Le Robinson des Alpes
CHAPITRE IV
Quelle fut l’éducation que Jacques Chrétien donna à son fils
adoptif, et ce qu’il en advint.
Jacques Chrétien était avant tout homme de devoir ; il comprenait l’immense responsabilité que faisait peser sur lui la promesse faite à son ami ; il avait résolu d’accomplir dans toute sa rigueur la lourde tâche qu’il avait acceptée ; mais modeste comme tous les hommes véritablement intelligents et honnêtes, redoutant surtout de ne pas avoir bien compris les intentions de Michel Sauvage, il prit le parti de demander conseil à M. Paquet et à Me Corbon, le notaire, tous deux instruits, pleins d’expérience et amis dévoués de Michel.
Précisément l’échéance du fermier était arrivée : il était surpris que son ami, lors de leur dernière entrevue, ne lui eût rien dit à ce sujet, mais supposant qu’il avait probablement donné des instructions particulières à son notaire, à propos des arrérages de la ferme, Jacques saisit cette occasion pour se rendre à Lyon afin d’arrêter, avec les deux amis de Michel, une ligne de conduite au sujet de l’éducation de l’enfant. Il se proposait en même temps de s’informer des arrangements pris par son ami à propos du bail des Alouettes et de la somme qu’il restait devoir lui-même sur le prêt qui lui avait été fait.
La pensée ne vint pas un seul instant au fermier de lire le testament que son ami lui avait laissé en partant ; il considérait ce papier comme un dépôt qui lui avait été confié et qu’il devait conserver cacheté comme il l’avait reçu ; il l’avait, en conséquence, serré dans un tiroir secret de son armoire et ne s’en était plus occupé. Un matin il monta à cheval, muni d’une lourde sacoche remplie de l’argent échu du fermage ; il emportait en outre une couple de billets de mille francs destinés à diminuer sa dette. La première visite du fermier fut donc pour le notaire. Me Corbon le reçut de la façon la plus cordiale, le fit asseoir, s’informa du résultat de la récolte et lui demanda d’un ton affable à quelle heureuse circonstance il devait le plaisir de sa visite.
— Bon, dit le fermier en riant, vous devez bien le deviner.
— Moi ! pas le moins du monde, répondit le notaire.
— Hum ! Cependant nous sommes à la Saint-Martin.
— Eh bien ?
— Dame, n’est-ce pas à la Saint-Martin que se règlent les fermages ?
— Je ne dis pas non, répondit le notaire toujours souriant, mais malheureusement vous n’êtes pas mon fermier, ni celui d’aucun de mes clients, que je sache.
— Oh ! oh ! maître Corbon, reprit Jacques d’un ton de bonne humeur, permettez-moi de vous dire que, pour un notaire, vous me semblez beaucoup manquer de mémoire.
— Moi ! fit le notaire sur le même ton. Oh ! par exemple, Monsieur Chrétien, vous êtes le premier qui m’ayez jamais fait semblable reproche ; au contraire, bien des gens se plaignent que j’en ai trop.
— Allons, vous voulez rire. Ne suis-je pas le fermier des Alouettes, dont le propriétaire est M. Michel Sauvage ? La preuve, c’est que je vous apporte ma redevance et deux mille francs en plus sur la somme que je reste lui devoir sur les trente-cinq mille francs qu’il m’a prêtés pour m’établir. N’est-ce pas vous, maître Corbon, qui avez rédigé les deux actes ?
— Je me le rappelle parfaitement, cher monsieur Jacques.
— Eh bien, alors ! reprit le fermier en riant et tirant sa sacoche de l’une des poches de son énorme lévite.
— Bon, bon, cher monsieur, n’allons pas si vite, s’il vous plaît, et faites-moi de plaisir de remettre vos écus dans votre poche, où ils sont très bien. Vous ne me devez rien.
— Comment, je ne vous dois rien ! Est-ce que vous n’êtes plus le notaire de M. Michel Sauvage ?
— Pardon, vous n’avez donc pas lu le testament que vous a confié notre ami commun avant son départ ?
