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Le Robinson des Alpes

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CHAPITRE XI
Où l’homme au burnous commence à se dessiner carrément.

Pendant que notre jeune Robinson est en train de s’installer dans son île alpestre, que, grâce à son courage, à son énergie et à sa persévérance, il se suffit à lui-même, et que, par conséquent, nous pouvons, sans trop d’inquiétude, l’abandonner pour quelque temps à lui-même, nous nous transporterons d’un trait à la ferme des Alouettes.

C’était le soir d’un des derniers jours du mois de mai ; les travaux de la ferme étaient terminés ; les ouvriers et les valets employés aux Alouettes s’étaient retirés déjà depuis longtemps et se livraient au repos après une rude journée de travail.

Il était dix heures du soir ; chacun sait que c’est là une heure très avancée pour les campagnards, habitués à se coucher presque en même temps que le soleil.

Sous un bosquet touffu de clématite, de chèvrefeuille et de glycine, trois personnes étaient assises autour d’une table sur laquelle était servi le repas du soir, et où une grande lanterne répandait une clarté brillante. Mais aucune de ces trois personnes ne songeait à manger. Elles restaient pensives et absorbées par des préoccupations poignantes.

Ces trois personnes étaient Jacques Chrétien, le fermier des Alouettes, sa femme Jeanne, et Jérôme, le laboureur de la vallée du Graisivaudan.

Jeanne filait ; mais ses pensées étaient bien loin du travail auquel elle se livrait machinalement : de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues, sans qu’elle songeât à les essuyer. Seulement, lorsque sa vue était complètement obscurcie, elle passait le revers de sa main sur ses yeux, puis elle reprenait son travail avec une ardeur inconsciente. Jacques Chrétien et Jérôme, depuis près d’une heure, n’avaient pas échangé une parole.

— Décidément, ils ne viendront pas, dit enfin Jérôme avec découragement.

Jacques tressaillit en entendant ces mots ; il releva brusquement la tête, hésita pendant quelques secondes et répondit d’une voix sourde :

— Ils ont promis ; ils viendront.

— Ce n’est guère probable, maintenant, reprit Jérôme en hochant la tête.

— Pourquoi donc cela ? demanda Jacques Chrétien en regardant fixement son interlocuteur.

— Dame ! reprit l’autre, parce que dix heures et demie viennent de sonner au clocher de Saint-Laurent-du-Pont, et que la nuit est bien avancée déjà.

— N’importe ! affirma le fermier des Alouettes. Ils ont promis, ils viendront !

— Rien ne les arrêtera, murmura Jeannette d’une voix douce.

— Attendons donc, reprit Jérôme. Ce que j’en disais n’était pas pour moi. Je puis fort bien, s’il le faut, passer la nuit entière sous ce bosquet, en les attendant ; mais je pensais à vous, Jacques Chrétien, qui devez être rompu de fatigue, et surtout à madame Jeannette, qui, sauf votre respect, me semble avoir grand besoin de repos.

— C’est vrai, dit le fermier. Pauvre Jeannette ! tu devrais rentrer et ne pas rester plus longtemps exposée au serein de la nuit.

La fermière fit un signe négatif de la tête. Elle essuya ses larmes avec son tablier, et, essayant de sourire :

— Je suis forte, mon homme, dit-elle. Ne t’inquiète pas de moi ; je veillerai jusqu’à leur arrivée.

Voilà ce qui s’était passé à la ferme, lors de la disparition de Marcel Sauvage. On se souvient que le jeune homme avait fait annoncer à son père adoptif, par l’homme au burnous, le jour précis de son retour à la ferme.

Jacques et sa femme connaissaient de longue date son exactitude dans les grandes comme dans les petites choses. Ils savaient que rien ne pouvait le faire manquer à sa parole, dès l’instant où il l’avait engagée. La première partie de la journée s’écoula gaîment et sans trop d’impatience.

Cependant, le temps, qui avait été fort beau pendant la plus grande partie du jour, s’était gâté tout à coup, comme cela arrive si souvent dans les régions élevées ; une tempête terrible, mêlée d’éclairs et de tonnerres, avait subitement éclaté dans la montagne.

Alors, une inquiétude poignante s’empara du fermier, de sa femme et des amis qu’il avait invités à célébrer avec eux le retour de l’enfant prodigue. C’est ainsi que Jacques Chrétien avait baptisé le matin même, en riant, son fils adoptif.

