livres qui te mettront au courant des progrès accomplis dans l’agriculture, et en deux mois je réponds que tu auras comblé cette lacune dans ton esprit.
Quelques mois plus tard, ainsi que l’avait prédit Michel Sauvage, la métamorphose était complète. A force de volonté, de ténacité et de courage, Jacques était devenu un autre homme. Pour couronner sa bonne action, le fabricant, sans en rien dire à son ami, lui fit cadeau de tous les nouveaux engins qu’il avait appris à utiliser, mais qu’il n’était pas encore assez riche pour acquérir en une seule fois.
Un beau matin tous ces outils arrivèrent à la ferme dans plusieurs charrettes. Ce fut avec un cri de reconnaissance et en versant des larmes de joie, que Jacques Chrétien ouvrit la lettre d’envoi que lui remit le charretier et dans laquelle son ami lui annonçait l’arrivée de ce cadeau.
Dix-huit mois après, l’expérience était faite, le succès avait été complet. Jacques n’en croyait pas ses yeux, bien qu’il eût consciencieusement appliqué les procédés nouveaux de drainage et de culture qu’il avait appris en si peu de temps. La ferme des Alouettes était maintenant non seulement une grande et belle exploitation agricole, mais déjà une petite ferme modèle dans toute l’acception du mot.
La plaine de Miribel était devenue un centre agricole, grâce à la ténacité intelligente du fermier des Alouettes.
Marcel Sauvage, l’enfant adoptif du fermier, car son père avait tenu à le laisser à la ferme, où sa santé se fortifiait au milieu de l’air pur des montagnes, était adoré par Jacques et sa femme. L’enfant, toujours à l’air, au vent, au soleil et à la pluie, poussait comme un champignon ; il avait cinq ans à peine et paraissait en avoir le double, tant il était grand, alerte, vigoureux. Il faisait l’admiration de son père, lorsque celui-ci, profitant des quelques instants de répit que lui donnaient ses affaires, accourait avec sa femme pour embrasser son fils et passer deux ou trois jours près de lui. Ces bonnes visites n’étaient pas rares : Mme Sauvage faisait à la ferme de plus longs séjours, elle restait quelquefois un mois et même six semaines. L’air sain de la vallée de Miribel était favorable à sa santé, et puis elle était si heureuse près de son enfant !
A l’époque où nous reprenons notre récit, Mme Sauvage, atteinte, disait-on, d’une maladie de langueur, était venue, par ordre de son médecin, se fixer à la ferme, où elle buvait du lait de chèvre ; trois mois s’écoulèrent sans amener de mieux dans l’état de la jeune femme, et elle s’affaiblissait de plus en plus, sans causes apparentes.
Deux ans auparavant, Mme Sauvage, mère pour la seconde fois, avait donné le jour à une charmante fille qui avait reçu le nom de Claire. La pauvre enfant en naissant était si frêle et si chétive, qu’il semblait impossible qu’elle vécût. Mme Paquet, femme de l’associé de Michel Sauvage, avait voulu servir de mère à la chère petite, que Mme Sauvage, dans l’état maladif dans lequel elle se trouvait, ne savait à qui confier.
Les deux dames habitaient ensemble la ferme où leurs maris venaient souvent les retrouver.
La fillette, au contact de l’air vif de la vallée, avait repris des forces ; sa santé était devenue excellente et son frère l’adorait.
Un soir, après avoir réuni les trois enfants auprès d’elle et avoir dit d’une voix faible la naïve prière qu’elle se plaisait à leur faire répéter chaque jour, et les avoir embrassés avec une ferveur plus grande que d’habitude, elle se sentit un peu lasse et témoigna le désir de se reposer. Mme Paquet emmena les enfants, dont le babillage aurait pu troubler son sommeil. La jeune femme suivit ses enfants du regard avec une indicible tristesse ; quand la porte se fut refermée sur eux, un sanglot souleva sa poitrine.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle, ayez pitié d’eux !
Elle ferma les yeux et s’endormit. Après avoir aidé Jeannette à coucher les enfants et à les endormir, Mme Paquet se hâta de revenir auprès de son amie ; elle s’approcha du lit sur la pointe du pied pour s’assurer qu’elle reposait et se pencha vers elle ; la malade souriait, ses yeux étaient demi-clos. Mme Paquet lui mit un baiser au front ; les lèvres de la malade s’entr’ouvrirent : — « Adieu ! Michel ! » s’écria-t-elle d’une voix faible. Un souffle passa sur le visage de Mme Paquet. Elle jeta un cri horrible et s’évanouit.