— Moi, pourquoi l’aurais-je lu, monsieur ? Un dépôt ne doit-il pas rester intact dans les mains de celui qui le reçoit ?
— Certes, mais ici le cas n’est pas le même, puisque, ainsi qu’il m’en avait prévenu, M. Michel Sauvage doit vous avoir non seulement autorisé, mais engagé à lire ce testament.
— C’est ce qu’il a fait effectivement, mais je n’ai pas cru devoir suivre ce conseil.
— Vous avez eu tort, cher monsieur Jacques, reprit le notaire ; cela vous aurait d’abord évité une course d’une trentaine de lieues pour venir m’apporter un argent que vous ne me devez pas et que, par conséquent, je ne puis recevoir. D’autre part, vous auriez vu combien notre ami commun vous aime, a confiance en vous, et a pris à cœur vos intérêts avant d’entreprendre ce long voyage, dont il reviendra, je l’espère, mais qui cependant peut être fatal. En un mot, M. Michel Sauvage vous fait, pour le présent, remise de vos fermages pendant toute la durée de son absence et, en cas de mort, il vous lègue la propriété de la ferme des Alouettes, ainsi que la somme d’argent qu’il vous a prêtée. Ces dons ont pour but de vous remercier des soins que vous avez donnés et donnerez encore à son fils Marcel, dont il vous recommande instamment de surveiller l’éducation.
— Oh ! quant à cela, il peut être tranquille, je le lui ai promis et je ferai de mon mieux. Je comptais même vous demander conseil à ce sujet, car malheureusement, si mes intentions sont bonnes, mes connaissances sont bornées.
— Vous n’avez besoin des conseils de personne, cher monsieur Jacques ; vous avez un sens droit qui vous guidera plus sûrement que tous les avis que moi ou M. Paquet pourrions vous donner. Notre ami Michel savait bien ce qu’il faisait en vous chargeant de l’éducation de son fils ; il ne pouvait mieux choisir. Rassurez-vous donc et agissez à votre guise. Tout ce que vous ferez sera bien fait.
— Enfin ! dit le fermier, comme un homme qui se résigne, puisque vous et M. Paquet pensez que cela doit être ainsi…
— C’est non seulement l’avis de M. Paquet et le mien, mais encore celui de tous les amis de M. Michel Sauvage.
— Alors, à la grâce de Dieu ! J’essaierai… Mais vous savez que Michel m’a laissé une somme de dix mille francs pour servir à l’instruction de son fils ?
— Je le sais.
— Que vais-je faire de tout cet argent ? Je ne puis cependant pas l’accepter.
— Vous auriez tort de le refuser, ce serait aller contre les volontés de notre ami, et peut-être plus tard serait-il blessé d’apprendre que vous avez méconnu ses bonnes intentions.
— Le croyez-vous ? demanda-t-il, en se grattant le front.
— J’en suis sûr.
Le notaire avait fait prévenir M. Paquet, le fabricant arriva la main tendue ; les trois hommes déjeûnèrent ensemble et causèrent des raisons qui avaient amené Jacques à Lyon. M. Paquet partagea l’opinion du notaire ; Jacques fut donc contraint de consentir à ce qu’ils voulaient ; le jour même il repartit pour les Alouettes, roulant certain projet dans sa tête.
Son plan était tout dressé ; si malheureusement son ami mourait pendant son voyage, il accepterait le legs généreux qu’il lui faisait dans son testament, mais pour rien au monde, il n’aurait consenti à profiter des fermages et de la somme que Michel lui avait prêtée. Le notaire refusant péremptoirement de recevoir cet argent, Jacques prit un terme moyen. Il résolut d’acheter chaque année avec le produit des fermages et la somme destinée à éteindre sa dette des pièces de terre au nom de Marcel, de les faire valoir et de les donner à son fils adoptif quand sonnerait l’heure de la majorité. Il créerait ainsi au jeune homme, sans rien dire, une belle propriété agricole que celui-ci exploiterait ensuite au mieux de ses intérêts.
