Le Robinson des Alpes
CHAPITRE XVII
Où Marcel commence à sacrifier au confortable, après s’être
donné le nécessaire.
Quelques jours avant, Marcel avait fabriqué une seconde huche assez profonde, posée sur quatre pieds et qu’il destinait à renfermer de la farine dont il désirait faire une certaine provision à l’avance. Il fit de cette huche un saloir. Il mit de côté les soies de la bête, recueillit assez de saindoux pour en remplir un grand pot de grès ; puis il dépeça la laie avec l’habileté d’un charcutier et sala la viande du sanglier. Dès qu’il eut fini, il s’occupa des marcassins. Il pouvait sans inconvénient les garder quelques jours dans la niche où il les avait placés provisoirement, mais, avant un mois, ils seraient gros et auraient besoin d’air et d’espace. La température, qui s’adoucissait de plus en plus, permettait à Marcel, chaudement vêtu, de travailler en plein air ; d’autre part, la besogne qu’il voulait faire était urgente : il résolut de s’y mettre tout de suite et il le fit d’autant plus volontiers qu’il avait de grands projets de culture et que bientôt il allait avoir à piocher et à labourer les terres qu’il comptait défricher. Il se mit immédiatement à l’œuvre ; il s’agissait de construire une habitation pour les marcassins.
Au sortir de la basse-cour, le ruisseau qui la traversait faisait une courbe assez prononcée et donnait naissance à une sorte de marais obstrué de plantes de toutes espèces. Ce marais avait environ une dizaine de mètres de tour ; le ruisseau reprenait au delà son lit normal et allait se perdre définitivement dans le lac.
Cet endroit, éloigné d’une centaine de pas de l’habitation, parut à Marcel convenable pour ce qu’il voulait faire ; il limita à l’aide de piquets un espace assez vaste. Il s’agissait d’entourer les quatre façades de ce terrain d’un mur de six pieds de haut. A droite il élèverait une double cloison en pierre au milieu de laquelle il ménagerait une large porte et formerait ainsi une sorte de cabane qu’il recouvrirait de paille. Le sol de cette hutte et du reste de l’enclos serait pavé avec des pierres extraites du lac. Au bout de huit jours, cabane, enclos et pavage furent terminés.
Après avoir étalé une épaisse et moelleuse litière dans la cabane, Marcel alla prendre les marcassins l’un après l’autre et les installa définitivement dans leur nouveau domicile. La première chose que firent les animaux fut de s’aller plonger dans le marécage, où ils se vautrèrent à qui mieux mieux, témoignant par des grognements de satisfaction leur plaisir de n’être plus enfermés dans une cage obscure. En moins de deux ou trois jours, ils étaient parfaitement habitués à leur demeure, et lorsque Marcel vint leur porter à manger, ils accoururent vers lui et lui firent fête en le regardant verser leur pâtée dans une grande auge enfoncée dans le sol.
Pendant qu’il était en train de maçonner, la pensée vint à Marcel d’exécuter un nouveau travail. Il songea à élever, en l’appuyant sur le mur de la porcherie, une cabane de deux mètres de haut, assez profonde, couverte en paille et pouvant être au besoin complètement close, surtout pendant l’hiver, et qu’il orienterait en plein midi. Il construisit sous cette cabane six espèces de supports en pierres cimentées, élevées de vingt centimètres du sol bien battu, en forme d’aire et d’une forme ronde.
Dès les premiers jours de son arrivée sur la corniche, Marcel avait aperçu beaucoup d’abeilles.
Pendant l’hiver, tout en se livrant à d’autres travaux plus importants, et pour occuper quelques rares loisirs, il avait construit en osier, avec une perfection rare, six ruches qu’il comptait bien utiliser.
Il manquait de sucre ; c’était pour lui une grande privation, car il était gourmand à ses heures. Il comptait sur son ami Pierrot et Mme Gigogne, au moment où ils sortiraient de leur sommeil hivernal, pour l’aider à découvrir des essaims et à se procurer du miel. Outre le sucre, les abeilles lui fourniraient de la cire, dont il saurait bien trouver l’emploi. C’était donc un rucher pour six essaims qu’il avait construit. Le moment venu, tout serait prêt pour recevoir et loger les précieux hyménoptères.