Vers cinq heures du soir, des nuages d’apparence sinistre avaient commencé à s’étendre sur la vallée, et, pendant près de deux heures, l’ouragan déchaîné avait sévi avec une rage incroyable.

Jacques et sa femme passèrent la nuit entière sans dormir. Jeannette priait en sanglotant et demandait à Dieu de protéger son enfant. Jacques et tous les habitants de la ferme, en proie à la plus poignante anxiété, mais ne connaissant pas l’itinéraire choisi par Marcel, avaient organisé de grandes battues dans toutes les directions, pour aller à la recherche du jeune homme. On supposait que, surpris à l’improviste par l’ouragan, il s’était égaré dans la montagne et n’avait pu atteindre un des nombreux ports ou passages qui descendent dans les vallées.

Le déchaînement de la tempête avait été le signal du départ de tous ces braves gens. Malgré le vent, la pluie, le tonnerre et la fureur insensée des éléments confondus, ils avaient fait des prodiges d’audace et de dévouement.

Malheureusement, ces efforts restèrent sans résultat. Jacques Chrétien rentra le dernier de tous. Il était dans un état effrayant, ses vêtements étaient en lambeaux ; ses mains et son visage ensanglantés.

C’est qu’en effet le fermier des Alouettes s’était réservé la tâche la plus rude et la plus périlleuse.

Il connaissait l’itinéraire suivi par Marcel quand il avait quitté la ferme en compagnie de l’homme au burnous, pour se rendre successivement à Grenoble et à la ferme de Beaurevoir. Il supposa que le jeune homme avait dû reprendre, au retour, la route qu’il avait appris à connaître en allant.

Jacques sans rien dire à sa femme, de peur de l’effrayer, lança donc ses amis et ses ouvriers dans toutes les directions, et prit lui-même la route du Grand-Frou, qu’il atteignit, comme par miracle, au plus fort de l’orage, après avoir fait des prodiges d’adresse et de témérité.

Il s’engagea résolument sur l’effroyable sentier. Nous nous sentons impuissants à rendre les péripéties horribles de cette marche au-dessus de l’abîme béant, au milieu d’une obscurité opaque, avec la lutte multiple contre les périls du chemin raviné par la pluie, contre l’ouragan en fureur.

Telle était l’œuvre accomplie par Jacques Chrétien pendant cette nuit sinistre ; il revenait blessé, mais non vaincu par cette lutte ardente.

Malgré son insuccès apparent, l’absence même de toute trace du passage de son fils adoptif sur le Grand-Frou avait redoublé son énergie ; l’espoir commençait à renaître sourdement dans son cœur. En effet, si celui qu’il avait cherché avec tant d’opiniâtreté avait sans doute échappé à la fureur de l’ouragan, certainement on ne tarderait pas à le voir paraître. Quand Jacques rentra aux Alouettes, il s’attendait presque à y retrouver Marcel, blessé peut-être, mais bien vivant.

Cet espoir fut trompé. Jacques Chrétien remercia chaudement ses amis et ses serviteurs ; mais loin de joindre ses lamentations aux leurs, il essaya de les réconforter et de leur prouver que l’absence même de traces était une preuve de l’existence de Marcel. Peut-être aussi Marcel, pour des raisons encore inconnues, mais certainement sérieuses et qu’il expliquerait à son retour, avait-il été contraint de reculer son départ de Beaurevoir. On ne tarderait pas sans doute à en être informé.

Cette seconde hypothèse semblait même au brave fermier la plus probable. Marcel devait en ce moment souffrir lui-même de l’anxiété dans laquelle, malgré lui, il plongeait ses amis ; et non moins certainement il ferait cesser ces inquiétudes aussitôt que cela serait possible.

— D’ailleurs, ajouta avec un bon sourire le fermier, s’il tarde trop à revenir, je l’irai chercher moi-même et je vous le ramènerai.

Une seule personne secoua la tête avec découragement et continua à fondre en larmes. C’était Jeannette, la fermière. Son mari s’évertua vainement à la convaincre, elle demeura obstinément incrédule.

— Non ! se bornait-elle à répondre. Mon cœur me le dit, et le cœur ne se trompe pas. Notre pauvre Marcel est perdu pour nous.

— Femme, tu es folle, disait le fermier ; rien ne nous prouve qu’il soit mort.

— Je ne dis pas qu’il soit mort, répondait-elle tristement. Je dis que nous ne le verrons plus.

— Allons donc ! s’il est vivant, et je suis certain qu’il en est ainsi, nous allons le voir revenir avant peu.