Ayant ainsi mis sa conscience en repos et sauvegardé les intérêts de son pupille et les siens propres, il rentra à la ferme tout heureux d’avoir trouvé cette combinaison qui arrangeait tout. Michel, quand il reviendrait, serait libre de modifier les choses à sa fantaisie ; mais il n’aurait pas de reproches à lui adresser.
Le système d’éducation adopté par Jacques fut des plus simples ; avant de s’occuper du moral, il voulut développer le physique du jeune homme en le rendant fort, adroit, leste et hardi. A huit ans, Marcel paraissait en avoir douze, tant il était habile à tous les exercices du corps. Il était grand, élancé, possédait une vigueur extraordinaire pour son âge ; son adresse et sa dextérité étaient véritablement incroyables. Son père adoptif était émerveillé de ses progrès en toutes choses. Quand Marcel eut douze ans, Jacques avait découvert à Saint-Laurent-du-Pont un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, orphelin et pauvre, mais possédant une instruction profonde. Il se nommait Pierre Morin et vivait misérablement dans ce village perdu. Le fermier l’alla trouver et lui fit ses conditions : il s’agissait d’instruire Marcel, non pas en le faisant asseoir sur le banc des écoles, le brave Jacques trouvait cette méthode déplorable, mais en faisant avec lui de longues courses à travers le massif montagneux, et surtout en faisant se dérouler sans cesse sous les yeux de l’élève le grand et magnifique spectacle de la nature, en fatiguant le corps et laissant l’esprit actif, sain, et en état de bien comprendre.
Pierre Morin comprit les explications un peu confuses du fermier et promit de s’y conformer. Sûr d’avance du bon résultat de ce système d’éducation toute pratique, il ne demanda que cinq ans pour obtenir le succès désiré.
— C’est bien, dit le fermier, vous serez logé, nourri, chauffé à la ferme ; vous recevrez deux vêtements par an et 1,000 fr. d’appointements. A la fin de la cinquième année, si je suis satisfait du résultat acquis, vous toucherez 5,000 francs de gratification.
Pierre Morin accepta les larmes aux yeux. Ces propositions généreuses le sauvaient pour le présent et lui ouvraient l’avenir.
Marcel et Pierre Morin furent bientôt au mieux ensemble. Le jeune professeur était redevenu presque un enfant pour se mettre à la portée de celui qu’il était chargé d’instruire ; il voulait devenir l’ami de son élève afin que ses leçons lui parussent plus agréables. Hâtons-nous de constater que Marcel n’était pas complètement illettré. Jeannette, la fermière, avait, pendant les longues veillées d’hiver, appris à son fils adoptif à lire, à écrire et à compter, sans que celui-ci en éprouvât le moindre ennui ou la moindre fatigue, lui donnant des leçons pour ainsi dire en jouant. Dès que Marcel avait su lire, la fermière lui avait donné des livres à sa portée, à la fois amusants et instructifs. Un grand désir de savoir s’était alors emparé de ce jeune esprit ainsi préparé à recevoir toutes les impressions qui lui seraient données.
Les leçons commencèrent sans que Marcel soupçonnât que son nouvel ami Pierre Morin fût placé près de lui comme professeur.
Alors les habitants de la ferme eurent sous les yeux le spectacle à la fois le plus singulier et le plus intéressant ; les leçons commençaient au lever du soleil et ne se terminaient qu’au moment où l’on se couchait. Tout était prétexte à enseignement ; on étudiait en labourant, en hersant, en semant, en arrangeant une roue, en piquant les bœufs de l’aiguillon, en gardant les moutons, en pansant les chevaux, en nageant, en chassant, en faisant de longues courses dans les montagnes. Bref, pas une minute n’était perdue, et cependant le travail de la ferme allait toujours.