Ces travaux terminés, Marcel résolut d’établir dans l’allée qu’il avait plantée trois volières pour y enfermer les oiseaux, faisans, coqs de bruyère, gelinottes, perdrix et cailles qu’il ne pourrait laisser courir librement dans sa basse-cour.
Après avoir choisi une bonne exposition, il procéda à la construction de ces volières ; il les voulait fort grandes et carrées, ayant dix pieds de façade et douze pieds de haut. Voici comment il procéda :
Les fondations en furent établies en pierres cimentées, élevées de cinquante centimètres au-dessus du sol et larges de trente centimètres seulement. Les angles de chaque volière furent formés de solides pieux en chêne, arrondis et scellés dans la maçonnerie des fondations, le fond en planches assemblées et assurées par de fortes traverses en bois. A la hauteur de deux mètres, des cellules séparées par des cloisons et hautes de soixante-quinze centimètres serviraient aux oiseaux, pour y établir leurs nids quand ils voudraient couver. Chaque cellules aurait une entrée particulière. Au-dessous, des perchoirs seraient établis pour la nuit. Au moyen d’une saignée faite au ruisseau avant son entrée dans la basse-cour, une rigole, peu large et peu profonde, coulerait en diagonale sur le sol gazonné des volières et offrirait dans son lit, tout garni de plantes aquatiques, des bains d’eau claire et fraîche aux volatiles. Le corps même des volières serait en osier ; elles se termineraient en dôme et seraient recouvertes en paille. Un ou deux arbres morts plantés à l’intérieur étendraient leurs branches et formeraient des perchoirs. Des volets pourraient envelopper les volières et les fermer complètement pour les mettre à l’abri des grands froids de l’hiver. Marcel employa tout le mois de mars pour terminer cette importante construction et le travail minutieux qu’elle nécessitait ; il en sortit complètement à son honneur.
Grâce à ses pièges, ses gluaux et quelques filets qu’il avait confectionnés pendant la saison d’hiver, Marcel eut la joie de posséder, après une dizaine de jours d’affût, une vingtaine d’échantillons de chacune des espèces qu’il convoitait. Ces oiseaux s’habituèrent promptement à une captivité d’autant plus douce qu’ils y trouvaient tout ce qui pouvait leur rendre la vie agréable.
Marcel avait fort à faire ; il passait ses journées entières à labourer, à piocher, à abattre des arbres, à ensemencer des champs nouveaux dont il se proposait de faire une ceinture autour de son habitation. Dès l’aube, il était debout et donnait ses soins à ses cultures.
Il s’était fabriqué une herse et un rouleau, dont l’absence à l’automne lui avait été douloureuse et pénible, et il se proposait, pour les faire traîner sur ses semis du printemps, d’utiliser le bon vouloir et la vigueur de ses deux ours.
Les graines rapportées de chez Pierre Morin vinrent aussi successivement agrandir par des récoltes nouvelles les richesses déjà si considérables de Marcel.
Dans ses moments perdus, ou à ses heures de rêverie, le jeune homme herborisait et faisait des provisions de plantes utiles et médicinales. Après les avoir fait sécher avec soin à l’ombre, il les enfermait dans une armoire spécialement construite à cet effet, afin de les avoir toujours sous la main si jamais le besoin venait de s’en servir. C’est ainsi qu’il s’approvisionna de fleurs de mauve, de violette, de pensée, de bourrache, de bouillon blanc. Les arbres lui fournirent la fleur de tilleul et la fleur de sureau. Il fit des provisions de racines de rhubarbe, de racines de guimauve et de la précieuse racine de gentiane.
Il mettait à chaque instant à profit ses connaissances botaniques. C’est ainsi qu’il sema devant ses ruches encore vides un grand champ de sarriette dont il avait trouvé les graines dans son sac ; il savait, en effet, qu’en dehors de sa saveur et de son parfum qui rend cette plante précieuse par l’assaisonnement de certains mets, les abeilles en sont friandes, et c’est le suc de ces fleurs qui donne au miel de Narbonne son goût délicat et exquis.
Cette précaution ne fut pas vaine. Ce qu’il avait prévu arriva. Ses ours lui firent découvrir plusieurs essaims dans les bois. Il réussit à s’en emparer en les enfumant, et, outre une provision de miel et de cire qui fut sa récompense, il transporta les abeilles fugitives dans ses ruches, où elles ne tardèrent pas à s’habituer et à se plaire. Marcel, à qui l’achèvement de ses travaux laissait d’assez grands loisirs, résolut de mettre à exécution un projet depuis longtemps conçu, mais dont il n’avait pas encore eu le temps de s’occuper.