Jeannette secouait négativement la tête et répétait :

— Tu te trompes ! Il est perdu pour nous. Tu le reconnaîtras bientôt. Je le crois ! je le sens ! j’en suis sûre.

A bout d’arguments, le fermier haussait les épaules et, impuissant à consoler sa femme, il se résignait à la laisser pleurer à chaudes larmes. Deux jours s’étaient écoulés depuis l’ouragan ; ni la poste, ni aucun messager, n’avaient apporté la moindre nouvelle. Jacques, sans en rien dire à personne, commençait à se laisser de nouveau envahir par ses doutes, ses craintes et ses inquiétudes.

Il jeta un long regard autour de lui et tressaillit soudain. Devant lui se dessinait au loin la longue silhouette bien reconnaissable de l’homme au burnous. Le vieux rôdeur de sentiers se dirigeait vers la ferme de ce pas allongé, sûr et rapide, dont il avait l’habitude.

— Bon ! murmura le fermier, dont le visage s’éclaira aussitôt. Voilà des nouvelles qui m’arrivent. Je savais bien que je ne me trompais pas. Et regardant attentivement l’homme au burnous :

— Notre ami ne marcherait pas de ce pas alerte et tranquille s’il avait de mauvaises nouvelles à m’annoncer, ajouta-t-il entre ses dents.

— Hé bien ! ami Jacques, dit celui-ci, lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas du fermier, êtes-vous content de Marcel ? Son voyage lui a-t-il profité ?

Le fermier le regarda d’un air ahuri.

— Comment ! s’écria-t-il avec un tressaillement nerveux, vous ne m’apportez pas de nouvelles ?

— Des nouvelles de qui ? demanda l’homme au burnous avec surprise.

— Des nouvelles de Marcel, donc !

— Comment, que voulez-vous dire ?… Où est Marcel ?

— Mais, je ne l’ai pas revu.

— Vous ne l’avez pas revu ! s’écria l’homme au burnous avec agitation : il y a trois jours qu’il devrait être ici ! Est-ce que moi-même je ne vous avais pas annoncé l’époque de son retour ?

— En effet ! mais sans doute il aura été retenu à Beaurevoir ; je vous le répète, il n’est pas encore de retour.

— Alors, il lui est arrivé malheur ! Il a quitté Beaurevoir le jour convenu, reprit l’homme au burnous d’une voix troublée, que l’émotion rendait sourde et rauque. Ce jour même, un ouragan terrible a éclaté dans la montagne vers quatre ou cinq heures du soir. Le malheureux enfant est perdu, ajouta-t-il avec un sombre désespoir.

— Que dites-vous ? s’écria le fermier. J’espère que cela n’est pas. Il faut nous mettre à sa recherche, et peut-être…

— Il est trop tard ! interrompit l’homme au burnous d’un accent navré ; trois jours déjà se sont écoulés depuis cette affreuse catastrophe. Il est mort !… Hélas, qui sait où gît son cadavre brisé ?

— Mort ou vif, nous le retrouverons, il le faut ! Avez-vous vu Jérôme, chez qui, m’avez-vous dit, vous vous êtes arrêtés avec Marcel en allant à Grenoble ?

— Non ? J’ai quitté ce matin Beaurevoir, où j’étais rentré le lendemain du départ du pauvre enfant… Je suis venu tout droit ici, poussé par je ne sais quel pressentiment qui me serrait le cœur comme dans un étau. Comment la pensée ne m’est-elle pas venue de m’arrêter chez Jérôme ?… Oh ! c’est trop de douleurs enfin !

— Marcel n’est pas mort, bien qu’il soit perdu pour nous, hélas ! dit une voix douce et tremblante.

Les deux hommes se retournèrent en tressaillant et reconnurent Jeannette.

— Qui vous fait supposer que Marcel n’est pas mort ? demanda anxieusement l’homme au burnous. Avez-vous donc quelques indices ?

— Je ne sais rien, interrompit la fermière avec tristesse ; pourtant je suis sûre de ce que je dis : Marcel vit encore.

Et elle ajouta en posant, par un geste charmant, sa main sur son cœur :

— Je le sens là ! Ne suis-je pas sa mère de lait ?

— Il faut partir, partir à l’instant même, s’écria soudain le fermier. Jérôme doit savoir quelque chose.

— C’est vrai, s’écria l’homme au burnous en se frappant le front. Je l’avais oublié ! Pierre Morin m’a dit avoir accompagné le pauvre enfant jusqu’à la maisonnette.