Cinq années bien employées avaient produit un résultat admirable : grâce aux principes solides et aux notions justes qu’il avait reçues, Marcel, dont l’instruction était presque terminée, devinait facilement ce qu’il ignorait encore. Il causait et discutait avec son professeur durant leurs longues courses à travers les montagnes, courses qui se prolongeaient souvent pendant plusieurs jours. Alors les deux montagnards, faits à toutes les intempéries des saisons et dont le corps était de fer, campaient où la nuit les surprenait ; assis en face l’un de l’autre, devant un feu de pin, ils mangeaient de bon appétit les produits de leur chasse ou de leur pêche, les fruits des forêts et les herbes comestibles, cresson de fontaine et oseille des prés. Ils parlaient alors de mille sujets intéressants, car il y a toujours quelque chose à apprendre quand on a devant soi la nature grandiose des hautes altitudes, ou la fertilité inépuisable des vallées. Ils revenaient ensuite gaîment à la ferme, riant et causant toujours, précédés en éclaireur par une magnifique chienne du Mont-Saint-Bernard, âgée d’un an à peine, cadeau précieux de M. Paquet, que Marcel avait élevée et à laquelle il avait donné, sans doute par antiphrase, le nom de Petiote, c’est-à-dire toute petite, car cet admirable animal était presque aussi gros qu’un lion.
Petiote s’était attachée à Marcel, couchait au pied de son lit et ne le quittait jamais. Marcel, de son côté, avait une vive affection pour la bonne bête.
Le jeune homme avait seize ans maintenant. Son père, parti pour l’Amérique depuis douze ans, n’avait jamais donné de ses nouvelles. Tout le monde le croyait mort. Marcel seul, bien qu’il eût à peu près oublié son visage, espérait toujours le revoir et soutenait avec une inébranlable conviction que son père vivait et qu’il reviendrait. Depuis trois ans, la gentille Mariette, la fille de Jacques et de Jeannette, avait été mise dans une excellente pension de Grenoble, où elle terminait son éducation. Elle venait de temps en temps passer quelques jours aux Alouettes. Ces courts séjours comblaient de joie les deux enfants, qui s’aimaient comme frère et sœur. Telle était la situation de nos peu nombreux personnages au moment où notre récit va entrer dans une phase nouvelle et très intéressante pour Marcel Sauvage.
Ces courts séjours comblaient de joie les deux enfants
(page 39).
On était en 1849, vers la fin du mois de mai. On vit un jour arriver à la ferme un homme d’une taille élevée, portant de grands cheveux et une longue barbe qui commençaient à grisonner. Il portait à peu près le costume des montagnards savoisiens ; mais par-dessus ses vêtements il s’enveloppait frileusement dans un large et épais burnous de couleur marron, dont le capuchon habituellement relevé sur sa tête laissait difficilement voir ses traits aux lignes sévères, pâles et émaciées. Il portait en bandoulière une espèce de grande musette en toile écrue, en forme de carnier, remplie, disait-on, de mille choses disparates, plantes sèches, flacons de formes bizarres remplis de liqueurs multicolores, instruments étranges, boîte oblongue en peau de chagrin, fermée à clé. Tout cela le faisait considérer comme un rebouteux et un sorcier par les superstitieux paysans qu’il rencontrait dans la plaine et sur la montagne. Il s’appuyait en marchant sur un de ces longs et solides bâtons de houx terminés par une forte pointe d’acier, et qui sont d’un si grand secours pour les voyageurs qui parcourent les régions abruptes et montagneuses.
Personne ne savait ni d’où venait, ni qui était ce singulier personnage. On ne lui connaissait pas de demeure, mais on supposait qu’il devait être domicilié en Savoie aux environs du village des Échelles. Loin d’ailleurs d’être à charge à ceux qu’il visitait, il leur était souvent utile, soit en donnant un bon conseil, soit en distribuant des médicaments aux malades pauvres, soit même quelquefois en glissant quelque pièce blanche dans la main des nécessiteux.
Tout le monde l’aimait et le respectait malgré ses allures étranges et un peu mystérieuses ; comme on ne savait rien de certain sur son compte et qu’on ignorait jusqu’à son nom, les paysans, quand ils parlaient de lui entre eux, le nommaient l’homme au burnous à cause du singulier manteau dans lequel il s’enveloppait. Cette qualification n’avait pas tardé à être généralement adoptée, et bientôt l’étranger ne fut plus désigné autrement. Depuis son apparition dans le pays, l’homme au burnous n’était pas encore venu du côté de la ferme des Alouettes. Plusieurs fois, Marcel l’avait rencontré, pendant ses longues courses dans les montagnes ; il avait même, en le voyant herboriser, échangé quelques mots avec lui, de sorte qu’il existait une espèce de connaissance, sinon de liaison, entre eux. Un matin on vit cet homme arriver à la ferme.