La malade était morte sans souffrances, comme une lampe qui s’éteint, faute d’huile.
Au cri de Mme Paquet, tout le monde accourut. En un instant la ferme fut sens dessus dessous.
Malgré l’heure avancée de la nuit, Jacques voulut aller prévenir son ami. Après avoir remis un peu d’ordre dans la ferme profondément troublée par cet événement douloureux que les métayers et les serviteurs de la ferme avaient profondément ressenti, le brave fermier sella lui-même son meilleur cheval, l’enfourcha et partit d’un train à faire cinq lieues à l’heure.
La mission dont il s’était chargé dans un premier mouvement était extrêmement délicate.
Le fermier marcha pendant toute la nuit, mais les forces humaines ont des limites. Le jour se levait, et Pierre, moralement et physiquement brisé par la fatigue, de plus en plus indécis sur la façon dont il s’acquitterait de sa pénible mission, constata que son cheval n’en pouvait plus et se décida, bien malgré lui, à prendre quelques instants de repos.
— Je suis pressé de me rendre à Lyon, dit-il à l’aubergiste, qui le connaissait ; mon cheval et moi nous avons trotté toute la nuit, nous avons besoin de repos ; je vais m’étendre sur ce banc, roulé dans ma limousine, et à sept heures vous m’éveillerez pour déjeûner.
On l’éveilla le lendemain.
Après avoir bien mangé et bien bu, Jacques poussa un hum ! de satisfaction ; il se sentait un tout autre homme, ces heures de sommeil, complétées par un solide déjeûner, lui avaient rendu tout son courage et sa confiance en lui-même.
Il alluma sa pipe, ordonna d’une voix de stentor de seller son cheval, et il appela l’aubergiste. Celui-ci accourut à ce pressant appel ; le fermier paya la dépense de son cheval et la sienne, et après avoir serré amicalement la main du cabaretier, il se dirigeait vers la porte lorsqu’un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier qui, de la salle, conduisait aux chambres du premier étage. Jacques Chrétien se retourna machinalement.
Il s’arrêta, comme frappé de la foudre, en laissant échapper un cri de surprise. Sa pipe se brisa sur le sol sans qu’il y prît garde. Il lui semblait voir un fantôme.
— Michel ! murmura-t-il.
— Jacques ! toi, ici ! s’écria son ami en pâlissant.
— Oui, répondit-il.
— Où vas-tu donc ?
Les traits du fermier se contractèrent sous le poids d’une émotion terrible.
— J’allais te chercher, balbutia-t-il d’une voix presque inintelligible.
— Me chercher, reprit Michel, tu allais me chercher ? Il est donc arrivé un malheur à la ferme ?
— Oui ! répondit Jacques, en éclatant en sanglots. — Il lui était impossible de se contenir davantage… — Oui ! un affreux malheur !
— A toi ?
Le fermier hocha négativement la tête.
— Alors…? demanda Michel d’une voix étranglée, c’est donc…?
— Oui !
— Oh ! s’écria-t-il avec un accent de douleur impossible à rendre, Louise ! c’est Louise, n’est-ce pas ?
— Oui, oui ! balbutia machinalement Jacques.
— Louise, ma femme ! Elle est donc morte ?
— Hélas ! murmura le fermier en se cachant la tête dans les mains et tombant accablé sur un banc.
Michel était terrible à voir ; une douleur désespérée convulsait ses traits livides ; ses yeux sans regard semblaient vouloir sortir de leurs orbites ; la raison et la folie luttaient avec fureur dans son cerveau ; il répétait machinalement d’une voix sourde et d’un ton qui faisait mal :
— Louise est morte !… morte !…
Le fermier releva la tête et regarda son ami. La folie venait ; elle envahissait peu à peu le cerveau de Michel. Soudain Jacques se redressa. Il remplit un verre d’eau glacée et le présentant à son ami :
— Bois ! lui dit-il d’une voix dure.