— Allez donc, et que Dieu vous garde ! dit la fermière avec une indicible autorité.

En un tour de main, le fermier fut prêt pour le départ.

Jérôme, lui aussi, avait été en proie à une vive inquiétude quand l’orage avait éclaté. Il savait que Marcel était alors en pleine montagne ; mais le temps était trop mauvais pour qu’il fût possible de se mettre immédiatement à sa recherche. Dès le matin, au lever du soleil, le brave montagnard s’était mis résolument en route. Quand il eut fait un quart de lieue dans la montagne, au milieu de difficultés sans nombre, il constata que les traces laissées par Marcel et qu’il avait suivies jusque-là, cessaient tout à coup. Il essaya en vain de remettre sur sa piste son chien du Saint-Bernard, qu’il avait tout exprès emmené avec lui. L’animal ne retrouva rien. Son maître reconnut alors, d’après les traces qu’il avait relevées, que Marcel avait dû s’égarer et que la fatalité, comme pour l’entraîner à une perte certaine, l’avait conduit précisément au centre de la région où le fléau avait sévi avec le plus de rage. Cette découverte terrifia d’autant plus Jérôme, qu’il remarqua que, dans la direction où le jeune homme avait marché, le sol était complètement bouleversé. Des centaines d’arbres déracinés gisaient pêle-mêle au milieu de quartiers de roche tombés des hauts sommets et interrompaient complètement le passage, qu’ils obstruaient d’infranchissables barricades. La journée s’avançant, le montagnard rebroussa chemin à son grand regret ; mais il se promit de revenir le lendemain. Ses nouvelles recherches ne furent pas plus heureuses que celles de la veille et il rentrait désespéré lorsqu’à quelques pas à peine de sa maisonnette, il rencontra le fermier des Alouettes et l’homme au burnous. Jérôme avait acquis une certitude pendant sa double exploration : que Marcel, surpris par l’ouragan, n’avait pas eu le temps de descendre dans les vallées. Il en conclut qu’au cas où il n’aurait pas été tué par la chute d’un arbre ou d’un quartier de roc, sa situation devait être des plus précaires. Après une longue conférence, les trois hommes résolurent, d’un commun accord, de continuer leurs recherches et de s’ouvrir un passage sur les traces de Marcel, n’importe par quel moyen.

Le lendemain, accompagnés d’une dizaine de montagnards recrutés par Jacques Chrétien, ils s’enfoncèrent de nouveau dans la montagne. Cette fois ils étaient en nombre ; ils entreprirent aussitôt la tâche difficile de déblayer le terrain.

Ce travail fort rude se prolongea pendant assez longtemps, au grand désespoir du fermier et de ses deux compagnons. Il fallut plusieurs jours d’efforts opiniâtres pour réussir à ouvrir un passage tel quel à travers ce chaos inextricable de débris de toutes sortes, emmêlés et enchevêtrés les uns dans les autres. Ce sentier improvisé, impraticable pour tout autre que des montagnards, avait à peine une lieue de long quand force fut aux ouvriers de s’arrêter.

Un immense éboulement, en modifiant complètement l’aspect du sol, avait ouvert un gouffre énorme que nulle puissance humaine n’aurait réussi à franchir. Or, indice alarmant, depuis quelques instants, Jérôme avait de nouveau retrouvé les traces bien marquées, dans le sol détrempé, du passage de Marcel et de son chien ; ces traces suivaient presque la lèvre du gouffre sur un assez long parcours ; elles s’arrêtaient brusquement au milieu d’un amas de rochers suspendus sur l’abîme. Les trois hommes rebroussèrent chemin le cœur navré. Ils avaient presque perdu tout espoir de retrouver même le corps meurtri du malheureux jeune homme. En arrivant à la maisonnette, ils trouvèrent Pierre Morin, qui, prévenu le matin par les soins du fermier, s’était hâté d’accourir. A la suite d’un échange assez triste de l’opinion de chacun sur la catastrophe dont Marcel avait été la victime, Pierre Morin, après avoir écouté attentivement ses trois compagnons, trancha nettement la question. D’après lui, le jeune homme avait été certainement surpris par l’orage ; mais devait-il nécessairement s’ensuivre qu’il eût perdu la vie ? Quelle preuve avait-on qu’il eût été entraîné dans le gouffre ou qu’il eût trouvé la mort de toute autre façon ?