Selon son habitude, il était enveloppé soigneusement dans son burnous, marchait très vite et faisait de grandes enjambées en s’appuyant sur son bâton ferré. Jacques Chrétien accueillit le mystérieux personnage d’une façon hospitalière et cordiale : il le fit déjeûner avec lui, puis, à la surprise générale, le fermier s’enferma avec l’homme au burnous, et tous deux eurent une conversation qui se prolongea pendant plusieurs heures, et à la suite de laquelle Jacques, malgré tous ses efforts pour se contenir, laissa voir sur son visage une émotion singulière.
L’homme au burnous partit comme il était venu ; mais à compter de ce moment, il fit des visites de plus en plus fréquentes à la ferme, dont il devint, pour ainsi dire, un des commensaux ordinaires, de sorte que l’on s’accoutuma à le voir et que, s’il tardait quelque peu à paraître, on s’inquiétait de son absence. Le fermier le voyait toujours arriver avec joie et semblait même lui témoigner une certaine déférence, dont on s’était d’abord un peu étonné, mais qui, avec le temps, finit par sembler toute naturelle.
Dès la première visite de l’homme au burnous à la ferme, Marcel s’était senti une vive sympathie pour cet homme singulier ; cette sympathie se changea rapidement de part et d’autre en une profonde amitié. Bien souvent l’énigmatique étranger rencontrait, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, Marcel et Pierre Morin ; il se joignait à eux, et tous trois faisaient ensemble de longues excursions dans les montagnes. Pendant ces promenades, l’homme au burnous, quand l’occasion s’en présentait, déployait avec une bonhomie presque touchante une connaissance singulière des choses, une solide et vaste érudition, dont il ne faisait pas parade, mais qui profitait grandement à Marcel et lui ouvrait des aperçus et des horizons nouveaux. L’homme au burnous ne venait pas une seule fois à la ferme sans apporter à son jeune camarade — c’est ainsi qu’il nommait Marcel — quelque bon livre que celui-ci dévorait et qui devenait ainsi le prétexte de longues et intéressantes causeries, toujours avantageuses pour le jeune homme. Un matin, Pierre Morin, Marcel et Petiote s’étaient mis gaîment en route dans le but de rencontrer l’homme au burnous, qui, contrairement à ses habitudes, n’avait pas depuis près de quinze jours paru aux Alouettes. Cette longue absence inquiétait Marcel et les autres habitants de la ferme. Jacques Chrétien lui-même semblait soucieux de rester si longtemps sans nouvelles de son singulier visiteur. Marcel et Pierre Morin causaient, ainsi qu’ils le faisaient toujours, lorsque tout à coup Petiote donna de la voix avec fureur et s’avança en faisant des bonds immenses, du côté du Guiers-Mort, dont les promeneurs n’étaient éloignés que d’une portée de pistolet, au plus. En ce moment, le torrent subissait une des ces crues violentes si communes au printemps dans tous les cours d’eau qui descendent des montagnes ; son murmure habituel s’était déjà transformé en un grondement, et les eaux grossissantes bouillonnaient en franchissant avec rage les quartiers de roche qui s’opposaient à leur passage. Marcel, en levant la tête, aux abois stentoriens de sa chienne, aperçut l’homme au burnous engagé dans un gué de la rivière ; or, à ce moment, ce gué n’était plus praticable à cause de l’impétuosité du courant. Ce fait avait sans doute échappé à l’homme au burnous absorbé par ses pensées. Le danger était grand et terrible. Marcel s’élança vers la rivière en criant et faisant des gestes pour attirer l’attention du vieillard et le faire ainsi retourner sur ses pas. Malheureusement le mugissement des eaux rendit inutiles ses avertissements, qui ne furent pas entendus. Soudain il poussa un cri de terreur et se précipita en avant en redoublant de vitesse. Le vieillard, s’apercevant sans doute tout à coup du danger qu’il courait, avait essayé de regagner la rive d’où il était parti, mais une pierre minée par les eaux avait roulé sous son pied. Marcel le vit battre pendant un instant l’air de ses bras, puis perdre l’équilibre, tomber à la renverse dans la rivière écumante et disparaître sous les flots.