Michel prit machinalement le verre, qu’il vida d’un trait. Jacques épiait son visage avec une sollicitude anxieuse. Un profond soupir souleva la poitrine de Michel, qui passa, d’un geste fébrile, sa main sur son front. Soudain il éclata en sanglots et un torrent de larmes coula de ses yeux.
— Louise ! Louise, morte ! murmurait-il d’une voix brisée par la douleur.
— Il est sauvé, pensa le fermier, en s’adressant à son ami : Oui, Louise est morte ; mais il te reste deux enfants pour lesquels tu dois vivre !
— C’est vrai ! j’ai deux enfants, dit-il d’une voix hachée. Hélas ! hélas ! que vont-ils devenir, maintenant qu’ils n’ont plus de mère ?
— Elle priera pour eux dans le ciel, et toi, tu les protégeras sur la terre.
— Moi ! fit-il avec un mouvement de désespoir.
— Oui, toi ! D’ailleurs Louise te les a confiés. Ne désires-tu pas que je te dise comment elle est morte ?
— Oh ! si ! je le désire. Dis-le-moi, Jacques, mon ami, dis-moi tout, j’ai besoin de tout savoir.
— Eh bien, viens, montons dans ta chambre. Là, tu sauras tout.
— Oui ! oui ! allons !
— Michel voulut s’élancer ; mais au premier pas qu’il fit, il trébucha et tomba sans connaissance dans les bras de son ami. Celui-ci l’enleva, monta l’escalier et le coucha sur son lit, aidé par l’aubergiste, ému par cette poignante douleur.
Jacques s’installa au chevet de son ami et expédia aussitôt deux courriers, l’un à M. Paquet, l’associé de Michel, l’autre à l’un des médecins en renom de Lyon. Le médecin arriva vers onze heures. Michel avait un instant repris connaissance, mais il était bientôt tombé dans un sommeil presque léthargique. Le docteur se fit raconter ce qui s’était passé. Il hocha la tête à plusieurs reprises, d’un air de mauvais augure.
— C’est très grave, dit-il. S’il ne s’agissait que d’une maladie ordinaire, peut-être en aurais-je vite raison. Mais ici c’est le moral qui est attaqué, l’âme est profondément atteinte. La cure sera longue, très longue, et encore je ne réponds de rien. Ne laissez pas le malade ici. Faites-le transporter dans votre ferme, là, il sera bien. J’irai l’y voir ; ne craignez rien pour le trajet, son esprit est dans un état tel qu’il ne s’apercevra même pas du voyage. Faites-le partir au plus vite.
— Je vous obéirai, monsieur, répondit le fermier, mais je vous en supplie, ne quittez pas notre malheureux ami jusqu’à ce qu’il soit installé chez moi. Que ferais-je s’il lui arrivait quelque chose pendant le trajet ?
— Vous êtes le fermier des Alouettes, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur, et l’homme que vous voyez là, inerte, est mon ami, mon frère, et plus que cela, mon bienfaiteur. C’est à lui, après Dieu, que je dois tout ; il a fait de moi un homme, et, de plus, il m’a rendu riche par le travail.
— C’est bien, monsieur, répondit le médecin avec émotion. Je savais déjà à peu près votre histoire, vous n’êtes pas un étranger pour moi. Je ferai tout pour vous être agréable. Je vous accompagnerai, bien que je ne prévoie aucun accident, mais je tiens à vous rassurer, et je ne quitterai votre ami qu’après lui avoir donné tous les soins qu’exige son état.
— Je vous remercie du fond du cœur, monsieur.
Jacques loua une carriole à l’aubergiste, la disposa de façon à ce que le malade y fût installé le mieux possible et qu’il ne souffrît pas des cahots. Puis, quelques instants plus tard, le douloureux convoi, escorté par le médecin et le fermier, reprit lentement le chemin de la ferme, où il arriva sans encombre, une heure après le coucher du soleil. Le malade fut transporté dans sa chambre, et le docteur, après avoir fait certaines prescriptions, s’installa à son chevet et passa près de lui la nuit entière. Le lendemain, le corps de Louise fut ramené à Lyon par M. Paquet, et enterré dans un caveau de famille. Michel était encore plongé dans ce sommeil léthargique qui, la veille, s’était emparé de lui. Il ignorait donc tout ce qui s’était passé à la ferme depuis que Jacques l’y avait ramené. Son état restait inquiétant.
Le douloureux convoi reprit le chemin de la ferme
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