Marcel était jeune, hardi, vigoureux, très habile à tous les exercices du corps. Il avait le pied sûr des montagnards et il avait dû, à n’en pas douter, lutter désespérément contre la tempête. Il avait avec lui un chien dont l’infaillible instinct et la remarquable sagacité avaient suffi pour avertir son maître des dangers terribles qui le menaçaient. N’est-il pas probable que le chien et l’homme, unissant leurs efforts, aient réussi l’un par l’autre à se sauver et à découvrir un abri sûr contre la tempête ? Il ne s’agit donc plus que de découvrir l’endroit où tous les deux se sont réfugiés, ce qui n’est qu’une question de temps et de patience.

— Marcel, continua Pierre Morin, portait avec lui des vivres en quantité suffisante pour être garanti de la faim pendant plusieurs jours, plus d’une semaine même, en les économisant ; je connais trop notre ami pour ne pas être certain qu’il n’a pas manqué de prendre cette précaution. Le jeune régisseur conclut donc à la nécessité de continuer les recherches, dussent-elles durer un mois et même davantage ; il ajouta que, pour commencer, il serait sage d’interroger tous les pâtres, dont plusieurs étaient arrivés déjà depuis quelques jours de la montagne. Qui sait ? l’un deux aurait peut-être d’utiles renseignements à fournir sur le sort de Marcel.

Les observations de Pierre avaient été accueillies avec joie par ses trois compagnons. On résolut donc de se mettre à l’œuvre dès le lendemain. Un rendez-vous général fut indiqué pour un jour fixé à l’avance à la ferme des Alouettes.

Au moment où nous reprenons notre récit, cette sorte d’enquête durait depuis quinze jours sans avoir produit aucun résultat. Les quatre hommes commençaient à se décourager ; l’espoir qu’ils avaient caressé s’affaiblissait de plus en plus.

Le jour du rendez-vous, Jacques Chrétien, sa femme et Jérôme, attendaient donc sans grand espoir l’arrivée des deux retardataires. Un peu avant onze heures, l’homme au burnous arriva ; il semblait brisé de fatigue.

— Hé bien ? lui demandèrent les deux hommes.

— Rien ! répondit-il d’une voix sourde, en se laissant tomber avec accablement sur un siège.

Plus de vingt minutes s’écoulèrent sans qu’un seul mot fût échangé entre nos personnages.

Tout à coup un pas pressé se fit entendre ; Pierre Morin parut.

— Eh bien ? demandèrent de nouveau les deux hommes.

Seul, l’homme au burnous n’interrogea pas. Il pleurait, le visage caché dans ses mains.

— Demain, répondit Pierre Morin presque gaîment, je crois que nous aurons des nouvelles.

— Que voulez-vous dire ? s’écria l’homme au burnous en se levant subitement, comme frappé d’une commotion électrique.

— Je veux dire, cher monsieur, répondit le jeune homme, que tout espoir n’est pas perdu.

— Expliquez-vous, au nom du ciel ! s’écria la fermière en joignant les mains avec angoisse.

— Parlez ! parlez ! dirent les trois hommes d’une seule voix.