En ce moment le jeune homme arrivait sur la rive : se débarrassant en un tour de main de tout ce qui pouvait le gêner, il se jeta résolument à l’eau. La chienne l’avait précédé ; l’intelligente Petiote avait plongé et elle reparaissait, faisant de vigoureux efforts pour amener à la rive le vieillard, qu’elle avait happé par son vêtement.
L’homme au burnous avait perdu connaissance. Marcel nagea vers lui et le saisit de façon à lui maintenir la tête hors de l’eau, en le poussant doucement vers la rive. Mais ce n’était pas là chose facile à cause du courant rapide de la rivière et des tourbillons impétueux que faisaient entre les amas de roches entassées les eaux furieuses du torrent. D’autre part, les berges rocheuses et à pic n’offraient guère prise au courageux nageur. Cependant, grâce à ses efforts combinés avec ceux de sa vaillante chienne, il parvint à déposer à terre le corps inanimé du malheureux vieillard.
Il était temps : les forces de Marcel étaient complètement épuisées ; vingt fois il avait failli être englouti par les eaux ; il tomba sur l’herbe, à demi évanoui auprès de l’homme qu’il avait si bravement sauvé.
Après s’être vigoureusement secouée, en poussant deux ou trois cris joyeux, Petiote s’était mise à lécher le visage de son maître, tandis que Pierre Morin prodiguait ses soins à l’homme au burnous. Marcel revint presque aussitôt à lui et il se joignit à Morin pour secourir le vieillard.
Après un quart d’heure d’angoisses, Marcel eut la joie de voir le noyé donner quelques signes de vie et finalement ouvrir les yeux.
— Cher enfant !… tels furent les premiers mots qu’il prononça avec une indicible expression de tendresse et de reconnaissance. C’est à vous que je dois la vie, je ne l’oublierai pas.
— A moi, et surtout à Petiote, répondit le jeune homme en riant. Sans son aide, je crois que nous serions restés tous deux au fond de la rivière.
— Nous voilà tout mouillés, dit gaîment Marcel. Il faut nous sécher à la ferme. Croyez-vous pouvoir marcher jusque-là ? Voici votre bâton que Petiote, qui pense à tout, vient d’aller repêcher. D’ailleurs nous vous soutiendrons.
— Oh ! je suis fort maintenant ! répondit le bonhomme en se levant. Le trajet est court, je le ferai facilement ; du reste, un bain dans cette saison, quoiqu’un peu froid, n’est pas trop désagréable, quand le premier moment de surprise est passé.
— On vient à notre aide, dit Pierre Morin.
— Hé bien ! allons au-devant de nos sauveurs, dit en riant l’homme au burnous ; de cette façon nous leur prouverons que nous sommes bien vivants.
Et ils se mirent gaîment en route. De la ferme, très rapprochée du Guiers-Mort, Jacques Chrétien avait entendu les cris et s’était aperçu de l’accident ; il arrivait en toute hâte avec quelques valets de ferme, pour porter secours aux noyés.
Le retour de Marcel à la ferme fut un véritable triomphe ; son père et sa mère adoptifs l’embrassaient et le félicitaient à l’envi de son généreux dévoûment ; ils pleuraient de joie et lui prodiguaient les plus douces caresses, que le jeune homme, toujours riant, partageait impartialement avec Petiote, dont il ne cessait de célébrer les louanges.
Quant à l’homme au burnous, profondément touché de ce que le jeune homme avait fait pour lui, il lui témoigna dès ce moment la plus vive affection et le traita comme s’il avait été son fils.
Mais d’autres événements n’allaient pas tarder à surgir, qui devaient changer en quelques heures la situation jusque-là si heureuse du jeune homme.