Il s’agissait de tenter l’ascension des rochers d’où sortait la cascade, et à la base desquels s’ouvrait la grotte dans laquelle il avait établi sa demeure.
Cette masse énorme s’élevait à plus de cent mètres au-dessus du sol de la corniche et devait être couronnée par une sorte de terrasse, car on voyait d’en bas verdir à son sommet un grand nombre de sapins centenaires. De ce côté, les rochers se reliaient à la montagne, mais ils étaient si escarpés qu’il était matériellement impossible de franchir leurs flancs abrupts et à pic. Du côté du lac, il semblait qu’on pût en tenter l’escalade et atteindre le bois de sapins qui formait le point culminant. Marcel s’était promis de construire sur le sommet de cette aiguille une espèce d’observatoire. Il entreprit donc un matin la douloureuse et difficile ascension. Les commencements furent rudes, mais peu à peu, à sa grande surprise, et grâce à son agilité surprenante, il vit les difficultés s’aplanir, et quand il fut parvenu au but de ses désirs, il constata qu’un peu de travail lui permettrait de se frayer un sentier commode sur les flancs rocailleux et d’atteindre le sommet sans de trop grandes fatigues.
Du point élevé où il était parvenu, il voyait se dérouler devant ses yeux un magnifique et immense panorama. Dans le lointain de l’horizon, blanchissaient çà et là les maisons blanches de nombreux villages. Plus près, mais encore éloignées, il apercevait, avec sa lorgnette d’approche, des taches noires et mouvantes qui ne pouvaient être produites que par des troupeaux. En effet, depuis quelques jours, la saison était venue où les grands troupeaux des plaines arides de la Crau arrivaient dans les Alpes pour y passer toute la belle saison. Marcel demeura longtemps en admiration devant ce splendide et magique spectacle. Il ne pouvait en rassasier ses yeux. Enfin, par un effort suprême, il s’arracha à cette contemplation fascinatrice et se mit résolument à l’œuvre. Il abattit sans pitié tous ces arbres vétérans du sol, ne conservant qu’un bouquet touffu, presque impénétrable aux rayons du soleil. Au centre de cette sorte de remise, qui ne comptait pas moins d’une trentaine de mètres en carré, il construisit une cabane pour se mettre à l’abri de la pluie ; à l’entrée de la remise s’étendait un bosquet naturel où il ne conserva que les arbustes et à travers lequel il pouvait contempler l’horizon. Il garnit le bosquet et la cabane de bancs, et d’escabeaux grossièrement construits, car il cherchait plus la commodité que le luxe.
Cela fait, grâce au système des cordes qu’il avait établi, et dont les extrémités tombaient sur l’esplanade, Marcel hissa, en guise de pavillon, la toile décousue d’un sac qui avait contenu du blé et qu’il avait trouvée dans la hutte du pâtre.
Au bout de quelques minutes d’efforts, il eut la satisfaction de voir flotter à une hauteur vertigineuse dans les airs ce drapeau singulier, qui devait, il l’espérait du moins, révéler à ses amis son existence et le lieu de sa réclusion. Dès lors ce signal fut hissé tous les matins au lever du soleil, et amené tous les soirs, à la nuit tombante. Cette installation ne fut pas faite en un jour. Marcel mit près de deux semaines à la terminer et à construire le sentier commode qui devait conduire à ce qu’il appelait complaisamment son belvédère.
Bien souvent, depuis cette époque, lorsque ses travaux lui laissaient quelques heures de loisir, il venait là en compagnie de ses chiens, quelquefois même de ses ours, passer quelques heures, lire et rêver sous son bosquet. A de certains jours même il y apportait son déjeûner. Il se décida à y transporter, non sans peine, quelques sièges commodes, pour remplacer ceux, un peu trop primitifs, qu’il y avait placés d’abord.
Après son repas, les regards plongés dans l’espace, il se laissait aller à de douces ou mélancoliques rêveries, suivant les dispositions gaies ou tristes de son esprit.