— Voici la chose en deux mots, reprit Pierre Morin. Je revenais vers huit heures de ce côté, lorsque le hasard me conduisit près d’un pâtre qui s’installait sur un plateau avec ses moutons pour la nuit. Je m’arrêtai, poussé par je ne sais quel mouvement inconscient, et j’entamai la conversation avec lui. Aux premiers mots qu’il me dit, je reconnus un Provençal. — Vous êtes bien en retard, lui dis-je ; vos camarades doivent s’être partagé les meilleurs pâturages. Il vous faudra vous avancer très loin pour trouver un endroit convenable pour votre troupeau. — C’est vrai, me répondit-il, mais il n’y a pas de ma faute. — Comment cela ? lui demandai-je. — Eh donc ! fit-il, je n’ai pas eu de chance : je m’étais installé dans d’excellentes conditions il y a plus d’un mois, avant tous mes camarades. — Bon ! repris-je, pourquoi tant de hâte ? — Té ! voilà, reprit-il en ricanant, il y a quatre ans, le hasard me fit découvrir une corniche assez étendue, ayant de l’herbe et de l’eau à foison, avec des bois et des prairies naturelles. Elle était située dans une position agréable, à l’abri du vent du nord ; il y régnait, par suite, une température d’une douceur exceptionnelle. C’était une vraie bénédiction du bon Dieu, quoi !… Et il ponctua cette phrase d’un soupir. Vous comprenez bien que je gardai pour moi ma découverte, reprit-il ; je n’étais nullement désireux de la partager avec d’autres. J’avais raison, n’est-ce pas ? — Certes, répondis-je. Pourquoi donc avez-vous quitté une si belle position ? — Té ! fit-il, ce n’est pas moi, c’est elle, qui m’a quitté. — Hum ! lui dis-je, je ne comprends pas trop. — C’est cependant bien simple, vous allez voir, dit-il. Je m’étais donc installé sur ma corniche, où je m’étais bâti un cabanon ; un beau matin, au lever du soleil, voulant mener mes moutons et mes chèvres manger sur les rochers les lichens dont ils sont friands, j’eus l’idée de sortir de mon domaine. Me voilà parti sur les versants, dans les rochers ; mais le temps se brouille, je réunis à la hâte mon troupeau, boucs et chèvres en tête, et je reprends le chemin de la corniche. Mais un orage terrible éclate, tonnerre, éclairs, pluies et vents ; tout à la fois. Je me pressais tant que je pouvais, quand tout à coup moutons et chèvres se mettent à s’enfuir de toutes parts. Barbillot, mon chien, au lieu de les rassembler, se sauve de son côté. Tout à coup je sens la terre trembler sous mes pieds et pan ! un éboulement terrible me barre le chemin, détruit mon sentier conduisant à mon cabanon et ouvre un gouffre énorme entre moi et mon plateau. J’étais ruiné du coup… J’avais naturellement laissé chez moi tout ce que je possédais. Plus moyen d’y arriver, le passage n’existait plus. J’étais furieux, mais j’avais tort. En effet, si j’étais resté sur la corniche, il m’aurait été impossible d’en sortir, je le reconnus bientôt ; un seul sentier y conduisait, et l’éboulement l’a détruit : donc le bon Dieu m’a protégé. — C’est juste, lui répondis-je, vous auriez été exposé à mourir de faim sur votre corniche. — Pour ça, dit-il, il n’y a pas de danger ! Tout y est en abondance sans compter mes provisions que j’y avais apportées pour tout le temps de mon séjour. Ce qu’il y a de plus drôle, ajouta-t-il, c’est que pendant que je regardais une demi-douzaine de mes chèvres bondissant sur le plateau pour rejoindre leur étable, je crois avoir aperçu à la lueur d’un éclair, car il faisait noir comme dans un four, un homme arrêté presque sur le bord et de l’autre côté du précipice qui venait de se creuser ; si ma mémoire ou ma vue ne m’ont pas trompé, il avait avec lui un grand chien de montagne.

— Hein ? s’écrièrent les trois hommes d’une seule voix, que dites-vous donc là ?

— Ce que m’a raconté le pâtre, répondit Pierre Morin. Mais il n’est pas bien sûr de ce qu’il a vu, à cause de la distance d’abord, et ensuite de l’obscurité, qui était profonde.

— C’est égal, mon ami, s’écria l’homme au burnous avec agitation, il fallait…

— Faire ce que j’ai fait, interrompit en souriant Pierre Morin ; je lui ai offert dix louis s’il consentait à me conduire à cette corniche.

— Et…? dit l’homme au burnous haletant.

— Et il a accepté. J’ai pris rendez-vous avec lui pour demain à deux heures après le lever du soleil.

— Merci ! merci, mon ami, s’écria avec une indicible émotion l’homme au burnous. Il vit, maintenant j’en suis sûr, cet homme a dit la vérité. Il a bien vu : on n’invente pas de tels détails. Il vit !… oh ! je le sauverai !

— Nous vous y aiderons, dit Pierre Morin avec âme.

— Oui, oui, mes amis, je compte sur vous. Il vit ! nous trouverons un passage.

— Nous en ferons un au besoin, s’écria Jacques Chrétien.

— Dieu a fait un miracle en sa faveur, murmura la fermière, il ne laissera pas son œuvre incomplète. Vous le sauverez, j’en suis sûre, pauvre Marcel !

Le pâtre tint rigoureusement sa promesse. Il répéta son récit de la veille et il conduisit les quatre hommes à l’endroit précis où avait eu lieu l’éboulement. L’homme au burnous et ses compagnons constatèrent avec douleur que le pâtre avait dit vrai. Il n’existait pas de passage, toute communication était matériellement impossible avec la corniche. — Il faudrait un miracle ! murmura Jérôme entre ses dents. — Ce miracle, avec l’aide de Dieu, je l’accomplirai, dit l’homme au burnous en levant vers les cieux ses yeux rayonnants d’espoir et de courage.

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