Un jour qu’il était venu déjeûner à son belvédère, après avoir achevé son repas, il ouvrit un volume des Essais de Montaigne et se disposait à en savourer quelques pages. Tout à coup, il tressaillit, pencha son corps en avant, et prêta attentivement l’oreille. Il lui semblait avoir entendu le hââou des montagnards, se parlant d’une cime à l’autre. En effet, presque aussitôt, un second hââou plus rapproché se fit entendre. Un tremblement nerveux s’empara de Marcel. La foule de pensées et de souvenirs qui envahit son cœur couvrit de pâleur son visage.
Il ne pouvait voir ceux qui s’appelaient ainsi au travers l’espace, et ne pouvait être vu par eux. Il subissait pourtant un sentiment d’émotion irrésistible. Il se leva, s’approcha des bords de l’esplanade, se pencha dans le vide, et, à son tour, il poussa à plein gosier un hââou strident qui bondit à travers les airs et alla se répercuter aux échos des mornes. Presque aussitôt, la réponse se fit entendre de plusieurs côtés. Il y eut un court silence ; puis, tout à coup, plusieurs voix fortes et bien timbrées entonnèrent en chœur un chant montagnard, dont les paroles arrivaient nettement aux oreilles du solitaire. Les chanteurs invisibles étaient sans doute placés au-dessous de Marcel ; les voix montaient à lui, distinctes et vibrantes.
Rien ne saurait rendre l’émotion poignante que ressentit Marcel, en entendant chanter, si près de lui, cet air populaire.
Depuis quelques minutes, les voix mystérieuses s’étaient tues. Marcel écoutait encore, enfiévré par cette scène étrange. Tout à coup, cédant au désir d’entendre une fois encore le son de la voix humaine résonner à son oreille, il poussa un éclatant hââou !
La réponse lui arriva après un instant, mais faible et assez éloignée déjà. Sans doute, les chanteurs s’en retournaient. Le jeune homme revint, pensif, s’asseoir sous son bosquet. Il rêva longtemps à cette scène à la fois si émouvante et si douloureuse pour lui. Était-ce seulement le hasard qui avait conduit ces gens, sans qu’ils le sussent, assez près de lui pour qu’il pût les entendre et leur répondre ?
Ne seraient-ce pas plutôt ses amis, qui, ayant aperçu son signal, étaient venus pour s’assurer de son existence, et en lui montrant qu’ils ne l’avaient pas oublié, l’assurer qu’il pouvait compter sur eux ?
Un fait, peu important en lui-même, le faisait pencher vers cette dernière hypothèse. Les chanteurs avaient ajouté au refrain de la chanson le hââou, qui n’en faisait pas partie.
Ce hââoulement répété devait évidemment avoir un sens ; Marcel supposait qu’il s’adressait à lui.
Bientôt, cette croyance s’incrusta si bien dans son cœur, qu’à chaque instant il s’attendait à voir apparaître ses amis, ou, tout au moins, à recevoir de leurs nouvelles.
Mais ce fut en vain qu’il s’établit presque à demeure à son observatoire ; il ne vit et n’entendit plus rien. Un calme majestueux continuait à régner partout.
Peu à peu l’impression que lui avait causée cette scène diminua et finit par disparaître. Son esprit, préoccupé de mille choses relatives à ses travaux, s’attacha à de nouvelles pensées. Ce fait finit donc, sinon par s’effacer complètement de sa mémoire, du moins, par ne plus lui apparaître que comme quelque fantaisie singulière du hasard.
Un mois plus tard, il constata que c’était l’anniversaire de son arrivée sur la corniche : un an, jour pour jour, s’était écoulé depuis la catastrophe qui l’avait jeté dans ce désert, meurtri, désespéré et presque dénué de tout. En songeant aux changements prodigieux opérés par son travail et son courage, il éleva son âme reconnaissante vers l’auteur de toutes choses, qui l’avait si constamment protégé. Il sentit alors redoubler son énergie et ses forces, pour lutter contre les calamités qui, peut-être, viendraient encore l’assaillir et lui imposer de nouvelles épreuves.
Il se sentait devenu un homme, parce que le malheur lui avait appris la patience et la résignation, en lui donnant l’expérience et la fermeté inébranlable.
L’enfant avait complètement disparu et avait cédé la place à l’homme, dans la sincère et véritable acception du mot.